Abdelwahab Meddeb: Entre liberté et terreur
La Tunisie a vécu une semaine qui montre que notre pays est toujours à la croisée des chemins. Son destin se joue entre le meilleur et le pire. Nous sommes face à un indécidable. Le pays reste ouvert à tous les possibles. C’est dans l’ordre des choses tant le bouleversement a été radical depuis le 14 janvier 2011. Le pouvoir demeure fragile. La stabilité n’est pas encore acquise. Le pire est nourri par la menace terroriste et le meilleur par ce que la liberté accorde comme paroles et actes qui sont en train de transformer l’anthropologie de tout un peuple.
1. Commençons par le pire qui s’est manifesté dans la nuit du 27 mai à travers l’attaque armée du domicile familial du ministre de l’intérieur à Kasserine. Cet événement sanglant a été mis en scène d’une manière spectaculaire. Les témoins oculaires en ont été ahuris. Une vingtaine de malabars, véritables armoires à glace, ont fait irruption, cagoulés, intégralement habillés de noir, archi professionnels, maîtres de leur moindre geste; ils ont mitraillé à volonté la maison visée pendant un quart d’heure. Le vacarme de leur mitraille a été couvert par les sifflements d’un feu d’artifice. Ils ont tué, blessé, notamment les policiers de garde ; un des corps qui a péri a été criblé de 70 balles. Les jeunes qui s’en sont rapprochés les ont lapidés; les terroristes n’en avaient cure; ils ne les avaient pas même regardés; comme s’ils étaient des lions en chasse qui avaient autre chose à faire que de se préoccuper des mouches qui harcelaient leur crinière. Je ne fais que prolonger la métaphore utilisée par un des jeunes qui a donné son témoignage de David jetant la pierre contre Goliath, sans parvenir pour autant à terrasser le monstre.
Les témoins s’interrogent. Avec eux, nous nous posons beaucoup de questions: Pourquoi le centre de gendarmerie tout proche, alerté, ne s’est-il pas mobilisé? Pourquoi le renfort militaire est-il arrivé trop tard? Pourquoi les terroristes, qui jouissaient pourtant d’une impunité totale, n’avaient-ils pas investi la maison neutralisée? Il est heureux qu’ils aient préservé les membres de la famille du ministre qui s’y trouvaient. Mais, sachant que ces terroristes sont capables de tout, pour quelle raison se sont-ils contenus?
Toutes ces interrogations signalent qu’il y a un usage politique de cet acte de terreur soigneusement théâtralisé pour saisir les esprits. Les autorités politiques ont associé cette action criminelle à une réaction contre les dernières arrestations de présumés terroristes et le démantèlement de certains réseaux qui seraient sur le point d’agir. Je pense qu’il importe aussi de rappeler que le crime de Kasserine a eu lieu dans la foulée de l’interdiction des ligues de la protection de la Révolution que bien des soupçons assimilent à la milice d’Ennahdha. Cette possible association a dû être faite par les gens de Kasserine qui, rassemblés en masse après la mitraille meurtrière, ont expulsé le député constituant nahdhawi qui s’est présenté.
Certes, à la décharge d’Ennahdha, retenons la manifestation que le parti islamiste a organisé contre le terrorisme à Kasserine même quelques jours après l’acte de terreur. Retenons aussi la réprobation de la violence par le chef des islamistes, Rached Ghannouchi: ne dit-il pas dans l’entretien qu’il a accordé au Sharq al-Awçat daté du 30 mai qu’ «en Tunisie la corde du terrorisme est courte»? Dont acte.
Il n’empêche que nous sommes en droit de percevoir dans l’agissement du commando de Kasserine l’émission d’un signe politique. Signe adressé au gouvernement actuel qui a pour tâche explicite de reconsidérer les nominations partisanes faites par Ennahdha au sein de l’appareil d’Etat et de l’administration, lorsque tel parti disposait de l’exécutif. Après s’être acquitté d’un des points inscrits sur sa feuille de route (la dissolution des ligues), le gouvernement actuel est sur le point de s’attaquer à un autre point, celui destiné à épurer l’administration et à désigner des compétents à la place des partisans, condition réclamée par tous comme gage de futures élections honnêtes.
