Opinions - 12.06.2014

Tunisie : L'Enjeu...Le Vrai!

Je jouais au foot avec mon neveu et mon fils, tous deux âgés de 4 ans. Comme je voulais me consoler et me rappeler des années de gloire lointaines, je monopolisais le ballon et réduisais ces deux gamins à des petits détracteurs, enchainant détermination et désespoir. Spontanément, mon neveu s’arrêta et murmura: «il faut trouver une solution». Je n’en revenais pas. Ces enfants, non seulement, auraient-ils reconnu l’existence d’un problème, mais aussi, se seraient-ils résolus à en trouver la solution ?

Trouver-la-solution ! Trois mots innocents et forts à la fois embarquèrent ma pensée vers ma Tunisie la belle. La Tunisie,qui, sans vain et depuis des années, cherche les solutions.. la solution..Une solution!

Avant de se pencher sur la recherche de la solution, il conviendrait d’abord d’identifier le ou les problèmes à résoudre. Encore faut-il avoir l’honnêteté nécessaire et la neutralité indispensable pour en avouer l’existence et surtout en mesurer l’ampleur, les dégâts et les risques associés à ces problèmes. La nature et l’histoire nous ont appris que tout problème trouverait sa solution. A nous de localiser le vrai problème …le problème vrai.

L’Enjeu...Le Vrai

Nul ne doute aujourd’hui que la Tunisie se trouve dans un piètre état. Les challenges sont divers et tous les indicateurs sont dans le rouge:

  • La situation économique n’est franchement pas enviable. Les caisses de l’Etat se vident, obligeant ce dernier à emprunter pour.. payer ses fonctionnaires. Ajoutons l’absence totale de perspective de sortie de cette crise. N’importe les raisons (conjoncture postrévolutionnaire, mauvaise gouvernance, manque de compétences, contexte régional et mondial peu favorable, etc.), le constat est sans appel : la machine économique de la Tunisie est en panne et le délai de réparation est inconnu!
  • L’Etat de la sécurité dans le pays est du moins fragile. Sans prétendre m’y connaître dans ce domaine bien complexe et périlleux, je ne peux que témoigner au passage mon grand respect à ceux qui veillent à la stabilité et la sécurité de notre pays. 
  • La politique et Les politiques auront devant eux un sacré chemin à faire. Nous sommes vraiment loin de voir une classe politique à la fois compétente, qualifiée et apte à débattre des vrais enjeux et pouvoir bâtir l’Etat de droit tant attendu,où nul ne serait au-dessus de la loi et des institutions de la république.
  • Le peuple, lui, subit, se laisse souvent manipuler, croit parfois au miracle, et parfois perd-il tout espoir dans l’avenir et s’enfonce dans -ce que j’appellerais- la«dépression collective». Et si ce n’est la dépression, c’est l’impatience qui l’emporte. On veut tout et tout de suite, et si possible sans effort!

Cette situation est naturellement propice au désordre, à l’aléatoire, à l’incompréhension, à l’insécurité accrue et par conséquent à l’instabilité. Les investisseurs et les touristes étrangers déserteraient alors notre pays, et ceci aggraverait davantage la situation économique…

Et pourtant… Tous ces problèmes, aussi graves qu’ils furent - et qu’ils soient encore- ne peuvent être que conjoncturels et passagers. Certains seraient résolus en interne grâce à une compétente et patriotique gouvernance. D’autres auraient certainement besoin du concours de nos amis et voisins, du moins ceux avec lesquels nous partageons les mêmes valeurs et principes.La bonne nouvelle est que nous comptons parmi nous des experts et des talents de très haut niveau aptes d’accoucher les solutions adéquates à toutes les situations économiques et sécuritaires. Néanmoins, il nous faudra nous éloigner du populisme et de la démagogie afin de nous tracer le chemin de la stabilité et de nous trouver l’horizon d’un avenir prospère et bien meilleur.

Dans un essai ultérieur, je serais honoré d’apporter ma contribution au volet économique et aux opportunités que la Tunisie pourra saisir et pérenniser sur le long terme.   

Mais tous ces challenges n’étant que le cadet de notre vrai souci, qu’en est-il de ce dernier ?
La clé de voûte, je la vois en le danger de perdre notre modèle sociétal, de voir s’évaporer ce cru rare, qui nous a valu des jalousies de partout. L’enjeu, Le Vrai, est donc notre capacité à garder ce modèle tunisien qui nourrit notre fierté et qui nous attire le respect de près et de loin:

  • une administration qui n’a cessé de fonctionner, même dans les pires des circonstances,
  • des universités où le taux des filles étudiantes dépasse souvent les 50%,
  • une classe moyenne qui résiste malgré tout ce que le pays a subi,
  • une société qui sacre le savoir et qui garantit l’égalité entre les femmes et les hommes dans les droits et dans les devoirs,
  • un pays homogène sur tous les plans (langue, religion, culture, traditions, etc.) contrairement à presque tous nos voisins,
  • une société civile forte, représentant un contre-pouvoir efficace et bienveillant,
  • un taux de médecins par habitant et une espérance de vie avoisinant les taux des voisins sud-Européens,
  • une ouverture géographique et culturelle envers la Méditerranée, «El Machrek», l’Afrique, et l’Europe…

Ce modèle Tunisien, si précieux et unique, n’aurait jamais pu voir le jour sans son ingrédient fondamental : un système éducatif fort !Le père de la nation nous a tracé le chemin :Tout un tiers du budget de l’Etat allait fièrement à l’éducation. Pour prospérer, cette chance inouïe devait se poursuivre et s’arroser comme on arrosait les fleurs de notre jardin pour qu’elle ne se fanent. Encore fallait-il que les visionnaires se succèdent au palais de Carthage!

