Les maux de la Tunisie :Et si on prenait exemple sur l'Ecosse?
A l’heure actuelle, notre pays se débat dans une multitude de difficultés. Caisse de compensation, chômage, grève des instituteurs, réforme fiscale, dialogue économique en suspens, langue de bois des politiciens, dégradation de l’environnement, dix mille jeunes divorçant de l’école, loi 92-52 sur les stupéfiants…
L’impasse paraît totale et nul ne sait par où il faut commencer pour dévider l’écheveau. Le grand journal médical anglais British Medical Journal —le célèbre BMJ— annonce le départ – après huit ans de bons et loyaux services - du premier responsable de la santé en Ecosse, le Dr Harry Burns (Cf. Bryan Christie, BMJ, 21 mars 2014, «Harry Burns: the man who shifted Scotland’s thinking on health»). Ce chirurgien de formation a révolutionné les conceptions sur la santé… influencé par le discours prononcé en 1972, à l’Université de Glasgow, par le leader syndicaliste anglais James Reid. Son expérience pourrait être profitable à notre pays… si nos responsables y consacraient quelques minutes de leur temps ô combien précieux et si nos concitoyens voulaient bien y réfléchir, en dépit de leurs difficultés. Car, au-delà de la santé, il y a les hommes et les femmes, la société et leur façon de concevoir le vivre-ensemble.
L’hôpital, aujourd’hui, est le reflet fidèle des dysfonctionnements qui affectent notre communauté : violence, incivilités, fonctionnement bureaucratique, propreté discutable…. Certaines de nos écoles n’ont pas l’eau courante et le journal télévisé du 22 mai 2014 parle de plusieurs cas de gale dans une école du gouvernorat de Kairouan.
Comment briser le cercle vicieux ?
Comment trancher le nœud gordien de l’incompréhension et du rejet de la responsabilité sur l’Autre?
Pour Harry Burns, «la désintégration sociale est à la racine des problèmes de santé ». Pour améliorer celle-ci, le médecin prend exemple sur l’équipe anglaise de cyclisme aux Jeux Olympiques de 2012: de petits gains sur une large gamme d’interventions peuvent conduire à une amélioration d’ensemble significative. S’agissant de la santé des patients, cette idée a prouvé son intérêt, puisque, depuis 2007, on relève une baisse de la mortalité de 12% dans les hôpitaux écossais. Pour la première fois, elle est aujourd’hui appliquée à la santé de la population générale et commence à intéresser à l’étranger. Pour Harry Burns, il faut appréhender l’amélioration de la santé d’une manière nouvelle: «Améliorer la santé, ce n’est pas quelque chose que vous faites aux gens, c’est quelque chose que vous réalisez avec les gens.
Nous sommes parvenus à faire des choses intéressantes en considérant positivement le bien-être plutôt que d’avoir une vue négative de la maladie…» Burns met l’accent sur les atouts que les gens ont en main et le programme qu’il a mis en place en Ecosse fait intervenir les services sociaux ainsi que ceux de la santé, de l’éducation… pour permettre aux jeunes qui fréquentent les jardins d’enfants de faire un bon départ dans la vie. C’est ainsi qu’il recommande de lire une histoire aux enfants en les mettant au lit. «On a la preuve que cette intervention procure un petit gain. Il faut amasser un certain nombre de petits gains pour faire avancer les choses», déclare le Dr Burns. En somme, l’action de chacun peut, comme un effet papillon, changer et faire évoluer l’ensemble du processus.
En fait, le Dr Burns a travaillé la main dans la main avec l’Institut pour l’amélioration des soins de santé (HCII) des Etats-Unis pour introduire ces changements en Ecosse.
La mauvaise santé des Ecossais a été traditionnellement imputée au tabagisme excessif et à l’alcoolisme élevé. Le Dr Burns a étudié de près ces phénomènes. Ce qui lui a permis de proposer une autre manière de voir les choses. Il affirme que les habitudes qui nuisent à la santé sont la conséquence du fait que les gens n’ont pas le contrôle de leur existence et n’ont aucune confiance en l’avenir. Si on les aide à faire valoir leurs droits, ils feront de meilleurs choix pour leur santé. Il est clair qu’on a ici une retombée du discours de James Reid le jour de la remise des diplômes à Glasgow : il faut, disait le syndicaliste, que les gens ne se voient plus comme les victimes de forces économiques au-delà de leur contrôle.
Il faut qu’ils prennent part au processus de décision et ne s’en sentent pas exclus. Pendant le mandat du Dr Burns, l’Ecosse a été la première région de Grande- Bretagne à bannir le tabac des lieux publics et à introduire un prix minimum pour les boissons alcoolisées. Ce médecin a surtout pensé de manière radicalement neuve la question de la maladie et comment l’approcher car la morbidité des Ecossais ne saurait être expliquée uniquement par leur tabagisme et leurs habitudes alimentaires.
Pour Burns, il s’agit là des conséquences biologiques du chaos social.
Les mauvais résultats scolaires, la criminalité et la dépendance trouvent un terreau favorable dans la désintégration sociale. Les drogues, l’alcool, le tabac… sont des moyens d’échapper aux dures réalités de la société. Il va de soi que ceci n’explique pas tout, bien évidemment. Et Burns d’ajouter : «Il faut faire ce qu’il faut parce que c’est ce qu’il faut faire. Il faut fortement affirmer la base morale de cet argument. Le monde serait en bien meilleure forme si les gens faisaient les choses parce qu’elles sont justes et moralement correctes plutôt que parce qu’elles contribuent à la croissance économique…», d’autant que le profit ne saurait être le seul critère pour évaluer l’activité économique et que «trop d’austérité tue la démocratie.»
