L'heure de vérité pour Nidaa Tounès
La crise de Nidaa Tounès a été suivie avec beaucoup d’intérêt par les Tunisiens, non seulement parce qu’il s’agissait d’un grand parti, mais aussi parce que Nidaa avait radicalement changé la donne politique alors qu'on commençait à se résigner à la fatalité d’une nouvelle victoire islamiste aux prochaines élections. Il y avait Ennahdha et les autres, Ghannouchi et les autres. Le régime avait une apparence: un pluralisme débridé avec 150 partis et une bonne dizaine à l’intérieur de l’Assemblée constituante. Et une réalité: un parti dominant, des partis croupions lui servant d’alibis démocratiques et une Chambre introuvable. Le 15 juin 2012, Nidaa Tounès est créé. Le succès est immédiat. En quelques mois, il rééquilibre le paysage politique et contribue à la chute du gouvernement Laarayedh. Désormais, on a Nidaa Tounès, Ennahdha et les autres; Caïd Essebsi, Ghannouchi, et les autres. Loin derrière, le Front populaire et Hamma Hammami, bénéficiant de l'effet Belaïd et Brahmi, jouent les trouble-fêtes.
Les parallèles avec le RPF de De Gaulle
La création de Nidaa Tounès rappelle celle du RPF (le Rassemblement du peuple français), créé en 1947 par le général de Gaulle, quelques mois après sa démission de la présidence du Conseil. Leurs parcours respectifs révèlent de saisissants parallèles. Les deux initiatives sont nées de la volonté de deux hommes de contribuer à l'œuvre de redressement national, la lutte contre le régime des partis à l'origine du déclin de la France et de la défaite de 1940 pour le premier, et la sauvegarde du modèle sociétal tunisien, menacé par les islamistes pour le deuxième. Les deux s’adressent à leurs compatriotes, au-delà de leurs clivages idéologiques. Comme les adhérents du RPF qui pouvaient conserver leur affiliation à leur parti d'origine, ceux de Nidaa Tounès sont autorisés à se réclamer de leur famille politique initiale. Ce sont en définitive deux partis «attrape-tout», qui se sont inscrits dès leur lancement dans une logique de conquête du pouvoir avec une idéologie suffisamment vague pour que tous leurs militants s’y retrouvent. Dès sa première année, le RPF était devenu le second parti de France derrière le parti communiste. Nidaa fera mieux, puisqu'il a réussi à détrôner dans les sondages Ennahdha, en quelques mois. Là s'arrêtent les analogies. Le RPF a été dissous par son fondateur en 1955, après des revers électoraux. Nidaa n'en est pas là, mais il est confronté depuis des mois à une grave crise interne qui s'explique essentiellement par la cohabitation en son sein de plusieurs tendances, mais qui est exacerbée par l'interférence de partis «alliés».
Le contre-exemple "du père Queuille"
Il fut un temps où Béji Caïd Essebsi aimait à rappeler dans ses discours cette exception «nidéenne», poussant la coquetterie jusqu'à cultiver cette diversité. C'est un signe de bonne santé, soutenait-il. Aujourd'hui, Nidaa Tounès n'est plus le club de discussions qu'il était à ses débuts, mais un grand parti structuré, moderne qui compte 110000 adhérents, soit presque le double de ceux que revendique Ennahdha. Comme la plupart d'entre eux ont la double allégeance (en plus des indépendants,ils sont destouriens, syndicalistes et militants de gauche), il arrive que les débats internes tournent à la foire d'empoigne. D'où ce climat de tension récurrente qui empoisonne la vie de ce parti depuis des mois et qui a atteint son point culminant après la désignation de Hafedh Caïd Essebsi à la tête des structures régionales et la décision de tenir un congrés électif le 15 juin, contre l'avis de l'aile gauche du parti. Dès lors que le différend était porté sur la place publique, il devenait difficile de continuer à soutenir que cette cacophonie était un signe de vitalité et de bonne santé. Il devient évident que Nidaa, avec l’afflux de nouveaux adhérents, vit très mal cette pluralité, quoi qu'en disent ses dirigeants, contrairement aux militants d'Ennahdha qui semblent plutôt, s'en accommoder. Ennahdha a 33 ans, Nidaa n'en a que deux. Ses adhérents n'ont pas eu le temps de se fondre dans le moule de leur nouveau parti, d'autant plus qu'il ressemble beaucoup plus à un front qu'à un parti classique. Les dirigeants de Nidaa ont cru bien faire, tantôt en recherchant à tout prix le consensus, tantôt en jouant la carte du pourrissement pour calmer les esprits. Au fond, ils ont fait rater à leur parti, un débat qui aurait pu être salutaire. Car les problèmes soulevés sont graves et les inquiétudes justifiées : le déficit démocratique au sein du parti, les tentations dynastiques réelles ou supposées, « l’hégémonisme » de l'aile destourienne. Tout cela aurait mérité explication.
Si Béji, qui a fait ses études supérieures en France à la fin des années 40, se souvient certainement d’un certain Henri Queuille. Il a été vingt fois ministre sous la IIIe République et avait tenu pendant treize mois à la tête du gouvernement français sous la IVe alors que l’espérance de vie d’un cabinet était d’à peine trois ou quatre mois La raison de cette longévité exceptionnelle: une méthode de gouvernement qu’il résumait par cette phrase : «Il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par résoudre». Il détient le record de longévité, certes, mais il restera dans l'histoire comme le symbole de l'immobilisme. Dès le début, le président du parti s'est engagé dans cette voie et cela lui a réussi, puisque toutes les divergences ont été aplanies en recourant à la vieille recette du dr Queuille, c'est à dire tout simplement en les évacuant. La tentation est grande aujourd’hui de persévérer dans ce choix, d’autant plus que Nidaa ne donne pas l’impression de s’en pâtir outre-mesure. Il n'a pas eu de vagues démissions telles qu'on connues des partis comme El Joumhoury ou Ettakattol pour la simple raison que les contestataires sont conscients, qu'ils n'ont pas d'autre alternative que de rester au parti, en l'absence de formations crédibles et capables de tenir la dragée haute à Ennahdha. Malgré toutes ses fragilités, il est remarquable que Nidaa Tounès reste la planche de salut pour la plupart des Tunisiens, comme le montrent à l'évidence les récents sondages. Cela ne justifie pas pour autant les tergiversations auxquelles on assiste, aujourd'hui. C'est bien de rechercher le consensus, mais il ne faut pas que cela serve d'alibi à l'immobilisme et l'indécision.
Hédi Bèhi