Il est donc légitime d’émettre l’hypothèse que le carnage de Kasserine constitue une instrumentation politique de la terreur. Cet instrument est bel et bien là ; il peut être actionné au moment opportun; il est efficace, maîtrisé, prêt, si la conjoncture le commande, à être généralisé. Cela peut mettre le pays en péril. Le contrôle par les apprentis sorciers de cet instrument redoutable peut leur échapper. N’oublions pas que les compétences tunisiennes dans le terrorisme le plus radical sont avérées; ces compétences ont été acquises sur le terrain pour la génération des 20/40 ans: qui au Mali chez Aqmi, qui en Libye chez Ansâr ash-Sharî’a, qui en fin en Syrie auprès de l’abominable Dâ’ish (Etat Islamique d’Irak et de Syrie).
Que notre pays soit préservé de ces faces voilées sanguinaires, ennemis de la culture, en haine de la civilisation, mortifères, ayant dit adieu à la vie, agissant contre Eros, pour le compte de Thanatos.
2. Et cette annonce du pire ne peut obscurcir nos jours illuminés par le meilleur qui nous vient de l’action d’Azyz Amami après sa libération le 25 mai. Dans deux prises de parole, il a été admirable. Aussi bien sur les ondes radiophoniques de Mosaïque FM que le long de la vidéo postée en ligne sur le site de Nawaât. Il s’agit de deux soliloques transfigurés en discours politique qui prend d’emblée une dimension philosophique. Avec ces deux prestations, au reste fort émouvantes par leur vérité authentique, nous voyons à l’œuvre une subjectivité au service du commun. C’est vraiment un sujet qui s’adresse au commun pour faire avancer l’idée de la liberté et la cause des libertés en dénonçant avec une immense humanité la violence policière et les conditions de détention et carcérales.
Cette parole subversive est celle d’une subjectivité qui émerge en tant que singularité réalisant un acte de résistance et de création. Amami, par deux fois, réalise une performance, au sens qu’on donne aujourd’hui à certaines créations plastiques qui interpellent le commun.
Amami intègre dans son discours même les policiers, ses bourreaux perçus victimes de la machine du pouvoir. Eux aussi sont à sauver dans leur humanité qui a dévié vers l’inhumain. La condition de la dignité humaine est réclamée pour tous, même pour les bourreaux qui appartiennent malgré tout au commun.
Dans son discours tendu, virulent, Amami n’est jamais véhément, ni vindicatif, ni revanchard. Il ignore tout ressentiment. Il est affirmatif, il est l’homme du oui. Il semble même imprégné par la sérénité qu’apporte à l’âme le désir d’éternité. Sa parole est mue par l’amour comme passion qui crée l’existence commune et neutralise le monde du pouvoir. Amami incarne le spinozisme en acte tel qu’il a été actualisé par Gilles Deleuze, puis, plus près de nous, par Toni Negri.
Cette contribution à l’existence commune concerne même l’approche que nous devons avoir du phénomène de la terreur qui, nous l’avons vu, s’avère un instrument participant au monde du pouvoir. Le peuple qui a écouté Amami le sait. C’est lui qui a lapidé les terroristes à Kasserine. C’est lui qui a expulsé le député nahdhawi toujours à Kasserine. C’est lui qui s’interposera contre la menace terroriste en apportant l’éternel au monde par son expérience de la liberté. Expérience où liberté et nécessité coïncident dans un pouvoir souverain qui serait ce que Toni Negri appelle «la démocratie de la multitude» animée par le désir qui conduit à «la constitution du commun».
Abdelwahab Meddeb