Le Patrimoine n'est pas à vendre, mais son image se vend bien
Notre patrimoine se porte mal. Tout le monde, ou presque s’accorde sur ce constat, à commencer par les milieux en charge du patrimoine même. Monsieur le Ministre de la Culture a donné le ton en rappelant publiquement la disproportion de plus en plus évidente entre notre ambition en matière de valorisation de nos ressources et les limites des moyens mis en œuvre pour atteindre ces objectifs.
Ces limites sont pour l’essentiel celles de l’Etat, des institutions en charge du patrimoine, des limites humaines mais aussi de plus en plus structurelles en rapport avec notre culture «étatiste» héritée d’une conception qui place le patrimoine au centre d’une problématique principalement culturelle tournée vers la conservation et accessoirement développementaliste ouverte aux usages modernes et aux acteurs sociaux.
Or le patrimoine se situe aujourd’hui, et partout dans le monde au centre d’une problématique à dimensions multiples. Sa dimension propre est d’ordre culturel et civilisationnelle et les sollicitations dont il fait l’objet s’inscrivent de fait dans la dimension de valorisation, de développement national et local. Le volet économique et social du développement vaut donc autant que le volet culturel et civilisationnel.
Le patrimoine comme bien commun ne devient générateur de valeurs communes que si la société tout entière participe pleinement à sa promotion, dans un partage bien défini des rôles et qui met en synergie les acteurs étatiques et sociétaux associatifs et économiques. L’émergence d’un pôle associatif à la faveur de la libération de l’initiative citoyenne constitue à cet égard un atout majeur.
Mais l’émergence d’acteurs économiques privés sensibles à l’investissement culturel et capables d’insuffler une nouvelle vie au patrimoine est aussi d’importance capitale.
Le tout est de savoir comment créer le cadre adéquat pour un partenariat fécond et valorisant inscrivant le patrimoine dans une dynamique tournée vers l’avenir.
Contrairement à une idée largement diffuse, même dans les milieux instruits, la contractualisation des rapports entre Etat et société pour une meilleure gestion et valorisation du patrimoine, donne à l’Etat un rôle immense. Si l’Etat, cède partout dans le monde du terrain au profit d’institutions et d’acteurs économiques nouveaux à des fins de rentabilité et de développement de l’entreprise économico-culturelle, son rôle en sa qualité de garant suprême des droits citoyens, d’expertise, et de législation gagne en visibilité et en efficacité.
Un contrat à trois acteurs: Etat, associations et acteurs privés est possible et souhaitable aujourd’hui pour le bien du patrimoine et des générations futures. Le projet patrimonial et culturel de demain ne doit souffrir d’aucune surenchère idéologique aujourd’hui. Reconnaissons la fin du Tout-Etat et définissons ensemble les règles de conduite de la société face à son patrimoine. Une charte civile ou citoyenne du patrimoine, à l’œuvre dans la société civile peut très bien définir les droits et les devoir du citoyen d’un côté et les responsabilités des institutions publiques et privées face à notre patrimoine de l’autre.
Partout dans le monde, là où les sociétés modernes tentent de mettre toutes les chances du progrès de leur côté, le patrimoine est au cœur d’un contrat culturel consensuel et démocratique.
Source de savoir, d’affirmation identitaire, de développement, l’image du patrimoine est le miroir qui nous renvoie l’image que nous voulons de nous même parmi les nations du monde.
L’université et la société civile tunisienne, libérée de l’illusion étatiste inhibitrice, a lancé depuis le 18 avril 2012, son projet de Charte civile du patrimoine qui a recueilli l’adhésion de dizaines d’associations dans toutes les régions du pays.
Nous soumettons aujourd’hui cette charte à l’opinion et à l’attention des divers acteurs à un moment où les acteurs politiques majeurs (partis et institutions nouvelles) ne semblent pas être suffisamment conscients de l’urgence d’un projet culturel d’avenir. Le patrimoine commun ne vaut que dans le partage.
La Charte Civile du Patrimoine en Tunisie
Nous les représentant(e)s des associations du patrimoine, de la Culture et du développement. Réunis autour de la Charte ci-dessous, déclarons agir en commun pour défendre les principes de cette charte auprès des citoyennes et citoyens, des instances publiques en charge du patrimoine et initier une dynamique fédérative pour des actions communes dans le domaine de la connaissance et de la valorisation du patrimoine sous toutes ses formes.
Principes de la Charte
- Le patrimoine tunisien constitue l’ensemble des héritages (matériels et immatériels) des diverses civilisations anciennes et modernes qui se sont succédées sur notre territoire. Il englobe également l’ensemble des richesses naturelles d’une valeur exceptionnelle y compris celles en péril.
- Le patrimoine est au cœur du débat sur notre nouvelle société, il constitue le référent majeur dans l’affirmation de nos valeurs de civisme, de tolérance et de cohésion ; il contribue au développement humain des groupes et collectivités qui savent le conserver et le valoriser.
- Le patrimoine étant une condition pour la formation d’une conscience saine et équilibrée, il est impératif de définir les droits et devoirs de tous face au patrimoine: citoyens, institutions publiques, associations, acteurs privés, écoles et université.
- Il est impératif de réformer les programmes d’enseignement scolaire pour intégrer le patrimoine en tant que discipline à part entière.
- La gestion du patrimoine en tant qu’héritage commun et en tant qu’ensemble de ressources pour un développement durable dans toutes les régions du pays doit obéir aux principes de la bonne gouvernance et de la responsabilité partagée vis-à-vis du patrimoine.
- La bonne gouvernance suppose aussi de redéfinir les modes d’intervention dans le champ du patrimoine afin d’actualiser la législation conformément aux choix démocratiques pour une gestion concertée, contractualisée et participative favorable à l’épanouissement d’une personnalité tunisienne responsable et fière de son histoire.
Abdelhamid Larguèche
Historien, directeur du laboratoire du patrimoine à l’université de Manouba