Et qu'en est-il de l'économie verte et du développement durable?
Cette question est adressée au Ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et des technologies de l’information et de la communication, qui, probablement en raison de sa formation initiale et de son parcours professionnel, semble porter toute son attention au secteur des T.I.C. dont il veut faire un levier important pour le développement socio-économique de la Tunisie de demain qui, ambitionne-t-il, doit devenir une référence numérique internationale.
Elle mérite d’être posée, car bien que son ambition soit, sans aucun doute, louable, le Ministre n’est pas sans savoir que son département a d’autres priorités aussi importantes auxquelles il doit prêter une part de son attention.
Il s’agit en particulier du secteur de l’économie verte qui est devenue, partout dans le monde, un enjeu de société majeur interpellant l’économie dans ses modalités de production et de consommation. De ce fait, il est nécessaire que ce secteur soit au centre de l’intérêt de notre Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et des technologies de l’information et de la communication, en vue de mettre nos universités au diapason des changements environnementaux en cours et à venir, et ce, pour qu’elles soient en mesure de répondre aux besoins croissants de l’économie verte en métiers de l’environnement et du développement durable.
A mon avis, cette nécessité peut s’expliquer par, au moins, les trois raisons qui suivent:
1/ à l’échelle nationale
L’état critique que les pollutions de l’air, de la mer et du sol de notre pays ont atteint ces derniers temps constitue, dorénavant, un danger réel pour nos ressources naturelles et nos besoins vitaux.
Bien que le phénomène de la pollution soit antérieur à la «révolution», il faut reconnaitre que celle-ci l’a, sensiblement, aggravé.
A titre d’exemple, une étude réalisée par la Banque Mondiale depuis le début des années 1990 sur l’ampleur de la pollution industrielle en Tunisie a permis de relever que plus de 75% de la totalité des déchets industriels sont rejetés dans la nature. L’étude indique, par ailleurs, que «les industries chimiques sont les principaux pollueurs avec plus de 45% de substances toxiques organiques et plus de 25% de substances toxiques métalliques. De même, elles contribuent à 52% dans la pollution de l’air, à 70% dans la pollution de l’eau et à 60% dans la pollution du sol».
Cependant, le souci écologique ayant été le grand oublié de la «révolution», la situation de l’environnement a tendu vers le pire surtout avec la fermeture, pour des périodes plus ou moins longues, de certains centres de traitement des déchets industriels spéciaux et de décharges contrôlées.
L’image de notre pays se trouvant de plus en plus ternie de cette situation, il faut de toute urgence ouvrir de vrais chantiers de propreté et de protection de l’environnement pour y remédier.
La récente décision du chef du gouvernement de créer une cellule de crise qui sera chargée de la lutte contre les ordures, est certes nécessaire mais n’est pas suffisante d’autant plus qu’elle revêt un caractère conjoncturel et qu’elle est liée à un souci de faire réussir la saison touristique, beaucoup plus qu’à un souci de mettre terme à la détérioration continue de l’écosystème et à ses répercussions néfastes sur la qualité de la vie et la santé des Tunisiens.
A cet égard, il me semble nécessaire de rappeler, en passant, que le tourisme qui va de pair avec la pollution est, paradoxalement, très polluant. Certes, il constitue pour notre pays une source généreuse de revenus, mais il ne faut pas oublier qu’il a contribue et continue à contribuer à la dégradation de son environnement marin et côtier. En effet, le développement rapide et parfois non-étudié ou mal-étudié des infrastructures touristiques a engendre de graves problèmes d’érosion et de pollution de la mer.
Il est, par conséquent, impératif de prêter l’oreille aux sonnettes d’alarme que les experts de l’environnement ne cessent de tirer parce qu’ils commencent à craindre le pire pour l’écosystème de notre pays.
2/ à l’échelle régionale
L’urgence du besoin pour la méditerranée, de protéger son environnement dont la biodiversité est entamée en raison de la conjugaison de deux facteurs, celui de la pollution d’une part, et celui du réchauffement climatique d’autre part.
La Tunisie qui est un pays méditerranéen par excellence, est concernée par les dangers qui guettent la méditerranée et il est de son devoir de contribuer à y faire face.
A ce sujet, je voudrais mettre l’accent sur quelques conclusions d’un rapport intitulé “Pollution en Méditerranée: état actuel et perspectives à l’horizon 2030”, élaboré par le sénateur français Roland COURTEAU qui, pour le préparer, a dû, pendant 18 mois, auditionné deux cents scientifiques français et étrangers et visité plusieurs pays riverains du bassin méditerranéen dont la Tunisie, la Grèce, la Turquie, Malte et la Libye.
