News - 03.06.2014

Humeurs et Rumeurs en Tunisie: des réalités et des balivernes.

La séparation ou la  concomitance  des élections présidentielle et législative et puis cette question annexe : mais par quoi on va commencer,  qui font  ces jours-ci le souci premier de la classe politique n’amusent plus les Tunisiens  qui ont d’autres chats à fouetter, empêtrés qu’ils sont dans leurs préoccupations de tous les jours, du panier de la ménagère au pouvoir d’achat qui se réduit comme peau de chagrin. Sans parler du terrorisme qui leur ôte leur habituelle joie de vivre. Surtout à l’orée de la saison estivale et du mois de Ramadan où ils ont coutume de s’adonner à cœur joie à ce farniente méditerranéen dont ils raffolent. Mais qui nécessite calme et quiétude que personne peut leur assurer complètement.

Les Tunisiens, stoïques ont pris l’habitude.  Ils retirent un pied (du bourbier),  l’autre s’enfonce disent-ils avec philosophie.

Alterner le chaud et le froid

Depuis octobre 2011 et l’élection de l’Assemblée constituante, les gouvernants qu’ils se sont pourtant choisis leur ont fait voir de toutes les couleurs alternant le chaud et le froid sinon le brûlant  et le glacial. Un pas en avant deux pas en arrière, sinon plusieurs. Surtout depuis la crise née avec l’assassinat de Mohamed Brahmi et des 7 soldats au Mont Chaambi fin juillet 2013.

Rappelez-vous, les sit-in en août-septembre des pro- et anti- (la chose et son contraire) devant l’ANC qui se regardaient en chiens de garde (pas en chiens de faïence) prêts à en découdre. Puis la séquence dialogue national, on y va on n’y va pas avec ce leitmotiv : et que fait donc l’UGTT là dedans ? La feuille de route, un concept est né. On est pour, on est contre. Les uns mettent des conditions, les autres des lignes rouges infranchissables,  avant de voir tout le monde, contraint et forcé se ranger à ses côtés. Puis survient le mode c’est bien beau mais par où commencer. Il faut une feuille de route pour la mise en application de la feuille de route. Qu’à cela ne tienne, on le fera et dans le détail s’il vous plait. Mais les uns acceptent, les autres tergiversent. Il devra y avoir « concomitance » entre les différentes phases exigent les uns, ce n’est pas précisé dans la feuille de route de la feuille de route rétorquent les autres.

Patience et persévérance

Jusqu’à ce fameux samedi 5 octobre 2013, où pour mettre tout le monde devant ses responsabilités, les « parrains » du Dialogue national invitent les parties prenantes à signer le document par lequel ils acceptent d’y aller pour de bon. De longues heures de tractations de dernière minute tiennent les Tunisiens en haleine. Il a fallu beaucoup de  patience et de persévérance pour que tout ne capote pas. On était à deux doigts de l’échec. L’un des signataires et pas des moindres ajoute  une phrase à côté de son paraphe lui retirant toute valeur avant d’être obligé de la retirer (la phrase, pas la  signature ). Un des partis de la Troïka, en l’occurrence le CpR appelé à signer hésite avant de refuser. Pourtant le chef historique de ce parti et président de la République, Moncef Marzouki déclare sa flamme au Dialogue national. « Notre réussite à entamer ce dialogue est la preuve réelle de notre capacité à surmonter tous les obstacles », dit-il lyrique.On n’était pas au bout de nos peines. Encore une fois on a alterné le chaud et le froid. La question existentielle qui taraudait tous les esprits était « le gouvernement Ali Larayedh démissionnera, démissionnera pas ? » Là aussi il a fallu de l’obstination, de l’opiniâtreté, de la ténacité sinon de l’acharnement pour que finalement le chef de gouvernement,  qui ne veut pas s’en aller,  finisse par envoyer la lettre fatidique après avoir à maintes fois refusé de dire le mot qu’il ne voulait à aucun prix prononcer. Mais pour prendre sa place qui choisir ? Et nous voilà à la case départ. Le dialogue national malgré toute la bonne volonté de ses parrains dont on commence à connaître les visages et à apprécier l’entêtement coince. Les noms circulent, beaucoup de noms. Chacun des partis signataires y va de sa liste, car des candidats déclarés il n’y en avait pas. Certains parmi les noms évoqués déclarent qu’ils sont disposés à y aller si on fait appel à eux. D’autres refusent pour des raisons qui leur sont propres. Puis on finit par dresser une « short list », comme pour un casting. Des vieux rescapés de l’ère bourguibienne pour la plupart,  dont certains étaient les ministres du 1er gouvernement Bourguiba en 1956 quand le Bey était encore chef de l’Etat tunisien !!. C’est dire. Ahmed Mestiri, 88 ans et Mohamed Ennaceur, 79 ans s’étant neutralisés on met le grappin sur encore plus vieux, Mustapha Filali, 92 ans. Tenté par le poste, celui-ci est contraint par ses proches de déclarer qu’il ne pouvait accepter. Quand un ticket entre les deux premiers est sérieusement envisagé, on sort du chapeau comme par enchantement le nom de Mehdi Jomaa.