La dégringolade de notre système éducatif

Hélas, les deux dernières décennies ont connu un déclin continu de notre cher système éducatif. Petit à petit, ce système, autrefois performant et ambitieux, a laissé sa place à une éducation médiocre, que j’appellerais même une éducation « sandwich » : la connaissance et le savoir devinrent secondaires à l’octroi d’un diplôme à tout prix.  La tactique de la « Note », quitte à payer pour l’avoir, a bouleversé la donne. Alors apparut l’industrie dite des cours particuliers, ou comme on dit en bon Tunisien, les Etudes! On ne peut espérer une bonne note, parfois même le passage d’une classe à une autre, sans en faire, donc sans payer ! Toute la société se condamna à suivre ce fléau dangereux et cette surenchère corrompue. Alors s’engagea une course déguisée vers – vous me pardonnez ma cruauté –« le rachat des bonnes notes, le rachat de la réussite ». On atteint parfois l’invraisemblable, où parents et élèves tricheraient pour « réussir » au Bac..Une réussite trompeuse et malhonnête !
Cette course a vite réduit nos élèves et nos étudiants à la fatalité, à perdre tout goût à lacuriosité, à ne plussavourer le savoir et encore moins à rencontrer l’amour dulivre et de la lecture. Nos enfants ne sont malheureusement plus formés. Plutôt, et au meilleur des cas,ils sont mal-formatés !
Et pour cause, tout au long de leur scolarité, on leur demande de récitersans apprendre etde copier sans comprendre!
Le résultat ne fait aucun débat:

  • un niveau déplorable,
  • des diplômés de l’enseignement supérieur n’étant même pas en mesure de rédiger une simple phrase sans y  commettre des erreurs de tout genre,
  • rédiger une lettre de motivation ou présenter correctement son CV relèvent du parcours du combattant pour la majorité des jeunes,
  • une obsession pour le bac et pour les diplômes universitaires à tout prix, quitte à ce que ces derniers soient démunis de leur substance,
  • les métiers manuels et d’artisanat mépris par la société, et
  • cette médiocrité du niveau se manifeste souvent chez les enseignants, censés être irréprochables…

Force d’avouer que plusieurs générations ont été marginalisées. Notre pays ne pourra plusen perdre d’autres. Il est impératif de retrouver la machine à produire les futurs spécialistes mondialement reconnus ainsi que les experts et artisans compétents dans tout domaine. Ne pas sauver d’urgence notre système d’éducation nous exposera dans peu de temps au risque de perdre notre modèle sociétal et nous enverra sans doute vers le vrai chaos à tous les niveaux.

Sauver notre pays reviendra à sauver notre système d’éducation

Notre système d’éducation,atteint dans son âme,est le vrai défi stratégique à relever. Sauver la Tunisie reviendra, j’en suis persuadé, à sauver sonsystème scolaire. Tout en l’adaptant à notre époque, on réussira sans doute si on le ramènerait au niveau de prospérité et du savoir que notre pays a connu pendant les premières décennies de l’après-indépendance.
Une vision claire, du courage et de la détermination seront primordiaux pour mener à bien une telle réforme et changer les mentalités.
Avant toute décision, un bilan objectif et non complaisant serait à établir:

- Un état des lieux factuel sur le niveau général de notre système scolaire:

  • le niveau réel de nos élèves pendant et à l’issue des différentes étapes : primaire, collège, lycée, université ou école ;
  • le niveau réel, l’aptitude et les moyens à disposition de nos enseignants pour accomplir leurs tâches tout au long de ces étapes

- Une étude approfondie qui ferait le lien entre

  • La capacité du marché du travail tunisien en rapport avec les spécialités demandées, ce qui disqualifierait tant de filières proposées à nos jeunes…
  • L’opportunité pour la Tunisie de jouer le rôle d’exportateur – non pas de pétrole, mais – des jeunes et moins jeunes spécialistes et experts vers les pays voisins et amis.

Ce bilan servira par la suite desource de recommandations pour la mise en place du plan de sauvetage de notre système scolaire.

