Privatisation de la gestion des monuments et des sites historiques : Incontournable !
Suite à l'annonce du ministre de la culture de la «privatisation du patrimoine tunisien», plusieurs voix se sont élevées pour condamner cette décision et crier au scandale. Mais ces personnes qui protestent sont-elles vraiment conscientes de l’enjeu d’un tel changement et de son utilité pour le patrimoine?
Avant d’aborder cette question, il est important de clarifier certains points:
- D’abord, il paraît évident qu’il ne s’agit pas ici de privatiser le patrimoine ni les monuments et les sites historiques mais leur gestion.
- Certains sites et monuments ne peuvent pas être confiés aux privés et seront certainement exclus de la liste du patrimoine à privatiser. Le Ministère est donc appelé à établir cette liste selon des critères bien définis.
Ayant déjà travaillé au sein de l’Institut National du Patrimoine en tant que chercheur et dirigé le plus grand musée tunisien à savoir le Bardo, je ne peux qu'applaudir à une telle décision que je trouve progressiste et visionnaire et devra nous permettre de sauver notre patrimoine de plus en plus menacé.
Il faut savoir que les sites et les monuments historiques en Tunisie ainsi qu'une grande partie de nos musées sont gérés par deux institutions publiques placées sous la tutelle du Ministère de la culture: l’Institut National du Patrimoine (INP)- à qui revient la gestion scientifique et la conservation- et l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC) qui gèrent les revenus et la communication.
Depuis toujours, et en particulier pendant ces dernières années, la coordination a été déficiente entre ces administrations, Sans parler des problèmes internes qui les paralysent (grèves, recrutements sauvages, manque de spécialistes, etc.), d'où l'absence de stratégies communes en matière de projets culturels et de gestion et c’est notre patrimoine qui en paye toujours le prix.
Toutefois, le plus grand handicap de l’INP et l’AMVPPC reste le manque de moyens et de politique de gestion structurée qui leur permet de réagir rapidement et efficacement en cas d’atteinte au patrimoine. Signalons au passage que la principale source de revenu de ces institutions, ce sont les billetteries des musées, des sites et des monuments historiques, un revenu entièrement tributaire du tourisme, lui-même très fragilisé et en crise depuis plusieurs années. N’oublions pas non plus que le budget du Ministère de la culture est le plus bas de ceux de tous les ministères.
Dans des pays comme l’Italie ou les États-Unis, la gestion des sites et des monuments historiques est l’apanage d’institutions et de fondations privées. Ceux-ci sont gérés comme de véritables entreprises et génèrent des revenus importants. Cette privatisation permet non seulement de les entretenir et de les sécuriser en permettant de déployer les gros moyens mais aussi d’entreprendre des opérations de restauration, de financer les recherches scientifiques et de développer la communication, choses qui manquent terriblement dans notre pays.
Combien de monuments et de sites historiques ont été pillés parce que nos institutions publiques n’ont pas les moyens d’assurer leur gardiennage et ne sont pas suffisamment outillées pour faire face aux puissants réseaux de trafic illicite. Avons-nous déjà oublié la destruction de Borj Bouattour à la Manouba, rasé sans aucun scrupule et disparu à jamais sous l’œil impuissant de nos autorités? On pourrait multiplier les exemples…
Réfléchissons un peu: lorsque nous confions la gestion d'un site ou d'un monument historique à un privé, on assure au moins sa sécurité. De plus, la concession ne peut se faire qu'à l'issue d'inventaires et de relevés précis consignés dans des documents spécifiques et via des cahiers de charges qui doivent faire l'objet de contrôles réguliers. Faut-il rappeler aussi qu'il est toujours plus simple pour ces institutions publiques de contrôler que de gérer d'autant plus qu'elles fonctionnent aujourd'hui d'une manière archaïque et peu fiable.
Enfin, j’aimerais aussi rappeler que nous parlons de tourisme culturel depuis plus de vingt ans, pour promouvoir notre patrimoine et des régions comme le Kef, Sidi Bouzid ou Gafsa mais aucun projet n’a encore vu le jour, est-ce un hasard? Ce ne sont pas les financements et les fonds qui font défaut mais l’absence de politique de gestion pour ces projets. On est tous unanimes: notre patrimoine possède un potentiel énorme et peut générer des revenus importants, créer des emplois et participer au développement régional, mais certainement pas en continuant à être géré comme il l’a été depuis plus de vingt ans.
Laissons donc les privés et la société civile agir là où l’Etat a échoué.
Soumaya Gharsallah-Hizem
Architecte-muséologue, titulaire d’un Ph.D. en Muséologie, Médiation, Patrimoine, conjoint de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse et de l’Université du Québec à Montréal. Elle a travaillé sur plusieurs projets muséographiques à l’Institut National du Patrimoine avant de diriger le Musée National du Bardo jusqu’à novembre 2013. Elle est l’auteure de plusieurs publications portant principalement sur le patrimoine et les musées tunisiens. Depuis janvier 2013 elle dirige le bureau de Tunis de la Fondation Kamel Lazaar pour l’art et la culture