Solution de commodité

Surprise dans les chaumières, mais aussi au sein du Dialogue censé choisir « l’oiseau rare ».  L’homme, un inconnu  n’est–il pas ministre du gouvernement démissionnaire alors qu’on cherchait un homme  neuf, un indépendant de surcroît. Qu’à cela ne tienne, lui n’est pas marqué politiquement. De guerre lasse,  on  recourt  au vote, rien que pour voir,  malgré le refus des uns et l’étonnement des autres. La méthode plaît car ne dit-on pas que la démocratie c’est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Mais des partis rechignent car ce n’était ce sur quoi on s’était entendu. Mais comme le consensus est devenu impossible à atteindre on a forcé le destin. Mis devant le fait accompli, le Dialogue national finit par abdiquer et à accepter cette solution de commodité. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Il faut autour du chef de gouvernement une équipe. Rebelote. L’homme s’y met avec application. Des noms circulent comme des ballons d’essai. Certains sont acceptés d’autres rejetés. Lui imperturbable, reçoit, téléphone, consulte et affine son équipe. Mais la ville bruit de rumeurs. Quatre ou cinq ministres du gouvernement partant seraient gardés. Branle-bas de combat.   Inacceptable, disent les uns et les autres. Les réalistes se taisent. Puis tout se focalise sur le maintien du ministre de l’Intérieur, car il tient un dossier brulant et celui qui lui succèdera ne serait pas opérationnel tout de suite. L’argument tient la route. Mais pour faire passer la pilule on lui adjoint un ministre délégué chargé de la sécurité. Un attelage improbable. Entretemps, le temps imparti au chef du gouvernement est épuisé. On se rappelle son arrivée au palais de Carthage à quelques minutes du gong les mains vides pour demander une rallonge de temps. On a failli arrêter les horloges comme on le fait aux Nations unies, paraît-il pour faire prolonger les délais sans sortir des échéances établies. Ce n’est le lendemain que la liste est enfin rendue publique. Mais l’on n’est pas au bout de nos peines. La séance d’investiture du gouvernement à l’ANC reste  dans les annales comme le type même de ce qui ne devrait pas arriver. Le désormais célèbre Gassas interpelle la nouvelle ministre du tourisme en des termes qui choquent les Tunisiens : « S’il s’avère que vous vous êtes rendu en Israël, prenez votre peignoir et vos dossiers et allez-vous en ! ». On l’a échappé belle car le gouvernement finit par obtenir la confiance à une majorité confortable.

Le climat s’est apaisé, voire

Cela pour le gouvernement, l’adoption de la Constitution qui devrait se faire en une année après les élections mais dont l’élaboration a duré beaucoup plus longtemps est une autre histoire  dans la même veine. On décide contre toute logique de commencer par une feuille blanche alors que notre pays se prévaut d’une histoire millénaire avec la Constitution,  la première depuis Carthage, saluée par Aristote, jusqu’à la Constitution du 1er juin 1959 en passant par la Constitution de 1861, la première dans le monde arabe. Mais avant d’arriver au texte consensuel de janvier 2014 considéré comme l’un des plus progressistes au monde, il a fallu passer par la case  de la Charia, de la complémentarité homme-femme et autres balivernes. Si ce n’était l’article premier conçu grâce au génie de Bourguiba qui a établi l’identité de la Tunisie, on serait encore comme les byzantins, à discuter du sexe des anges.