Sans présomption ni prétention, cinq réformes me paraissent des plus fondamentales pour sauver notre système scolaire et éducatif:

-    Revoir tous les programmes scolaires aux besoins et nécessités de notre époque :

  • Intégrerl’enseignement de l’Anglais dès la première classe du primaire
  • Encourager l’apprentissage de quelques langues stratégiques dès le primaire: l’Allemand, le chinois et l’Espagnol,…
  • Focalisersur les fondamentaux en primaire: un élève passant du primaire vers le collège doit impérativement savoir lire, écrire et maitriser les bases des mathématiques. Des élèves en difficulté particulière doivent être encadrés selon des programmes spéciaux.
  • Mettre l’accent sur la compréhension: on ne copie pas, mais on résume ce qu’on a compris. On ne récite pas mais on explique le sens de ce qu’on a appris.
  • Développer les facultés de curiosité, du débat et de la création, et de cultiver le sens pratique de ce qu’on apprend..

• à savoir mener une discussion, un débat, à nuancer, à analyser,
• à donner son avis sur des sujets divers, à oser penser et s’exprimer,
• à développer son raisonnement et leur curiosité,
•  à entretenir le sens critique,
• à vouloir toujours aller plus loin et à ne pas se contenter du minimum,
• à avoir l’esprit de la concurrence loyale
• à développer la culture de la création et de la créativité,  à innover et à entreprendre,
• à s’engager dans des activités humaines et humanistes. L’exemple allemand est une école dans la matière, où l’on demande aux jeunes d’effectuer leur service militaire « civil » dans des associations, dans des maisons de retraite ou encore dans des foyers universitaires…

- (Re)créer les filières professionnelles dès le lycée. Il est impératif de rompre avec la mentalité désastreuse, où le seul chemin de la réussite passe forcément par le Bac. L’Allemagne, première puissance économique en Europe, n’a aucune honte de voir une grande partie de ses jeunes suivre plutôt des parcours professionnels leur apprenant un métier manuel ou technique. Elle leur propose aussi d’évoluer et de suivre des études supérieures selon leurs capacités. On peut devenir Ingénieur en Allemagne sans avoir eu son Bac, oui ! Ceci passe par ladite «Fachhochshule», qui en plus a le mérite de faire émerger ses futurs ingénieurs dans le vif de la pratique par le biais de stages en alternance dans l’industrie tout au long de leurs études.

- Bannir le phénomène des «Etudes particulières» qui ne fait que tromper nos enfants et ruiner au passage leurs parents. L’éducation et la formation ne peut être une transaction. Il faut en finir avec cette corruption désastreuse. Pour y parvenir, il faut créer des instituts indépendants soutenus par l’état, et dont la vocation serait d’offrir un soutien scolaire à ceux et seulement ceux qui en ont le besoin…. Ce système a fait ses preuves en Allemagne et en France. Beaucoup d’associations se sont créées pour venir en aide aux enfants nécessiteux, loin de ce phénomène tunisien de course vers la note «truquée» et trompeuse.

- Lancer une campagne de sensibilisation auprès de la société : une telle campagne sera nécessaire pour changer les mentalités et rectifier les idées reçues:

  • ne pas avoir un Bac n’est pas synonyme d’échec,
  • les filières professionnelles sont aussi importantes que les voies universitaires,
  • Le chemin de l’université est un chemin parmi tant d’autres. Maitriser et exceller dans son domaine doit être le seul critère de réussite,
  • Rétablir la valeur de l’effort, la valeur du travail artisanal et la promotion de la
  • formation professionnelle comme voie de réussite
  • Les métiers manuels resteront toujours en vue et sont bien rentables. En France, les filières qui connaissent rarement la crise sont les métiers de BTP, de plombier, d’électricien, d’artisan, de peintre, etc..

- Revoir toutes les orientations universitaires tout en créant la perspective des orientations professionnelles: afin d’assurer un lien direct entre le nombre de diplômes octroyés pour une filière donnée et le besoin sur le marché du travail. Ceci concerne les deux diplômes professionnels et universitaires. L’équilibre qui en résulte rompra avec l’actuelle machine à créer des diplômés chômeurs.

Les spécialistes et les connaisseurs auront certainement des listes plus élaborées que mes quelques humbles propositions. L’urgence et l’enjeu imposent le cours de chacune et de chacun. Je ne peux guère imaginer une mission plus noble et plus honorifique que de sauver notre pays par le biais du sauvetage de son système éducatif et scolaire. Ajoutons à cela la motivation naturelle qui est d’offrir à nos enfants et aux générations futures un avenir bien meilleur que le nôtre.

Je me suis réservé le plaisir de finir par une anecdote qui m’a attristé, mais qui m’a finalement révolté et m’a poussé à rédigé cet essai:

Une respectable Professeure universitaire tunisienne a écrit le témoignage suivant sur son profil Facebook : «Dans un institut supérieur en Tunisie, un dépliant, écrit par une universitaire, qui porte l'expression: célébration de la dixième anniversaire de ...; une collègue de cette universitaire lui fit remarquer que le mot anniversaire est masculin. La correction a donné : la célébration de le dixième anniversaire. Je vous jure que ce n'est pas une blague. C'est la triste vérité de notre enseignement... »
 

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