Tunisie 2014 Impatiences!
«Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage»
(Jean de La Fontaine)
Certes, avertir, informer, disserter sur les maux, chaque jour plus profonds, de notre économie est un exercice incontournable, auquel le gouvernement et tout Tunisien responsable sont en devoir de s’adonner et de partager.
Incontournable mais dangereux, car répété à l’excès, il risque de désintéresser le citoyen d’un précipice qui n’arrive pas, tels les officiers et soldats du Désert des Tartares, formidable roman de Dino Buzzati, se préparant à croiser le fer avec un ennemi très présent dans leur imaginaire et dans leur vie, mais à jamais invisible. Au contraire, il y a lieu de s’engager en regardant l’horizon lointain comme si nous devions vivre d’éternité.
Malheureusement, notre époque est esclave de l’information en temps réel, de l’internet roi, des médias triomphants, et des réseaux sociaux omniprésents, tous craints par la classe politique, partout dans le monde.
Pourtant, les vieilles bonnes recettes du redressement politico-économique ne sont pas mortes avec l’irruption des nouvelles technologies de l’information, et les vraies valeurs continueront à avoir la vie sauve, telles que le parler vrai, le courage politique, l’amour de son pays qui sont des vertus pérennes et que nous devons tous concourir à rendre éternelles.
Et tout d’abord, prenons quelques bonnes résolutions, et regardons les exemples de ce qui se passe ailleurs, de pays en difficulté qui ont su se ressaisir avec une bonne dose d’exigence et de volonté. Pour cela il faudrait:
Tenir un discours de vérité
Le sacrifice ne sera pas de quelques mois seulement pour le Tunisien. Nous sommes partis pour au moins une demi-décennie d’efforts redoublés pour rattraper trois années de dérive singulière de notre pays, orchestrée par nous, tous acteurs vociférants, et spectateurs impuissants d’une situation d’autodestruction généralisée et qui n’a pas pu être jugulée par nos institutions endommagées, une administration affaiblie, et des forces de sécurité maltraitées par une avalanche d’agressions et de dépassements.
Faire porter le chapeau, dès à présent, de cette insoutenable situation à quiconque ne serait pas juste ni productif, faute de recul suffisant, lui seul permettant un diagnostic fiable du déroulement des évènements. Il fut un temps où la classe politique mondiale avait du courage à revendre, et les yeux rivés sur le programme d’action à entreprendre et non, comme c’est le cas aujourd’hui, sur les tendances des enquêtes d’opinion. Ainsi, on prête au général de Gaulle cette formule à mille lieues de la démagogie: «La France n’a pas d’amis, elle a des intérêts». Plus récemment, François Mitterrand s’est fait élire en 1981 sur un programme incluant des dispositions non électoralistes, dont principalement l’abolition de la peine de mort. Sans oublier le «je n’ai rien à vous offrir que du sang, de la sueur et des larmes», de Winston Churchill, lors de son discours d’investiture, durant la Seconde Guerre mondiale, devant des députés médusés par tant de courage et de force d’âme.
C’est peu de dire que le courage, la singularité, voire la témérité en politique, restent, pour ceux qui l’auraient oublié des valeurs fondamentales. Notre Chef de gouvernement agit en responsabilité, quand il donne un bilan «brumeux» mais fidèle de la situation de nos finances. Il ne fait pas dans la dentelle quand il hausse le ton et menace dans leurs «portefeuilles» ceux qui utilisent la violence de toutes sortes, car il n’est pas juste qu’on ajoute impunément du malheur à celui existant.
L’exemple des pays en rédemption
Pour nous donner à nous-mêmes de l’espoir et du courage, passons en revue quelques situations où, après des années lugubres, certains pays ont retrouvé vitalité et ambition. Sans souscrire aux choix et idées des uns et des autres, il est bon de rappeler ces exemples récents. Ainsi, David Cameron a été élu il y a près de quatre ans Premier ministre de Sa Gracieuse Majesté, sur la base d’un programme qui lui a valu une vague de protestations et de commentaires désobligeants, tant en Grande-Bretagne que partout ailleurs en Europe. Son discours d’une grande sécheresse, de celui qui ne doute de rien, a fait de lui la «tête de turc» des syndicats et ailleurs d’une large frange de tout ce qui compte en Europe. David Cameron n’en avait cure, convaincu de son bon droit, et ne voulant pas gouverner dans le sens du poil. Près de quatre années sont passées, et il faut bien reconnaître que la Grande-Bretagne d’aujourd’hui est dans une position bien plus avantageuse qu’elle ne l’était alors.