Depuis la mise en place du gouvernement de compétences qui s’est mis aussitôt au  travail et l’adoption de la Constitution enfin épurée de tous les scories, le climat politique s’est apaisé. Mais le volet économique qui intéresse les Tunisiens s’avère plus catastrophique que prévu. Les finances publiques sont à sec. Le commerce extérieur enregistre des déficits colossaux. Les Tunisiens sont en train de manger leur blé en herbe. Le coût de la vie se renchérit à vue d’œil sans que le gouvernement ne soit en mesure de prendre les mesures douloureuses qui s’imposent. Il n’est que provisoire tout au plus transitoire lui rétorque-t-on quand l’envie lui prend de vouloir travailler sur le moyen ou le long terme.

Concomitance séparation, mon cœur balance

Masi voilà que des problèmes politiques s’ajoutent aux difficultés économiques déjà complexes. La Constitution a bien inscrit dans le texte fondamental que les élections se tiennent avant la fin de l’année. Mais voilà que surgit la question que nous évoquions au début : ces élections auraient-elles lieu à la même date ou à des dates différents. « Concomitance ou séparation » des deux scrutins deviennent les maîtres mots de la classe politique devant une opinion publique médusée. Chacun des acteurs politiques fait ses petits calculs. Ennahdha qui n’est pas intéressé par la présidentielle dont il n’a accepté le principe que contraint et forcé veut que les deux scrutins se tiennent en même temps pour que sa performance ou supposée telle dans les législatives cache son absence remarquée de la présidentielle. Car celle-ci focalise toutes attentions et aiguise tous les appétits à preuve la multiplicité des candidats déclarés ou non.

Ce n’est pas le cas d’autres forces surtout Nidaa Tounés, l’autre grand parti qui cherche à mettre le paquet dans les deux et à les aborder chacun à part. Les autres formations se déterminent selon leurs intérêts. Se trouvant enfin isolé le parti islamiste accepte la séparation à condition que l’élection législative, la plus importante, selon lui,  se tienne la première. Alors on revient au « Dialogue national » pour enfin trancher la question. Nouveaux calculs de boutiquiers où l’intérêt national est une fois de plus le grand absent. « Les partis avant la patrie » pour renverser la formule d’un grand parti politique. Le parti el-Massar, ex-communiste qui n’a pas de candidat à la présidentielle rejoint le groupe des formations pour qui la législative doit se tenir en premier. C’est dire que l’on envisage la chose sous le prisme des intérêts étriqués.  Avec une quasi-égalité entre les tenants de l’une ou l’autre des formules, rien n’est encore décidé. Mais à bien y réfléchir comment imaginer qu’une élection législative  à  un seul tour puisse se tenir  et donner une assemblée alors que le président provisoire est encore en place. Lui reviendra-t-il de nommer le chef de gouvernement. Ou bien devrait-t-on attendre le nouvel élu pour que l’assemblée entame ses travaux. Alors pourquoi élire la première avant le second pour lequel il faut s’attendre à un scrutin à deux tours avec quelques semaines entre les deux. A moins que la formule choisie n’ait pour but d’entamer au vu des résultats des pourparlers pour une alliance de gouvernement pour contrecarrer le président à élire. Le dirigeant nahdhaoui Amer Larayedh ne nie pas que des « calculs politiques » ne soient derrière la position se son parti et « c’est légitime » ajoute-t-il.

Gavés de talk-shows, de plateaux radio et télévisés, d’analyses politiques où on explique la chose et son contraire, et d’invités choisis non pour la sérénité des débats mais pour faire du buzz, les Tunisiens sont désabusés,  fatigués d’une classe politique qui leur fait voir des vertes et des pas mûres.

Alors que les hommes politiques sont « dégagés » là où ils vont et qui de ce fait s’aventurent rarement en dehors des sièges de leurs partis, que les Tunisiens disent haut et fort qu’ils sont une majorité à ne pas vouloir aller voter,  sinon qu’ils n’ont pas arrêté leur choix , une manière de marquer leur défiance envers la classe politique, envisager des élections dans ces conditions est une gageure. Ce n’est pas la priorité des Tunisiens.  Eux veulent que le terrorisme soit vaincu pour qu’ils puissent vaquer à leurs occupations  et vivent leur vie en toute quiétude. Eux demandent que leur pouvoir d’achat,  que leurs conditions de vie,  que la situation dans leurs régions soient améliorés. Ils souhaitent que la dignité pour laquelle la révolution a été déclenchée soit enfin réalisée. Le reste ce n’est que des balivernes. Des humeurs et des rumeurs dont les Tunisiens sont passés maîtres. Depuis Carthage à nos jours.

R.B.R.