Dans ce rapport, nous pouvons notamment lire que «Le bilan que l’on peut esquisser de l’état de la pollution du bassin méditerranéen et des perspectives d’évolution de cette pollution à l’horizon 2030 n’incite pas à l’optimisme.
Au-delà de l’héritage des pollutions passées, dont l’ombre portée se manifeste sur les deux rives du bassin, un écart de plus en plus net se dessine entre le nord et le sud. Entre les pays membres de l’Union Européenne (et les candidats à l’adhésion) et les pays non membres.
Aux effets du minimalisme des normes juridiques de protection de l’environnement, de l’évanescence de leur application juridictionnelle, de la faiblesse de l’infrastructure scientifique et de l’absence d’une opinion publique sensibilisée à ces questions, s’ajoutent, au sud, les menaces représentées par la croissance démographique et l’impact escompté, plus dévastateur qu’au nord, du changement climatique.
À terme, le renforcement de ces différences de traitement de la pollution pourra poser des problèmes de coexistence et même créer des tensions dans un espace marin commun, clos et fragile».
Afin de remédier à cette situation, le rapport propose dix axes principaux d’actions, parmi lesquels je citerai, brièvement, les suivants:
- L’unification de la gouvernance politique de la lutte contre la pollution en méditerranée: et ce, notamment, par la création auprès de l’Union pour la Méditerranée (UPM), d’une Agence de protection de l’environnement et de promotion du développement durable en Méditerranée qui aurait vocation à intégrer le dispositif de l’accord de Barcelone, c’est-à-dire les structures actuelles du «Plan d’action Méditerranée», et aurait des attributions d’aide à l’investissement en matière de protection de l’environnement et de renforcement de la coopération scientifique sur le sujet. En matière de recherche, elle prendrait à son compte la réalisation des objectifs méditerranéens de l’initiative «Horizon 2020».
- L’activation des coopérations de recherche sur les milieux méditerranéens: et ce en concrétisation de la solidarité qui doit exister dans ce domaine sur l’ensemble du bassin, et qui suppose d’encourager les coopérations avec les structures scientifiques des rives Sud et Est concernant la recherche sur les milieux marins, l’apparition de pollutions émergentes et la menace du changement climatique.
Il sera nécessaire aussi d’institutionnaliser la coopération entre les principaux instituts de recherche des pays des deux rives de la méditerranée. - La préparation de la réponse au développement des pollutions générées par l’économie immatérielle et, principalement celle qui repose sur les nouvelles techniques de communication: d’autant plus que, contrairement à l’espace de l’Union européenne, la plupart des pays du sud et de l’est du bassin méditerranéen ne sont dotés ni d’une législation sur le recyclage des supports matériels de cette économie (téléphones, portables, ordinateurs, etc.), ni des équipements destinés à assurer ce recyclage.
- Une attention particulière à certains sujets de recherche, surtout par la systématisation des recherches sur l’effet des polluants sur les milieux marins, l’amplification des recherches sur les polluants émergents (Il s’agit, pour l’essentiel, des pollutions issues de la consommation humaine et animale de produits pharmaceutiques), la poursuite des initiatives de normalisation des procédures judiciaires, et le parrainage des laboratoires des Etats des rives Sud et Est en raison de la faiblesse des structures scientifiques de ces pays, ce qui constitue un frein à la prise de conscience des problèmes de pollution.
3/ à l’échelle internationale
l’importance, de plus en plus accrue, que le monde entier accorde à l’économie verte qui est censée, selon le Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE) «entraîner une amélioration du bien-être humain et de l'équité sociale, et de réduire les risques environnementaux et la pénurie de ressources». Cette économie constitue un moyen de préservation de la terre, de ses ressources naturelles, de ses écosystèmes, et de son atmosphère, et, par conséquent, un instrument du développement durable, qui, depuis la conférence de Rio (1992), a été reconnu comme un objectif de la communauté internationale toute entière, et qui, en gros, désigne l’ensemble des actions visant à concilier les mondes de l’économie, de l’écologie et du social.
Sur la base de cette définition, Il est dorénavant communément admis que tout développement digne de ce nom doit être un développement économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement tolérable. En d’autres termes, elle doit s'efforcer de concilier l'efficience économique, la justice sociale et la protection de l'environnement, et ce en vue de répondre aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de satisfaire les leurs.