Depuis 2010, elle a réduit du tiers son plus gros déficit depuis la Seconde Guerre mondiale, créé des emplois (1 700 000), des PME (400 000) et dans le même laps de temps voit les sociétés qui l’avaient quittée commencer à refluer, faisant fleurir l’expression «reshoring», par opposition à «offshoring», et last but not least, cette Grande-Bretagne « individualiste et conservatrice» est la seule depuis la fin de 2013 qui finance les pays les moins biens lotis de la terre, à concurrence d’une promesse tenue de 1,7% de son GDP (PNB). Le slogan «Britain is back» invite à la réflexion, quand on voit les autres économies de la vieille Europe (France et Allemagne comprises) couler sous le fardeau de multiples réglementations sociales et fiscales, faisant fuir l’investisseur étranger et même leurs propres entreprises et ressortissants.
Le modèle libéral anglais, celui d’un taux d’imposition moyen sur les sociétés de 20%, ramené à 10% pour celles qui investissent dans l’innovation et utilisent cette dernière dans leurs industries, n’est peut-être pas transposable dans notre pays, du fait de différences de toutes sortes. Mais il serait déraisonnable de s’en détourner, du seul fait de ses orientations économiques, incompatibles avec notre culture et notre pratique de l’Etat-providence. En dehors de ses résultats, la démarche de l’actuel gouvernement britannique est en effet attrayante, car décomplexée et pragmatique.
Ce qui lui importe, c’est les résultats en termes d’emplois, d’investissements et de faire en sorte que les travailleurs obtiennent des salaires décents mais non prohibitifs pour ne pas altérer la compétitivité du site «Britain», et lui permettre de bénéficier de ce que la globalisation peut apporter de meilleur tout en se protégeant de ses aspects négatifs. L’exemple britannique n’est pas unique d’une économie qui touche les abysses et qui, tel un boxeur groggy éloigné des rings, récupère et fait un come-back retentissant. Il y a des petits pays comme le Liberia, le Rwanda et le Mozambique, et des grands comme l’Ethiopie, le Ghana et l’Afrique du Sud qui émargent de nos jours dans le peloton des pays à forts taux de croissance économiques.
Il y a peu, le Liberia s’inscrivait dans la catégorie de pays infréquentable, dans lequel par la folie d’un président voyou, Charles Taylor, traîné depuis devant le Tribunal international de La Haye, coexistaient violence et corruption. Aujourd’hui, sa présidence est assurée par une dame d’âge respectable, anciennement cadre des institutions internationales, Ellen Johnson Sirleaf, et le pays s’offre en 2013 une croissance inattendue de 13%. Il y a vingt ans, le Rwanda connaissait les pires atrocités d’une guerre civile barbare, un génocide sanglant et meurtrier, avec son cortège de charniers et de déplacés.
Aujourd’hui, Paul Kagamé en a fait, grâce à une politique volontariste et une main de fer, un pays à taux de croissance élevé, dans lequel les plaies ont été pansées et où les gens regardent devant soi. Qui aurait pensé il y a vingt ans, alors que la barbarie s’y répandait, que le Rwanda, petit pays de onze millions d’habitants, comme la Tunisie, serait aujourd’hui un partenaire choyé par les institutions internationales, pour avoir réalisé une croissance frôlant les deux chiffres, augmenté l’espérance de vie de 42 à 55 ans et le taux d’alphabétisation de 58 à 72%?
En matière de gouvernance, le Rwanda est classé par la Banque mondiale dans une position enviable de 32ème de «Doing Business». Ceci explique cela. Le Rwanda est un exemple porteur d’espoir pour notre pays, car il montre bien que dans notre ère nouvelle, rien n’est acquis certes, mais rien n’est perdu, s’il existe les ressorts nécessaires pour se régénérer.
