Le dinar en perte de vitesse: Pourquoi?
Le dinar perd du terrain face à l’euro et face au dollar US. En effet, depuis le début du mois de juin, jusqu’au 7 juillet 2014, le dinar a chuté de 3,65% vis-à-vis de l’USD et 3,5% vis-à-vis de l’euro(1) . Bien que le dinar ait repris des couleurs à l’avènement du gouvernement Jomaa, cette reprise n’a pas duré longtemps (à peine un trimestre, graphiques 1 et 2) et la confiance manifestée à l’égard de ce gouvernement a commencé à s’éroder avec le temps, par manque de mesures courageuses. En bref, le gouvernement Jomaa n’a pas produit l’électrochoc tant attendu par le Tunisien. La tendance de dépréciation qui n’a fait que s’emballer ces dernières semaines s’inscrit dans un cadre plus global puisque depuis janvier 2011, le dinar a perdu près de 20% de sa valeur par rapport à l’euro et 19% par rapport à l’USD, comme le montre les graphiques 1 et 2.
En vue de d’atténuer la pression sur le dinar qui est due principalement à un décalage entre l’offre et la demande de devises, et à l’aggravation du déficit de la balance des paiements, les autorités monétaires utilisent les réserves de change, comme un instrument pour gérer le taux de change. C’est ce qu’on appelle une gestion discrétionnaire du taux de change, par peur du flottement (fear of float).Cette gestion discrétionnaire est prouvée par le rétrécissement de la capacité à payer les importations qui est passée de 147 jours d’importation à la fin 2010 à 119 jours d’importations à la fin 2012 et à 94 jours le 24 juin 2014(2) .
Il fut un temps où la dépréciation du dinar était une politique voulue par l’autorité monétaire en vue de stimuler les exportations. Toutefois, de nos jours, le dinar n’est plus déterminé selon le principe de l’ancrage sur un panier de devises mais plutôt et dans une large mesure,par les forces du marché. En effet, depuis deux ans, la Banque Centrale de Tunisie a changé le cadre opérationnel de la politique de change pour le rendre plus souple et plus flexible. «Depuis avril 2012, la BCT a calculé le taux de change de référence sur la base d’un taux de change moyen sur le marché interbancaire au lieu d’une fixité par rapport à un panier de devises, bref, le taux de change est devenu plus flexible dans l’objectif de préserver les réserves de change(3)». Les réserves de change se faisant de plus en plus rares, la BCT, n'a pas les moyens de garantir la stabilité de la monnaie nationale, mais essaie tout simplement de jongler entre une gestion prudente des réserves de changes et du taux de change.
Faut-il avoir peur de la chute du dinar?
Il ne faut pas perdre de vue que l’évolution des fondamentaux de l’économie exige d’avoir un dinar plus déprécié. En effet, la valeur du dinar à moyen terme est déterminée par une combinaison des fondamentaux de l’économie tels que les termes de l’échange, le différentiel de productivité entre la Tunisie et ses partenaires à l’échange, le déficit courant et le déficit budgétaire (la combinaison de ces deux derniers s’appelle les déficits jumeaux). Ainsi, une détérioration des termes de l’échange (due principalement à l’augmentation du prix du pétrole), un différentiel de productivité défavorable ainsi que le creusement et la concomitance des deux déficits (courant et budgétaire) ne peuvent que provoquer une dépréciation du taux change réel, qui étant donné le différentiel d’inflation entre la Tunisie et ses partenaires nécessite une dépréciation nominale du dinar. Ainsi, la tendance à la dépréciation est tout à fait attendue et prévisible étant donné l’évolution négative des fondamentaux de l’économie. Toutefois, ce qui est inquiétant c’est cette chute observée durant la dernière période.
La dépréciation du dinar vis-à-vis de l’euro et vis-à-vis de l’USD aura au moins, deux effets négatifs:
- le premier est relatif au renchérissement de la dette en monnaie nationale, sachant quele service de la dette est libellé à raison de 44% en euros et à raison de 43,4% en USD, pour l’année 2012(4) .
- Le second est le phénomène inflationniste qui est du à la transmission de la dépréciation du dinar aux prix. Certes, l’impact de la dépréciation sur l’indice de prix à la consommation est faible étant donné que 30% de cet indice est formé par des biens dont le prix est administré,mais l’impact de la dépréciation sur le prix des biens importés est important. De même que l’inflation sous-jacente (à laquelle les décideurs de politiques économiques « policymakers » sont très attentifs)est très sensible à la volatilité du dinar.En effet, l’inflation demeure un sérieux problème pour l’économie tunisienne dans la mesure où après un fléchissement entre décembre 2013 et la fin du premier trimestre 2014 (où le taux est passé de 6% à 5 %),elle reprend son trend haussier, en passant à 5.7% en juin2014(5) .
