Il y a 53 ans, la guerre de Bizerte : Le témoignage du général Elkateb
Le 6 juillet 1961, le lieutenant Saïd Elkateb, 25 ans débarque avec sa compagnie (85 hommes) à la station ferroviaire de Sidi Ahmed à proximité de la base aérienne. Il est surpris d’y trouver un chantier où des «chômeurs» s’apprêtent à creuser des tranchées à la limite des barbelés français «sans aucune idée de manœuvre». Le commandant Kortas, chef de la garnison de Bizerte qui vient lui rendre visite, se garde de lui préciser l’objet de sa mission. 50 ans plus tard, Saïd Elkateb est «persuadé qu’il l’ignorait lui-même». Le 19 juillet, le sous-officier chargé du poste liaison radio avec l’état-major lui remet le message suivant : «Interdire par le feu, si nécessaire, tout survol, décollage ou atterrissage à la base de Sidi Ahmed». Surpris, il demande confirmation. La réponse ne tardera pas à venir : «Confirmé. Exécution. Stop et fin». La guerre de Bizerte vient de commencer.
Le général Saïd Elkateb, l’un des principaux acteurs de cette guerre, nous livre ici son témoignage :
Comment le hasard m’a-t-il fixé rendez-vous avec mon «Baptême du feu»
En septembre 1960 dès mon retour du stage de perfectionnement équestre (C.P.E) à Saumur en France, Septembre 1959-Août 1960, j’ai été muté à l’Escadron-Mixte, seule unité de l’Arme Blindée Cavalerie de la jeune armée tunisienne. Cette unité formant corps était composée:
- D’un escadron à 16, Automitrailleuses, half-tracks blindés armés de Mitrailleuses de 50 dont une section de 4 Mortiers 81 mm.
- -C’est le régiment d’honneur actuel.
J’étais désigné commandant de cet unique escadron blindé de l’armée et chargé, par ailleurs, de l’instruction de tout le corps. C’est ainsi que j’ai découvert une quantité importante de munitions d’instruction non utilisées depuis plusieurs années. Il n’y avait pas encore, au corps, d’officiers qualifiés pour mener cette instruction relativement compliquée. Encouragé par mon chef de corps, je me suis lancé à former les équipes des armes de bord des half-tracks et des servants des mortiers de 81 mm. La formation théorique et pratique terminée, il fallait organiser une école à feu pour clôturer et couronner ce stage qui faisait figure d’exception en ces temps héroïques.
Cette formation devait nous permettre de compléter et de qualifier les servants des armes de bord et surtout de disposer, au plus vite d’une section d’appui de mortiers qualifiée. On se préparait, sans le savoir, à la crise de l’évacuation de 1961.
Mais le plus dur restait à faire : obtenir l’autorisation de l’Etat-Major de l’Armée de Terre (E.M.A.T) pour se déplacer au champ de tir de Bouficha et organiser cette école à feu, avec des munitions réelles, et avec tous les risques que cela comportait ; surtout que cette initiative, considérée comme farfelue, venait d’un corps qui n’était pas très crédible aux yeux de l’E.M.A.T.
De quoi se mêlent ces cavaliers? Ironisait-on dans les couloirs de l’EMAT
Ils feraient mieux de s’occuper de leurs cheveux ! C’était déjà la guerre de clocher entre les différentes armes (infanterie et cavalerie)
Au printemps de 1961et après moultes hésitations l’EMAT, curieux mais sceptique, a fini par nous accorder cette faveur.
Le commandant Med Chérif, directeur du matériel de l’armée, (DMA), étonné à son tour mais téléguidé par l’Etat Major de l’Armée de Terre (E.M.A.T), viendra assister à cette école à feu. Surpris par les résultats, il est allé, le lendemain même des tirs, rendre compte à l’E.M.A.T de sa surprise et aussi de sa satisfaction. Quelques mois plus tard, au début de l’été de 1961, quand éclata la crise de Bizerte et alors que l’E.M.A.T. préparait et comptait ses billes, pour faire face à toute éventualité, le cdt Cherif, grand conseiller auprès du chef de l’E.M.A.T , encore lui, s’empressa de lui rappeler que l’Escadron-Mixte disposait déjà d’une bonne section de M81 mm qu’il a vue, lui-même, à l’œuvre quelques mois auparavant. Ainsi les regards se sont tournés de nouveau vers Bab Saadoun et on ne tarda pas à recevoir l’ordre de préparer cette fameuse section de mortiers et une section de voltigeurs pour sa protection, moi-même en tête, et de se préparer à un emploi dans le cadre d’éventuels événements à Bizerte.