Grands et petits pays africains, tous profils confondus, montrent que même en Afrique, on ne se laisse plus impressionner. Bien au contraire, c’est dans ce continent, qui a subi toutes les misères du monde, que l’ambition d’effacer des siècles de soumission, de relever la tête et construire un futur est la plus grande. Rappelons, tout de même, que dans le demi-siècle qui vient, une naissance sur deux dans le monde sera africaine. Ellen Johnson Sirleaf et Ngozi Okonjo-Iweala (ministre des Finances, brillante et performante du Nigeria) sont, comme par hasard, deux femmes qui font honneur à l’Afrique, par leur compétence et leur intégrité sans faille. L’intégrité qui, soit dit en passant, est devenue un critère prééminent des institutions financières internationales, dans leur appréciation de la qualité de la gouvernance des pays qui les sollicitent.
Prendre en considération la nouvelle donne géopolitique mondiale
Nous vivons dans un monde en plein mouvement, avec une unité de temps qui se réduit drastiquement. C’est ignorer, ainsi, la nouvelle donne mondiale, que de croire que les USA et les pays occidentaux amis, eux-mêmes en butte aux relents d’une crise financière et économique très sévère, vont se «saigner» pour nous aider, autrement qu’en nous offrant leur sympathie, leur garantie, qui n’est pas négligeable, et des concours matériels modestes. Les USA, précisément, se trouvent de plus, allégés de leurs craintes ancestrales de l’insuffisance énergétique, grâce à l’exploitation de leur gaz de schiste qui leur permet déjà de réaliser des gains de coût et de prix de l’énergie de près du quart de ce qui est pratiqué en Europe et voient de ce fait de nombreuses nouvelles sociétés s’y implanter pouvant conduire dans de courts délais à la création d’un million d’emplois supplémentaires.
Les gains pour les USA provenant de cette utilisation sont estimés, annuellement, à 500 milliards de $ (half a trillion $) jusqu’à 2035. En raison de ces considérables gains énergétiques, c’est toute la stratégie américaine qui va connaître, qu’on le veuille ou pas, une nouvelle orientation.
Indépendants énergétiquement, les Américains vont forcément avoir d’autres considérations dans la définition de leur politique étrangère, qui faisait la part belle aux Européens de l’Ouest, alliés historiques, et aux pétromonarchies du Moyen-Orient.
Il est clair que les USA cherchent par ailleurs à se soustraire, maintenant qu’ils n’ont plus besoin de personne, d’autant que s’affiche à l’horizon une réconciliation avec l’Iran, aux grandes aventures guerrières du 21ème siècle, et à concentrer leurs efforts sur tout ce qui peut servir leurs intérêts.
A cet égard, le monde arabe reste une proie facile pour le redéploiement atlantique. Il est l’homme malade du 21ème siècle, déchiré, mal gouverné et écartelé par ses propres divisions. De plus, le Sahara voisin offre pour qui sait y pénétrer, ou régner par procuration, des richesses enviables. S’y intéresser est probablement plus juteux que de voler au secours de l’Ukraine, autrement que par des subsides financiers Redonner confiance et santé à notre pays. Le Tunisien dans toutes ses composantes broie du noir.
Il croit avoir décroché le numéro gagnant de la loterie des nations par son soulèvement de décembre 2010 et janvier 2011, et n’a pas compris que son mouvement se devait d’être consolidé par une attitude de citoyenneté et de rigueur. Jusqu’à ce jour, nous voyons que de très nombreux dénis de cette citoyenneté, de toutes les couches sociales de notre pays, sont signalés ici ou là. Sans compter la violence aveugle et organisée dont on ne s’est pas débarrassé, et qui fait tant de mal à nos concitoyens, à notre patrimoine et à l’image de notre pays. Cette violence multiforme, physique, verbale et environnementale devrait prendre fin par tous les moyens, de la persuasion, du dialogue, du parler vrai, jusqu’à l’usage de la force s’il le faut, car elle est dommageable pour tous, y compris pour ceux qui en usent. Le Tunisien, responsable des bonnes comme des mauvaises choses qui se sont produites dans notre pays, doit comprendre que nos dirigeants ont besoin d’une période de grâce pour engager efficacement leurs actions, à l’abri des blocages de toutes sortes, qui ne font qu’ajouter de la misère à celle qui existe et qu’il dénonce.
