La troïka idéale
La première fois que j’avais entendu vanter les mérites démocratiques de la troïka, je fus choquée par la vision de mon interlocuteur américain le Sénateur Liberman.
En effet, au lendemain de l’annonce de la troïka, les négociations d’Ennahdha pour obtenir une majorité à l’ANC furent très mal perçues par la majorité des Tunisiens d’autant que l’accord entre les trois partis s’était fait dans la précipitation et l’opacité la plus totale.
Si Maya Jribi avait un tant soit peu sauvé la face lors de l’élection du Président de l’ANC Mustapha Ben Jaafar, en proposant sa propre candidature afin de donner une légitimité à cette élection, personne ne fit autant pour la candidature du Président de la République dont l’élection n’a été qu’une vulgaire validation d’un candidat qui n’avait aucune popularité ni légitimité aux yeux du plus grand nombre de Tunisiens. Quelle déception par rapport à tous les espoirs suscités par la révolution!
Le Sénateur Liberman lui, ne s’arrêtait pas à ce genre de détails et voyait d’un bon œil l’alliance d’un parti religieux avec deux partis laïques. C’était pour lui une première dans le monde musulman, qu’il fallait mesurer à sa juste valeur compte tenu de la dynamique que cette troïka allait déclencher.
Le temps, le recul et la pratique démontrèrent qu’en effet une dynamique s’était déclenchée tant au sein de la troïka elle-même, qu’entre la troïka et le reste des partis forçant les uns à apprendre à tenir compte des autres en usant des plus violents au plus civilisés des moyens de persuasion.
Le choix des trois partis fut ce qu’il fut, mais de fait, le principe même de la gouvernance à trois fut indirectement adopté par la constitution puisque dorénavant nous aurons trois personnages clé à la tête de l’état. Un Président de la République élu au suffrage universel, un Président du Parlement et un Chef du Gouvernement choisi par consensus ou proposé à l’élection de l’ANC par la majorité parlementaire.
La légitimité des uns et des autres étant au plus bas, les négociations sont allés bon train cherchant à instaurer le principe du consensus comme un état de fait remplaçant le droit des citoyens dont la tendance générale semble être l’abstention. C’est triste et désolant de devoir choisir entre deux maux ou s’abstenir à cause de ces négociations opaques, secrètes et malsaines basées sur des intérêts partisans qui n’ont rien à voir avec les valeurs démocratiques et que nous avons presque aucun moyen d’empêcher à moins d’une deuxième révolution pas trop souhaitable à mon avis. Tant qu’à faire, si au nom de la stabilité et de la sécurité, les négociations et le consensus en venaient à nous être imposés, autant choisir le nouveau trio selon des critères transparents, concrets et efficaces dans l’intérêt supérieur du pays.
Nous savons tous que la révolution a eu lieu à cause du chômage. Or pour régler des problèmes d’ordre économique, il n’y a pas de secret, il faut des solutions d’ordre économique et financier. Ces solutions ne sont pas à inventer. Elles sont toutes déjà identifiées et classées en package avec mode d’emploi et réformes d’accompagnement dans les bibliothèques des institutions financières internationales.
Autrement dit, pour résoudre les problèmes du chômage et créer un environnement favorable à l’investissement, il faudrait un excellent technocrate, qui comprenne les tenants et les aboutissants du libéralisme et de la mondialisation, qui sache utiliser le mode d’emploi des packages proposés par les institutions financières, qui choisisse celui qui correspond le mieux aux besoins de notre pays et qui l’adapte à notre propre réalité sur le terrain. Un financier, politiquement neutre à la tête d’un gouvernement de compétences qui soit capable de remettre le pays sur les rails du développement et de l’essor économique comme tant d’autres pays on réussi à le faire en partant des mêmes ressources que nous.
Pour que ce chef de gouvernement puisse appliquer les réformes nécessaires et mettre en route un plan d’action de moyen et de long terme, sans qu’il ne soit pris en otage par les revendications sociales, il faut qu’il soit soutenu par un Président de la République de formation syndicale pour calmer les élans et éviter les dérapages d’un libéralisme débridé.
Un Président qui a bien intégré une notion fondamentale qui dit que: « pour distribuer les richesses, il faut d’abord commencer par les produire ». Un Président qui connaisse bien l’histoire des mouvements sociaux de part le monde et qui soit suffisamment bon communicateur pour traduire ses connaissances en mot simples à tout le peuple tunisien afin de le remette au travail et de lui insuffler la motivation nécessaire pour garantir son engagement.
Ce peuple longtemps assisté et par voie de conséquence manipulé et asservi à travers une vision socialiste déformée qui ne servait, de fait, que les intérêts de la dictature. Un peuple que l’on s’est chargé de convaincre qu’il était exploité, en omettant de lui expliquer que pour mériter ses droits, il devait aussi être à la hauteur de ses devoirs. Un peuple qui pense que tout lui est dû sans qu’aucune notion de mérite ou de compétitivité ne lui ait jamais effleuré l’esprit puisque le clientélisme, la corruption et les passe-droits était la règle pour encore mieux l’asservir.
Malgré cela, ne parle-t-on pas d’exception tunisienne qui a pu prendre place grâce à l’UTICA et l’UGTT qui savent travailler de concert ? Ces deux centrales n’ont-elles pas été toutes les deux à l’origine du dialogue national et de sa réussite ? Dans ce même ordre d’idées, un Président syndicaliste et un Chef de gouvernement libéral qui travaillent de concert, devraient être en mesure de donner la bonne mesure. Voici les deux profils qu’il nous faut et rien d’autre ne saurait être à la hauteur du moment.
De son côté, la majorité parlementaire qui qu’elle soit et quelles que soient les alliances qui la formeront, se trouvera dans l’intérêt de tous et le sien en particulier, dans l’obligation de mettre sur rails, l’indépendance de la justice, la neutralité de l’administration, l’ancrage d’une police républicaine au service des citoyens et d’assurer une bonne gouvernance dans les régions. Le tout sous l’observation vigilante d’une société civile en pleine expansion qui sera la seule vraie garante de l’irréversibilité de notre processus démocratique et le ciment qui harmonisera les actions des différentes forces politiques.
Est-ce si irréaliste, ou alors allons-nous passivement laisser quelques milliers de têtes brulés appliquer la politique de la terre brulé sous prétexte que la révolution les a déçues, que la baguette magique n’a pas fonctionné et que seuls le drapeau noir ou le retour du RCD peuvent nous sauver ….. ???
Non seulement, c’est réaliste mais c’est notre devoir que de mettre tout cela en place afin de barrer la route à tout autre consensus basé sur des intérêts particuliers ou sur la peur du terrorisme si chère aux dictateurs en herbe. La Tunisie se doit d’être un exemple de prospérité et de paix. Encore une fois, elle se doit de montrer la voie.
Neila Charchour Hachicha
Tunis le 24 juin 2014