En outre, il est à souligner qu’il est impérieusement nécessaire de mettre le développement durable à profit pour aider à la solution du problème du chômage des jeunes, et surtout des diplômés qui a été une des causes principales du «printemps arabe».
Il est à signaler, à ce propos, que selon une étude du Bureau International du Travail (BIT) sur l’émergence de «l’économie verte» au niveau mondial et son impact sur le monde du travail, le développement durable constitue un véritable nouveau gisement d'emplois.
En effet, le marché mondial des produits et services liés à l'environnement devrait doubler pour passer de 1370 milliards de dollars par an actuellement à 2740 milliards de dollars vers 2020. D’après l’Organisation Internationale du Travail, huit secteurs d'activité clés vont connaitre une transformation importante dans leur organisation et dans leurs métiers. Il s’agit de l'agriculture, de l'industrie forestière, de la pêche, de l’'énergie, de l’industrie manufacturière fortement consommatrice de ressources, du recyclage, du bâtiment, et des transports.
Dans la foulée de leur développement, ces activités vont faire émerger des nouvelles professions et créer des milliers de métiers un peu partout dans le monde.
Entre ce qu’on appelle les métiers verts et ce qu’on appelle les métiers verdissants, les besoins en ressources humaines seront, en conséquence, considérables.
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Sur les trois volets que je viens de développer, le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et des technologies de l’information et de la communication pourrait et devrait, me semble-t-il, jouer un rôle éminemment important, dans la promotion des formations en développement durable.
Quel est donc exactement le rôle que ce département pourrait et devrait jouer dans ce sens? Comment pourrait-il s’en acquitter? Et quels en seront les avantages pour notre pays?
Pour répondre à toutes ces questions, Je voudrais livrer une série de suggestions sur les trois types d’efforts que ce Ministère pourrait entreprendre en vue de préparer les universités tunisiennes à anticiper et à prendre en charge les tâches qui leur incombent pour satisfaire les besoins en ressources humaines qualifiées:
1/ l’effort de réflexion sur une approche globale et concertée pour affronter les défis environnementaux qui se posent à notre pays
Convaincus que l’efficacité et le succès des actions qui seront menées pour la protection de notre environnement sont largement dépendants de leur globalité, il est nécessaire que l’ensemble des parties prenantes aient une perception commune des enjeux de l’environnement, et une volonté partagée de les traiter collectivement et solidairement.
Afin de développer une telle perception, je voudrais suggérer au Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et des technologies de l’information et de la communication d’examiner l’idée d’organiser une conférence nationale en vue de discuter des différents thèmes relatifs à l’économie verte et au développement durable.
La conférence pourrait, par ailleurs, avoir pour objectif de mettre au point un programme d’actions communes et de définir les formes de coopération ou de partenariat à promouvoir entre les universités et les différentes parties concernées.
Il va de soi que pour la préparation de cette conférence, la définition de son ordre du jour, et l’identification des thèmes qu’elle sera appelée à discuter, des contacts préliminaires seront nécessaires en vue d’explorer les centres d’intérêt de chacune des parties concernées.
2/ l’effort de formation des ressources humaines nécessaires aux activités «vertes»
Dans ce domaine, plusieurs actions pourraient être entreprises. Je me permets ici d’en proposer les suivantes:
- Tout d’abord au niveau des universités, il est suggéré d’étudier la possibilité de créer ou de développer des formations diplomantes en plusieurs spécialités en sciences de l’environnement à l’intention des étudiants.
- Sur un autre plan, et se basant sur le statut de «partenaire privilégié» qui prévoit, entre autres, des partenariats dans les domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique entre la Tunisie et l’Union Européenne, ainsi que sur l’engagement de l’Europe à aider notre pays à mener des reformes structurelles dans ces secteurs, le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et des technologies de l’information et de la communication pourrait faire appel à l’expérience des pays européens, afin d’aider nos institutions universitaires à réformer leurs programmes d'enseignement, et à élargir et diversifier les offres de formation en Licence, au Master et en Doctorat, afin qu’elles puissent réagir rapidement aux changements auxquels fait face le marché de l’emploi.
La réforme requise aura besoin d’être fondamentale, d’avoir pour objectif de remplacer les filières traditionnelles par de nouvelles filières innovantes et à forte employabilité, et d’obéir à des standards internationaux, pour être en phase avec la mondialisation du marché de l’emploi.