La nécessaire réconciliation nationale
Depuis trois années, notre pays uni est devenu une mosaïque de clans, de tribus, d’esprits hostiles, aux idéaux antagonistes et aux idées violemment opposées. Nous avons même vu dans certaines de nos contrées des oppositions sanguinaires quasiment familiales. Si la tendance actuelle de dissensions généralisées s’éternise, il sera difficile d’en sortir et un pas de plus vers la descente aux enfers de la vie communautaire sera franchi.
En période extraordinaire, médication particulière de tous et tout particulièrement des hommes et des femmes d’influence: de la scène politique jusqu’aux représentants de la société civile, des institutions professionnelles, des syndicats, des médias, tous se doivent de tenir un discours de raison. Un discours dénué de tout intérêt catégoriel, politique ou économique, et qui ne peut être qu’un appel à la réconciliation nationale, pour que notre pays ne touche pas les abysses d’où il lui sera, par la suite, difficile de remonter.
Réconciliation nationale n’est pas uniformité nationale, entendons nous bien. Elle est mieux que cela.
Elle est le socle qui permettra à notre pays de se sortir de ce paysage maussade qui ne lui ressemble pas.
Le passage obligé par la bonne gouvernance
Et nous savons parfaitement qu’aucun gouvernement ne détient la baguette magique du redressement s’il ne dispose pas d’un consensus national, qui lui permette, sans accroc, de relancer le pays.
Ce que nous savons moins, c’est que les pays qui ont fait au cours des dernières années les sauts qualitatif et quantitatif les plus probants et les plus significatifs, dans les différents classements mondiaux ( indice de productivité technologique, indice de développement humain, PIB à parité de pouvoir d’achat, indice de la propriété intellectuelle etc.) sont bien ceux où la corruption a été éradiquée, ou en bonne voie de l’être et où des progrès décisifs ont été réalisés en matière de bonne gouvernance. Il en est ainsi des pays scandinaves, de la Suisse, de Singapour, et même de la Côte d’Ivoire, du Rwanda, et de l’Ile Maurice. Mais la gouvernance ne se limite pas à la disparition de la corruption. Elle est transparence dans les données financières et économiques établies. Elle est aussi fonctionnement harmonieux de l’administration qui, chez nous, en digne héritière du colbertisme, n’est que lourdeur, lenteur, inefficacité et souvent même irresponsabilité.
Elle est dans le dialogue permanent en vue de la recherche du point d’équilibre optimal entre les revendications sociales canalisées et encadrées par des syndicats représentatifs, et un patronat moderne, dont la mission essentielle serait la défense de l’entreprise plus que celle des patrons.
Elle est surtout fonctionnement harmonieux de nos institutions et des différents organes de contrôle de l’Etat, des instances de régulation, les «checks and balances», tellement nécessaires à une vie démocratique, structurée, apaisée et efficiente.
Conclusion
Quelle malédiction frappe l’Afrique francophone ? Et quelle est celle plus grande qui frappe le Maghreb ?
Nous voyons des pays anglophones du continent amorcer un décollage rapide et significatif, alors que les autres, dans leur grande majorité, font du surplace.
L’Afrique, dans son ensemble, reste tout de même le continent le moins interconnecté au monde, avec seulement 10% d’échanges entre ses différents pays. Mais le Maghreb «fait encore mieux» avec seulement 4% de relations commerciales entre ses cinq composantes. Cette faiblesse structurelle de l’interconnexion nous coûte deux points de croissance, voire plus, selon les estimations les moins pessimistes. Elle ne risque pas de se réduire tant qu’Algériens et Marocains continueront à se regarder en chiens de faïence et que la Libye ne se sera pas reconstruite en un véritable Etat, et échappera à son actuel «no man’s land» institutionnel dans lequel prospèrent les clans, les tribus, le commerce des armes et les trafics en tous genres. La Tunisie, pays qui a été le foyer d’évènements salués partout dans le monde en 2011, devrait confirmer, après les turbulences des toutes dernières années et que nous vivons encore, le formidable engouement et courant de sympathie créé autour d’elle.
Pour cela, nous devons tous nous interroger, les uns les autres, sur nos propres faiblesses, faire notre autocritique, et nous corriger, surtout en faisant preuve de patience et d’endurance. Une révolution culturelle, éducative et citoyenne est nécessaire avec pour référence la fameuse phrase de J.F. Kennedy de 1961: «Ne demandez pas à votre pays ce qu’il peut faire pour vous, mais plutôt ce que vous pouvez faire pour votre pays».
M.G.