Élections europeennes : quelles leçons pour nous ?
Le séisme qui a frappé la France au soir du dimanche 24 mai 2014 n’est une grande surprise que pour certains médias en mal de sensationnel car les élections municipales des 23 et 30 mars 2014 ainsi que les sondages laissaient prévoir ce tremblement de terre. Alors qu’Albert Camus professait que «la presse est la conscience d’une nation», dans le Figaro (21 mai 2014, p. 16), le philosophe controversé néo-conservateur Pierre-André Taguieff prétend: «La rhétorique antiraciste et le processus de diabolisation sont une des explications du succès du lepénisme dans les urnes.» Peut-on oublier les unes ouvertement islamophobes du magazine Le Point- entre autres? (Voir le site de LEADERS, 15 Novembre 2013)
Le FN aux portes du pouvoir?
Le Front National (FN) a obtenu 24,85% des voix exprimées mais 11% seulement si l’on se réfère aux inscrits. L’abstention, « premier parti de France », a atteint les 57%. Il faut donc relativiser même si la bête immonde du fascisme, de la xénophobie et du racisme montre ses crocs et tente de planter ses griffes dans le pays des droits de l’homme et de la Révolution de 1789. Marine Le Pen a axé sa campagne d’abord sur l’immigration et l’Islam puis sur l’euro et la fermeture des frontières. La représentation du FN au Parlement Européen a ainsi bondi de 3 à 24 députés, loin devant les autres partis français. Pour beaucoup d’observateurs, la famille Le Pen est aux portes du pouvoir et on note qu’elle a bénéficié de nombreux marchepieds. Nicolas Sarkozy, Jean-François Copé, Brice Hortefeux… n’ont-ils pas libéré la parole raciste et anti-Islam, à l’exemple du discours de Dakar de l’ancien locataire de l’Elysée?
L’obsession de la famille Le Pen a consisté à afficher son « identité » et à vouloir débarrasser la France d’ «une immigration jugée non intégrable». Les Le Pen et leurs sectateurs de l’identité «folklorique» – avec ses apéritifs saucisson-vin rouge ou ses soupes au lard – expriment depuis longtemps les vues de la droite xénophobe et nationaliste et trouvent des encouragements dans les vociférations maladives d’un Alain Finkielkraut «né polonais et naturalisé français à l’âge d’un an.» En fait, Finkielkraut exprime surtout son rejet des flux migratoires maghrébin et noir pour leur opposition à Israël et à sa politique d’apartheid vis-à-vis des Palestiniens. Il prétend surtout éviter ainsi à la France «de prendre congé de sa civilisation.» Rien de moins !
Ailleurs en Europe, le parti populaire danois, le parti populaire suédois, le NPD néonazi allemand, le parti Aube Dorée grec, le PVV néerlandais de Geert Wilders, le FP? autrichien, le parti italien de la Ligue du Nord sont des organisations prônant une inimité claire et nette vis-à-vis de l’Islam. Même dans la lointaine Finlande, le parti des «Vrais Finlandais» exprime une certaine répugnance pour cette religion. Il est vrai qu’aux Etats Unis, en arguant de tel ou tel amendement de la Constitution, on peut afficher sur les bus et dans le métro d’énormes placards publicitaires stigmatisant pêle-mêle les Arabes, l’Islam, le terrorisme et les Palestiniens.
Le moment n’est-il pas venu d’analyser ce rejet et d’en dévoiler les ressorts profonds? Mais, du côté des Arabes et du milliard de musulmans de la planète, nulle organisation, nulle ambassade, nul gouvernement, nulle Université ou centre de recherche… ne semblent se poser des questions concernant ce phénomène.
Il est vrai cependant que les Français ont porté leurs suffrages sur le FN pour protester aussi contre la politique libérale du gouvernement comme ils ont exprimé leur dégoût des professionnels de la politique surfant sur la vague du «Tous pourris» de l’extrême droite.
Les leçons du vote européen
Les politiciens tunisiens devraient en prendre de la graine. Les petits calculs politicards, les tactiques sournoises, les ambitions démesurées, les alliances qui se font et se défont dans la confusion (entretenue ?), les couffins remplis de victuailles offerts aux habitants des quartiers défavorisés en vue des prochaines élections devraient cesser si on ne veut pas courir le risque de dégoûter de la chose publique nos concitoyens et si on ne veut pas voir le prochain président de la république élu avec la participation rachitique qui a porté au pouvoir le Maréchal Abdelfattah Sissi le 29 mai 2014…adoubé malgré tout par…l’Union Européenne.
Notre gouvernement devrait trouver aussi le temps d’étudier ce vote européen, surtout dans l’intérêt de nos concitoyens vivant en Europe, et de noter que la politique de désengagement de l’Etat dans des secteurs comme l’eau, l’électricité, la santé… est contreproductive- pour le moins. Il devrait noter que les électeurs se souviennent des promesses des politiciens… même si nos ministres du moment ne peuvent pas se présenter aux prochaines élections. François Hollande a oublié les engagements de son discours du Bourget… d’où une popularité en berne, bientôt à un seul chiffre?! Est-il enfin nécessaire de rappeler à nos gouvernants - qui s’apprêtent à dialoguer sur la chose économique - ce qu’a dit le Président François Hollande sitôt connu le vote des Français : «L’austérité a fini par décourager les peuples.»?
Ces élections envoient aussi un signal sans ambiguïté à tous les «harragas» des pays pauvres qui voient en Lampedusa la porte d’entrée du paradis sur terre… pour finir hélas dans les centres de rétention… , du moins pour les pauvres qui y arrivent sains et saufs!