(Le 6 juillet 1961, le lieutenant Elkateb reçoit l'ordre de faire immédiatement mouvement à la tête de sa compagnie -85 hommes- vers la station ferroviaire de Sidi Ahmed, près de la base aérienne du même nom. Arrivé sur les lieux, il se retrouve au milieu d'un chantier où des ouvriers creusaient des tranchées à la limite des barbelés français, sans aucune idéé de manoeuvre. Intrigué, il demande au commandant de la garnison de Bizerte, l'objet de sa mission. Celui-ci se gardera bien de le lui dévoiler. Il ne le saura que 13 jours plus tard, le 19 juillet 1961)
Le 19 juillet 1961, la tension était à son comble : électrisée et explosive
Vers 14h, le sous-officier chargé du poste liaison radio avec notre état-major (ETAT) me présente le message suivant : «Interdire par le feu, si nécessaire, tout survol, décollage ou atterrissage à la base de Sidi Ahmed».
Surpris, et pris de panique je ne savais plus quoi faire ! Pour me calmer et me montrer digne, j’ai cru avoir eu l’astucieuse idée de demander à l’EMAT (Etat-major de l’armée de terre) confirmation de ce message, tout en priant le Bon Dieu, en mon for intérieur, de l’annuler ! Il était de bien mauvais augure. En attendant la réponse, il me fallait me reprendre, me montrer digne devant mes subordonnés et faire face à mes nouvelles et écrasantes responsabilités. On allait peut-être déclencher la guerre avec la France.
J’ai appelé donc mes deux chefs de section pour leur annoncer la bonne nouvelle et leur donner l’ordre de se préparer à exécuter notre plan de combat préparé les jours précédents. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, la réponse, cinglante, ne tarda pas à venir : «Mission objet message N°…-Confirmée. Exécution. Stop et fin». Il n’est plus question maintenant de tergiverser, d’hésiter et encore moins de murmurer. Le ton sec de cette confirmation ne me laissait plus aucun doute sur l’intention de mes supérieurs, et m’a rappelé le fameux premier article du règlement français, de discipline générale, que nous avons appris depuis 1956 à Saint-Cyr (Exécution de l’ordre, sans hésitation ni murmure). Ainsi on s’est trouvé face à un mur en béton contre lequel on allait s’écraser.
C’était le ciel qui nous tombait sur la tête. Sous la contrainte, je sonne le branle-bas de combat qui nous laissait présager une vraie catastrophe. C’était sans tambour ni trompette évidemment, mais dans un silence sourd car on était loin de ces charges héroïques menées par la cavalerie des temps révolus qui excitait mon imagination de jeune officier de cavalerie.
Tout ce branle-bas consistait principalement à:
a - Mettre en place les fusils mitrailleurs (FM), dont un dans l’axe de la piste principale d’envol à 10m des barbelés français.
b - Mettre en place les mortiers dans leur emplacement de tir sans retirer les tentes pour ne pas les dévoiler.
c - Compléter et parfaire l’organisation du terrain.
Vers 17h, un premier avion Nord 2501 de transport et de largage français a réussi à atterrir très loin à l’est de la base sans être remarqué. Il roula sur la piste principale est-ouest et vint sur nous face à la pièce FM installée dans l’axe de la piste, où je me tenais embusqué. Arrivé à distance de tir, je donne l’ordre, à plusieurs reprises, d’ouvrir le feu. Je ne vois rien venir ! Rien ! Les soldats qui n’ont pas connu encore le baptême du feu, comme paralysés, n’arrivaient pas à maîtriser la peur qui les dominait et appuyer sur la détente. Excédé, je prends alors, moi-même, le FM et déclenche un tir nourri sur l’avion qui continuait de rouler vers nous. Je voyais les gerbes traçantes pénétrer dans le cockpit et l’avion sortir de la piste et tomber dans le fossé de protection du bas-côté.