De son côté, le Pr Immanuel Wallerstein de l’Universté Yale aux Etats-Unis, ancien président de l’Association internationale de sociologie et auteur de The Modern World System, définit le capitalisme comme un «système-monde» dont l’accumulation infinie du capital est la règle première. En 1970, il a donc réfuté la notion de tiers monde, arguant qu’il n’y avait qu’un seul monde connecté par des relations complexes. Il relève : «En Amérique latine, ils parlent beaucoup du buen vivir, qui vient du quechua sumak kawsay. Que dit cette pensée? Que la croissance est cancéreuse, pas vertueuse. C’est une certitude.» A cause, entre autres, de l’épuisement des ressources du globe, de la pollution de tous les compartiments de l’environnement (eau des fleuves et des océans, atmosphère, déforestation, rétrécissement de la biodiversité…). Bien entendu, c’est aux riches de faire le plus d’efforts!
Quant à James Reid, ne disait-il pas que la société déshumanise certains ; qu’elle les rend insensibles et impitoyables aux autres êtres humains et qu’elle en fait des égocentriques et des cupides ? Or, l’homme est un être social disait – bien avant Reid– Abderrahman Ibn Khaldoun (1332-1406). Le défi auquel nous faisons face est de déraciner tout ce qui dénature et dévalue les relations humaines car il faut préserver la dignité et l’esprit humains.
En outre, la démocratie n’a de sens que si les décisions économiques majeures se font «pour le peuple et avec le peuple», affirme Reid. Il ne s’agit pas ici d’une simple question d’économie. C’est essentiellement une question d’éthique et de morale car quiconque prend des décisions économiques importantes dans une société est ipso facto celui qui définit les priorités sociales dans cette société.
Or, il s’agit de mettre notre société au service des besoins sociaux et non de la cupidité des individus. Si cette réorientation de la société se produisait, Reid pense que non seulement le fléau de la pauvreté serait éradiqué mais que l’insécurité et les bidonvilles disparaîtraient aussi. Et de conclure : «Mais même cela n’est pas suffisant. Mesurer le progrès social par des avancées matérielles n’est pas suffisant. Notre but doit être d’enrichir toute la qualité de vie. Ce qui exige une transformation sociale et culturelle, ou si l’on veut, spirituelle de notre pays. Il faut donc penser la restructuration des institutions du gouvernement et, quand cela s’avère nécessaire, l’évolution de structures additionnelles de nature à impliquer les gens dans le processus de décision de notre société.
Les prétendus experts vous diront que ce sera lourd et pesant, voire légèrement inefficace. Je suis prêt à sacrifier une marge d’efficacité comme prix à payer pour que le peuple participe et, de toute façon, sur le long terme, je rejette cet argument.
Pour libérer le potentiel latent de notre peuple, il est nécessaire que nous lui donnions des responsabilités. Les ressources de la mer du Nord ne pèsent rien comparées aux richesses non explorées de notre peuple…
Permettre à chaque individu d’exprimer sa personnalité et son talent est la condition préalable du développement de chacun.» Reid insiste ensuite sur le rôle de l’éducation qui doit éduquer «pour la vie et pas seulement en vue d’un travail ou pour exercer une profession déterminée». A cet égard, les universités doivent être à l’avant-garde, elles doivent répondre aux besoins sociaux et non traîner derrière ces besoins. Les universités doivent aussi être présentes dans toutes les institutions gouvernementales. Et James Reid de finir par affirmer son inébranlable foi en l’Humanité.
Ce discours, ces idées ont marqué le Dr Burns pour la vie. Il les a appliqués dans l’intérêt de ses malades d’abord, de ses concitoyens et de ses frères en humanité ensuite. Dans ce monde Google où «la non-pensée contamine la pensée » —comme le dit le grand cinéaste Abderrahman Ibn Khaldoun— il nous faut bien séparer le bon grain de l’ivraie et ne pas céder aux sirènes «des experts» en com’!
A l’heure où notre pays cherche sa voie après des années de déni de ses droits, il est clair que nous devons associer, à tous les niveaux, nos concitoyens aux affaires de la Cité, y compris dans celles de l’hôpital régional et de l’école du quartier. Les Tunisiens sont des citoyens. Ils ne sont plus des sujets de Son Altesse le Bey, Possesseur du Royaume de Tunis ! Ils doivent se prendre en main, assumer et exercer des responsabilités. Il faut s’inspirer de Reid et Burns, mais ne pas faire l’impasse sur Ibn Khaldoun: «Subversif, il [Ibn Khaldoun] l’est par la fleur qu’il fait jaillir des laideurs de l’histoire et de la petitesse des hommes.
Subversif, il l’est enfin en montrant que la médiocrité est le plus grand danger qui menace la civilisation et qu’elle ne réside pas dans le social lui-même mais dans ceux à qui échappe le sens profond des choses», écrivent Abdelwahab Bouhdiba et Mounira Chapoutot-Remadi. (Sur les pas d’Ibn Khaldoun, Sud Editions, Tunis, 2006, p. 271-272).
M.L.B