Les islamistes, la Révolution et l'État en Tunisie
Voilà un livre qui se saisit de l’actualité tout en suscitant une réflexion venant enrichir les hypothèses évoquées et les questions soulevées. Structuré en dix chapitres annotés, l’ouvrage se veut exhaustif, épuisant la question des rapports passés, présents et futurs de l’islam politique dans notre pays.
Courte vue de l’islam
Présentant le mouvement islamiste, l’auteur met l’accent sur la conscience politique qui l’animait assez tôt avec une indéniable tentative d’adaptation à l’environnement tunisien modernisant. Il cite l’affirmation de cheikh Ghannouchi que son mouvement est né de la matrice d’une société manifestant un besoin identitaire. Si le chef d’Ennahdha dit vrai, il se trompait sur la nature de l’exigence populaire qui est en faveur d’un islam populaire, tolérant et démocratique, non un islam intolérant et antidémocratique. C’est ce qui a été à l’origine d’une courte vue de l’islam. Aussi, le gouvernement dominé par les islamistes échoua-t-il à être celui de tous les Tunisiens, le parti Ennahdha demeurant prisonnier d’une conception manichéenne de la société. Le second chapitre s’interroge sur sa participation à la révolution du peuple tunisien. Il rappelle l’absence totale d’encadrement, le leadership ayant été purement populaire avec, en idéologie, le désir de liberté. Or, si la révolution a été le fait des nouvelles générations, la politique se désintéresse d’eux. On voit ainsi les jeunes s’activer et manifester, mais hors des partis, loin des cadres idéologiques connus, la postmodernité étant la faillite des institutions figées. L’auteur ne manque pas de signaler que l’islam politique n’a pas de vision claire ni de leadership inspiré. Il a eu juste ce qu’il fallait pour durer, résister à l’adversité, mais pas pour relever les défis autrement plus grands et périlleux de l’action politique.
L’islam de gouvernement en Tunisie est venu avec un esprit de revanche et une volonté de destruction. Quand il a réalisé que cela n’était pas possible, il n’a plus eu le temps de présenter une solution de rechange crédible avec une politique qui soit une pratique différente, une conscience politique nouvelle. Aussi ses cadres sont-ils restés à la traîne des politiciens ayant plus d’expérience. S’il est un message transmis par le peuple lors des premières élections libres de son histoire, c’était celui de sa volonté de participer à la prise en charge de son destin, de se gouverner lui-même dans ses localités et ses régions selon des valeurs certes islamiques, mais démocratiques.
Autopsie d’un désastre
Dans les troisième et quatrième chapitres, l’auteur procède à une sorte d’autopsie de l’expérience nahdhaouie au pouvoir. Se posant la question si l’arrivée du parti islamiste aux commandes était une victoire électorale ou le triomphe d’un programme, il répond en assurant que ce ne fut ni l’une ni l’autre hypothèse, tout juste la consécration d’une soif de changement de la part du peuple, une faim d’un nouvel ordre fondé sur la liberté.
Le livre démontre l’ineptie de la politique suivie lors des trois dernières années aboutissant à une sérieuse crise de confiance entre le peuple et ses dirigeants. C’est le cinquième chapitre qui détaille la bérézina politique du parti Ennahdha, concluant fort judicieusement que si les islamistes ont gagné en Tunisie, c’était au prix de la défaite de leur programme.
Détaillant les raisons de l’échec, il précise que les deux gouvernements successifs de la Troïka n’ont même pas eu de plan économique et social propre, se limitant à des proclamations d’intention, tout en gérant ce qui existait. Surtout, ils n’ont point réalisé la coupure attendue avec l’ordonnancement économique, social et juridique de la dictature. Un tel constat ouvre la voie à l’examen des tragiques événements qui ont accéléré la chute du pouvoir islamiste.
C’est le chapitre six qui y est consacré, exposant le mûrissement de l’idée que la Tunisie devait être confiée à de compétences techniques apolitiques. La chute du pouvoir islamiste en Égypte en constitua le moment de vérité; Bedhiafi y consacre le chapitre septième puis, dans le chapitre huitième, il examine le phénomène d’aggravation de la violence politique, avant de détailler les mesures douloureuses prises par le parti islamiste pour faire face à la grave crise aboutissant à la période d’après-Ennahdha, titre du neuvième chapitre.
L’auteur estime que cette période est propice à l’autocritique portant notamment sur la stratégie du parti islamiste avec la mouvance consistant non seulement à temporiser, mais à fermer les yeux sur ses excès. Car si la crise est en apparence de gouvernement, elle est, au fond, une crise de morale de gouvernement.
Elle a imposé l’initiative du Quartette et la décision finale d’Ennahdha de quitter le pouvoir dans une atmosphère caractérisée par la confusion et un terrain gravement miné. M. Bedhiafi explique comment un tel consensus fut obtenu à la Pyrrhus finissant par s’imposer aux islamistes quittant enfin le pouvoir sur une note mi-figue mi-raisin, celle d’un échec certain augurant d’un changement en gestation, mais loin d’aboutir encore.
L’impératif démocratique
Le chapitre dix et surtout la conclusion laissent entrevoir une possible œuvre de rénovation de soi chez les islamistes, les libérant des idoles qu’ils continuent à adorer en leur for intérieur. Il est parfaitement possible d’inaugurer en Tunisie une démocratie de nouvelle génération qui soit à la fois participative et spirituelle, puisant dans les valeurs d’un islam humaniste et démocratique.
Bien évidemment, il en est qui pensent qu’on ne peut juger objectivement les islamistes sur leur capacité à réussir, car on ne leur a pas donné le temps de vraiment gouverner. L’auteur rappelle ainsi le jugement de certains éminents observateurs, dont ceux qui croient que l’armée et l’État profond ont fait échouer l’expérience de l’islam politique aussi bien en Égypte qu’en Tunisie. Ce qui est bien vrai; néanmoins, cela n’a été possible que du fait que le terrain était propice, sinon de tels efforts auraient avorté d’eux-mêmes.
Doit-on conclure, comme d’aucuns, que les moments de transition imposent une nécessaire politique de coalition, la plus large possible, entre les forces politiques en présence? C’est assurément vrai, même si la meilleure formule reste, pour notre époque qui est l’âge des foules, l’implication du peuple dans la politique en renforçant la décentralisation et le rôle de la société civile.
Ce que l’esprit de la révolution impose, c’est une rupture avec ce qu’on pourrait appeler un rétro-islam, un islam tourné vers le passé, figé sur des acquis anciens qui ne sont plus que des tares. Cela suppose la libération de la raison islamique de ses idoles morales; ce qui est possible en Tunisie. Le parti de cheikh Ghannouchi ayant compris que l’enracinement supposé d’Ennahdha était stérile, sans vie, nullement en conformité avec les valeurs dont il se réclame. Tout est encore permis pour le parti islamiste afin de passer de l’esprit de contestation à celui de gouvernement. L’alliance de fait contractée avec le plus grand parti d’opposition pourrait l’y aider.
Farhat Othman