Par cette tentative d’atterrissage ratée, les Français ont certainement cherché à tester le degré de notre vigilance et sonder notre capacité de réaction. Ils se sont très vite rendu compte qu’on était bien là et capables de faire mal.
Ils ont dû regretter de nous avoir sous-estimés. Encouragés par mon initiative et comme libérés, les soldats ont déclenché le tir d’une façon anarchique. D’un excès à l’autre ! Devant cet échec cuisant, les autres avions qui amenaient les régiments paras, annoncés en renfort, n’ont plus cherché à atterrir ; ils ont survolé la base et largué personnels et équipements. C’était une véritable invasion venue du ciel. Déchaînés, nos tirs sont devenus difficilement contrôlables, d’où une consommation des munitions sans modération.
- Cette situation, devenue très vite critique, a dû rappeler aux Français la mésaventure de leurs anciens à Diên Biên Phu au Vietnam (topo des lieux et encerclement dans la cuvette formée par le lac de Bizerte et les hauteurs environnantes).
- Pour protéger cette opération de largage, plusieurs avions de chasse Corsair et Mistral, partis de la base ou du porte-avions Arromanches, qui croisait au large du Cap Blanc, sont venus nous harceler pour faire cesser nos tirs qui ont dû faire beaucoup de dégâts. On a observé plusieurs ambulances aller et venir pour ramasser, peut-être, morts et blessés parmi les paras cloués par terre et éparpillés sur toute la base.
- Entretemps, un canon antichar de 17 Pounder et une mit. de 50 ont regagné ma compagnie de 4 canons de 105 du régiment d’artillerie du Commandant Bejaoui qui devait regagner Bizerte, juste devant les portes de la base ! Ma compagnie était alors en plein accrochage avec l’aviation ennemie.
- Très occupé (il y avait de quoi), je n’ai pu tirer profit que du canon antichar. C’était une vraie aubaine. Je l’ai chargé d’achever l’avion Nord Atlas stoppé par nos armes légères. Mission accomplie rapidement et sans hésitation ni murmure. L’avion a été pulvérisé d’un seul obus perforant.
Les «Nord 2501 » qui procédaient au largage des paras volaient assez bas pour nous présenter des cibles idéales mais il était trop tard pour pouvoir utiliser la mit. de 50.n n n - Les accrochages se sont poursuivis pendant tout l’après-midi.
- A la tombée de la nuit, un calme précaire s’est installé. Profitant de cette accalmie, je suis allé inspecter mes hommes dans les tranchées et vérifier s’il y avait des morts et des blessés.
- J’étais surpris, mais heureux, de constater qu’il n’y avait rien à signaler. « Miracle », pas un blessé.
Est-ce grâce aux tranchées et autres postes de combat assez profonds et bien aménagés ? Toujours est-il que les consignes du Cdt Kortas concernant l’organisation du terrain se sont avérées bien précieuses, voire vitales. Elles restent d’ailleurs immuables. - •Vers 20h, alors que j’étais en pleine évaluation de situation, je reçois la visite du lieutenant Boujallabia, camarade de promotion, chargé du renseignement au 5ème Bataillon. Il n’est arrivé jusqu’à moi qu’avec beaucoup de difficultés. Il était venu aux nouvelles et m’a demandé mes besoins, après cette dure et longue journée. J’ai demandé, seulement, le remplacement des munitions de petits calibres consommées sans modération l’après-midi. Aussi lui ai-je expliqué, rapidement, mes intentions pour la suite des événements et principalement les tirs planifiés des mortiers de 81 mm.
A signaler que j’attendais toujours les munitions commandées. Depuis 50 ans déjà. C’était normal ! La logistique ne suivait pas, la situation ayant échappé à tout contrôle dès le début de l’engagement.
Le lieutenant Boujallabia parti, et le calme revenu, il fallait reprendre la situation en main et arrêter la conduite à tenir pour faire face à la suite des événements.