L’intérêt d’une telle réforme sera, au lendemain du «printemps arabe», de soutenir les efforts consentis en matière de lutte contre le chômage et pour une meilleure préparation des jeunes à la vie professionnelle. Par les nouveaux horizons qu’elle sera susceptible d’ouvrir sur le marché de l’emploi aussi bien national qu’international, il est espéré qu’elle puisse contribuer à la résorption du chômage des jeunes en général, et celui des diplômés en particulier, qui, comme mentionné plus haut, a été à l’origine des «révolutions arabes».
* le Ministère pourrait, en outre, favoriser la dynamique d’échanges d’enseignants visiteurs et encadreurs, avec les pays de la rive Nord de la méditerranée, de faciliter et d’encourager la cotutelle des thèses et la création de co-diplômes, ainsi que de faciliter l'équivalence des diplômes octroyés avec ceux des universités des pays européens.
* La recherche étant l’une des raisons d’être de toute université, il sera nécessaire d’adopter une nouvelle approche qui permette de renforcer notre tissu de la recherche scientifique, et qui facilite, en particulier, le nécessaire transfert de technologie au profit de nos laboratoires et des centres de recherche de nos universités.
Eu égard à la nature de certaines recherches ou études qui concernent la méditerranée toute entière, il ne serait pas fantaisiste, à mon point de vue, d’imaginer la création de consortiums de centres de recherche afin de les réaliser collectivement. De même, il ne serait pas superflu de mettre au point des programmes de recherche spécifiques à certains domaines à l’instar du domaine de la protection de l’environnement marin commun aux pays sud-méditerranéens.
3/ l’effort de vulgarisation des concepts de l’économie verte et de sensibilisation aux problématiques que posent la protection de l’environnement et le développement durable
A ce niveau, il faut, en premier lieu, signaler que de gros efforts de pédagogie sont à faire pour expliquer les enjeux de l’économie verte, et pour développer le sens de la responsabilité écologique chez les personnes et les sociétés.
De même et pour qu’elles puissent «voir l’avenir en vert», «verdir» leur affaires, il faut aider les entreprises à avoir de nouveaux tableaux de bord pour évaluer la robustesse de leur business, et à mettre en place ou à développer leurs dispositifs de formation pour pouvoir sensibiliser leurs personnels aux enjeux environnementaux.
A mon avis, le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et des technologies de l’information et de la communication pourrait agir dans ce domaine, par l’institution de nouvelles formes de coopération entre les universités, le ministère de l’équipement, de l’aménagement du Territoire et du développement durable, et le Secrétariat d’Etat chargé des affaires régionales et locales en vue d’organiser ou de parrainer l’organisation de sessions de formation, de vulgarisation ou de recyclage au profit de populations ciblées. Et puisque les métiers de l’environnement et du développement durable se redéfinissent sans cesse, il sera nécessaire d’assurer aux gens une formation et une qualification tout au long de leur vie professionnelle, afin de leur permettre d’adapter, en permanence, leur métier et leurs connaissances.
Parallèlement, il est suggéré que le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et des technologies de l’information et de la communication explore la possibilité d’établir une forme de coopération ou même une sorte de partenariat avec l’agence exécutrice du Fonds pour l'Environnement Mondial (FEM), en vue d’organiser conjointement des cycles de formation et des ateliers pour le renforcement des capacités dans les différents secteurs relatifs au développement durable.
Il est également suggéré que le ministère prenne en charge l’organisation de sessions de formation ciblées, qui portent par exemple sur l’analyse des retombées du changement climatique sur notre pays et sur la méditerranée, ou sur les moyens de lutte contre les divers types de pollution qui nous menacent. Ces sessions peuvent viser des professionnels relais vers la société comme les journalistes et les communicants, ou les responsables des services environnement des entreprises et des collectivités territoriales, afin de leur permettre d’acquérir les clefs indispensables pour la lecture et la compréhension des changements globaux qui s’annoncent.
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Ce sont-là quelques leviers à mettre en œuvre pour aider notre pays à faire face aux défis de l’économie verte.
J’estime que ces suggestions méritent d’être débattues, sculptées et mûries et que le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et des technologies de l’information et de la communication, par leur adoption totale ou partielle et par leur mise à l’étude ou en application, ne manquera pas de conforter son rôle d’avant-garde dans ce domaine si sensible et si vital.
A mon point de vue, c’est là une tâche noble et exaltante à laquelle il devrait s’atteler, de toute urgence, en vue d’apporter son concours à l’émergence d’une nouvelle Tunisie où il fait bon vivre, et en mesure de procurer à tous ses enfants bien-être et prospérité.
Mohamed Ibrahim Hsairi
*Ancien ambassadeur