A bien regarder ce qui se passe dans l’Union Européenne, on ne peut qu’être admiratif face à ces 500 millions de personnes qui ont décidé de joindre leurs efforts pour une Europe meilleure. Bien sûr, tout n’est pas parfait dans cette Union. Loin de là! Il y a les rapaces de la finance anonyme, les «exploits» bancaires à la Kerviel-Bouton de la Société Générale…. La démocratie y est même mise à rude épreuve dans la nomination du Président de la Commission, dans le fonctionnement de la Banque Centrale Européenne (BCE), dans des normes tatillonnes, l’explosion de la bureaucratie… Pour ne rien dire du refus de prendre en compte le non majoritaire au traité constitutionnel en 2005, d’ailleurs mis constamment en avant par Le Pen.
Rien ne les rapproche et pourtant...
Voilà cependant réunis des peuples qui se sont livrés d’atroces et longues guerres durant des siècles. Voilà cent ans que la Première Guerre Mondiale a vu l’emploi des gaz comme le chlore et l’ypérite entre Français et Allemands. Et pourtant, l’UE est là, même si on peut se demander: Qu’y a-t-il de commun entre un Espagnol et un Hollandais ? Entre un Italien et un Allemand? Entre un Belge, un Grec ou un Slovène ? Entre un Anglais et un Irlandais ? Ni la langue, ni la religion, ni l’histoire ne sont ici des catalyseurs de rapprochement probables. Et pourtant, il s’est trouvé des hommes de conviction, dotés d’une vue et d’une perspicacité hors du commun pour dire face à un monde en pleine mutation, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, «l’union fait la force»… avec le coup de main du Plan Marshall. Ils ont commencé par la communauté du charbon et l’acier (Robert Schuman, Jean Monnet…) pour parachever l’alliance avec le traité de Rome. La France et l’Allemagne qui se sont étripées dans deux atroces guerres mondiales ont formé un bataillon de militaires et des mouvements de jeunesse communs ! Aujourd’hui, un Européen peut circuler des milliers de kilomètres et franchir des dizaines de frontières dans la plupart des pays de l’UE sans avoir besoin d’exhiber le moindre document de voyage ou de visa. Rien de tout cela dans les pays arabes: on peut être muni de tous les documents possibles et subir l’arbitraire des autorités. Pour précisément signifier à l’Arabe qu’il n’est pas un homme libre. Pour la femme arabe, c’est même pire avec l’exigence de la kafala et autorisation du mari ou d’un autre mâle! Qui aujourd’hui pourrait rêver du parcours d’un Ibn Khaldoun (1332-1406) qui naît à Tunis et meurt au Caire après avoir exercé de très hautes charges (enseignant, cadi, diplomate…) en Algérie, au Maroc, en Egypte et en Andalousie ?
Quant à l’Union des pays arabes….
La langue commune, la religion, l’histoire… rien ne rapproche ici. A Paris, dimanche 25 mai 2014, le grand écrivain égyptien Sonallah Ibrahim rappelait les occasions manquées de l’union Syrie- Egypte, les thèses du parti Baâth, le fait que le monde arabe n’a pas encore résolu la question des minorités noire, copte, chrétienne, berbère, alaouite, druze, chiite etc…Pour ne rien dire d’un ordre social injuste.
Coopération, échanges commerciaux et des expériences de développement, participation à part égale des pays arabes devraient être de règle si nous voulons compter sur l’échiquier international.
Or, face à la mondialisation, face aux formidables blocs comme l’UE, l’Amérique du Nord, l’axe Chine-Russie contre «les ingérences», les pays émergents BRICS, que peuvent faire les Etats et les micro –Etats (royaumes en fait) regroupés frileusement dans le Conseil des pays du Golfe voire ceux de l’UMA, sachant que le pétrole n’est pas éternel? Acheter des palaces à Londres ou à Paris? «Planquer» leurs avoirs dans les banques occidentales? Subventionner et acheter la protection des Etats Unis par l’acquisition d’énormes quantités d’armement comme le fait l’Arabie Saoudite qui y consacre 9,3% de son PIB soit 67 milliards de dollars - un record mondial - ou les Emirats Arabes Unis qui y investissent 19 milliards de dollars? (Voir le dernier Rapport du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI)) alors qu’Israël dispose de la bombe atomique est tout simplement futile- à moins qu’on ne veuille se prémunir contre un éventuel «Printemps arabe».
Il ne faut pas rêver : aujourd’hui, agrippé à « la souveraineté nationale », aucun gouvernement arabe n’admettra que certaines de ses décisions soient soumises à l’examen d’un éventuel Bruxelles arabe comme c’est aujourd’hui la règle dans l’UE dans de nombreux domaines (même régaliens) allant du budget au franchissement des frontières ou à la protection de l’environnement. L’absence de démocratie est ici un des éléments clés pour comprendre ce rejet de toute union car les peuples n’ont pas droit à la parole. Pour ne rien dire de la soumission aux puissances occidentales, au droit divin, à l’égoïsme, aux stigmates de la colonisation….
Comme «prier ne suffit et qu’il faut agir» (Victor Hugo), à l’heure où le sultan du Maroc est l’hôte de la Tunisie, ne serait-il pas pertinent de relancer le débat sur les avatars de l’UMA, au moins? Je ne peux oublier que l’assassinat de Farhat Hachèd a donné lieu, en 1952, à d’imposantes manifestations à Casablanca contre le colonisateur français et que de nombreux Marocains sont tombés victimes des balles des Gardes Républicains et des gendarmes français. Ne nous reste-t-il que «l’éternelle espérance des vaincus» ? Non. Nos peuples nourrissent «un invincible espoir» (Abou al Kacem Chabbi et Jean Jaurès) dans un monde arabe meilleur, démocratique et pourquoi pas ? Uni . Comme l’UE.
Mohamed Larbi Bouguerra