Quelles solutions pour cette chute vertigineuse?
La Banque Centrale n’a pas de solution miracle pour parer à cette chute vertigineuse. Elle ne peut pas et ne doit pas inverser la tendance baissière du dinar. En effet, en général les interventions des banques centrales sont entreprises pour lisser les volatilités et non pour inverser les tendances du marché, c’est-à-dire que si une monnaie a tendance à se déprécier, une banque centrale aura du mal à inverser cette tendance sauf si cette dernière dispose d’un volume extrêmement important de réserves de change.
Pour améliorer la valeur du dinar il faut agir dans le sens de la réduction du déséquilibre entre l’offre de devises et la demande de devises. L’augmentation de l’offre de devise dépend des exportations des biens et des services et du rapatriement des tunisiens à l’étranger, qui normalement devrait s’améliorer suite aux dépréciations. Mais nous remarquons selon le graphique 3 que malgré la dépréciation du dinar, le déficit commercial se creuse de plus en plus et surtout depuis la crise des subprimes, qui a affecté négativement l’Europe, principal partenaire de la Tunisie et par conséquent l’économie tunisienne.
Par ailleurs, nous savons qu’un fléchissement du niveau de croissance en Europe impacte négativement et très amplement les exportations tunisiennes. Cet effet négatif l’emporte même sur l’effet dépréciation du dinar censé avoir un impact positif sur les exportations. Ainsi, tant qu’il n’y a pas de reprise de croissance en Europe, tant que les exportations tunisiennes souffriront. La recherche d’autres marchés en expansion et à forte demande serait souhaitable mais il ne s’agit pas d’une solution de court terme.En outre, les recettes en devises provenant du tourisme sont élastiques à court terme et à long terme aux dépréciations du dinar mais encore faut-il avoir les conditions sécuritaires et politiques propices pour un tourisme qui a l’avantage de rapporter du cash et dans le très court terme.
Par ailleurs, l’examen de la structure du compte courant nous amène à considérer plus le solde déficitaire de la balance des biens et des services que déficit courant puisque les soldes de la balance des revenus des facteurs et des transferts courants sont négligeables. Ainsi, le déficit courant émane principalement du déficit commercial qui, suivant les années, est partiellement couvert par l’excédent de la balance des services (graphique 4).
Par ailleurs, et en dehors de l’endettement, l’offre de devises peut provenir des investissements directs étrangers, or, les investisseurs étrangers ne semblent pas se précipiter au moins par manque de visibilité.
Si on se penche du côté des importations, nous remarquons que le taux de couverture des importations par les exportations des biens est passé de 80,5% en mai 2011 à 71,2% en mai 2012 pour tomber à 67% en mai 2014(6) . Ainsi, nous pouvons dire que la cadence de l’évolution des importations était bien plus importante que celle des exportations. A défaut de pouvoir relancer les exportations, il y a lieu de freiner la cadence des importations des biens autres que ceux de première nécessité ou ceux qui servent à des consommations intermédiaires que ce soit pour la production locale ou pour les produits destinés à l’export. Ainsi, si dans le court terme, il est impossible de « booster » les exportations, il est impératif de freiner certaines importations, qui en plus d’être « inutiles » concurrencent la production locale. Ce qui est tout à fait possible à négocier en mettant en œuvre les clauses de sauvegarde qui permettraient de relâcher la pression sur la balance des paiements et donc sur le dinar. Ces restrictions, comme mesures protectionnistes, peuvent avoir un effet négatif sur les opérateurs économiques (c’est la raison invoquée par certains décideurs), mais il est préférable de rationnaliser aujourd’hui le superflu que de subir dans un avenir proche une rationalisation de produits de première nécessité (des inputs, des médicaments, des pièces de rechange …).
Si nous n’arrivons pas à améliorer nos recettes en devises que ce soit par l’augmentation du volume des exportations ou en attirant les investisseurs étrangers, à la cadence où on va le dinar ne peut que sombrer davantage. Halte! Arrêtons le massacre et agissons, au moins, de suite sur cette hémorragie de devises en importations superflues.
Fatma Marrakchi Charfi
Maître de Conférences en Economie
à la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Tunis.
(1) Données calculées à partir des taux publiés sur le site de la BCT.
(2) Si le dinar flottait librement sans intervention aucune, l’ajustement de le balance des paiements auraient été atteint par la variation du taux de change du dinar et non par les variations des réserves de change.
(3) IMF Country Report No. 12/255, september 2012.
(4) Répartition par devises du service de la dette dans « la balance des paiements de la Tunisie 2012. »
(5) Statistiques de l’INS et calcul de l’auteur en glissement annuel de l’indice de prix à la consommation.
(6) Source : INS