Voilà ce qui a été précisé aux deux chefs de section:
1- Pointer les appareils de pointage des mortiers sur les objectifs correspondants.
2- Préparer les obus avec les charges et les fusées correspondantes (40 par pièce)
3 - Le jeudi 20/07/1961 à 4h, retirer les tentes qui cachent les mortiers, et sur ordre seulement, déclencher les tirs préparés.
4 - Sur ordre se retirer, par équipes, et rejoindre la ferme située au sud-ouest de la gare, à 2 500m, le long de la voie ferrée. Direction Tinja-Menzel Bourguiba. RDV à la ferme à 18h.
- La nuit du 19 au 20/07/1961 a été bien courte. On s’est attaché à driller les servants des mortiers et à expliquer les détails de l’exfiltration.
- Le jeudi 20/07/1961 à 4h exactement: déclenchement simultané des tirs des 4 pièces: 160 obus en 15 minutes/ 40 par pièce.
- Avant d’avoir eu le temps de donner l’ordre de retrait, le tir de contre-batterie, attendu, s’est abattu sur notre position, nous a cloués dans les tranchées et nous a empêchés de nous retirer en ordre.
- J’ai alors donné l’ordre de se retirer, individuellement, et rejoindre la ferme, notre premier point de ralliement. Il n’était plus question de ramener les mortiers et la jeep-radio.
- L’aviation, dès les premières lueurs du jour, s’est aussi mise de la partie par roquettes, canons et bombes de 500 livres.
Sous les tirs nourris de l’ennemi et malgré notre insistance, beaucoup, se croyant en sécurité, ont préféré ne pas quitter les tranchées. Ils ont eu tort ; car cela leur a été fatal.
Une trentaine de soldats ont été tués et une autre trentaine faits prisonniers. Ceux-là se sont battus avec acharnement jusqu’à épuisement des dernières munitions et aussi sous l’effet des bombes de 250 kg et 83 obus de 105. Autocritique : il aurait fallu déclencher les tirs de mortiers à 2h pour pouvoir se retirer en ordre avant le jour (manque d’expérience). Moi-même, j’ai quitté ma position vers 4h45, j’ai rejoint la ferme vers 18h. J’y ai trouvé une vingtaine de rescapés. Nous avons mis, individuellement, 12heures en moyenne pour parcourir les 2 500m. Pendant toute une journée, on a joué au chat et à la souris avec avions et hélicos français qui avaient pris l’air dès le lever du jour pour nous barrer la retraite.
Le 20/07/1961 vers 20h, ne voyant plus personne arriver à la ferme, j’ai divisé l’ensemble en 4 équipes et leur ai donné les directives suivantes : Prochain point de ralliement : poste de police de Tinja. Suivre les rails. Possibilité de rencontrer l’ennemi sur points de passage obligés (ponts). Eviter l’accrochage, RDV à Tinja le 21/7/1961 à 1h du matin. A la tombée de la nuit, j’ai lâché les équipes l’une après l’autre avec 15 minutes d’intervalle. Vers 21h, j’ai quitté la ferme avec la dernière équipe. Après avoir contourné plusieurs points qui nous semblaient suspects, toutes les équipes ont rejoint Tinja. J’étais le dernier à y arriver avec mon équipe. Il était 1h du matin. De là j’ai contacté, par téléphone, le général Tabib, chef d’EMAT, et lui ai rendu compte de la situation.
Surpris, il ne pouvait croire que j’étais encore vivant, avec 25 hommes. Pour le commandement, et pour ma famille, j’étais porté disparu. J’ai perdu tout contact avec le commandement après le départ du lieutenant Boujallabia le 19/07/1961 vers 21h.
Les tirs de ma compagnie sur la base et les tirs de contre-batterie ennemis ainsi que l’action de l’aviation ont été observés de l’autre côté du lac (Menzel Abderrahmane). Leur intensité ne laissait aucun espoir d’avoir des survivants à la gare de Sidi Ahmed. Revenu à la réalité, le général Tabib m’ordonna de rejoindre Tunis au plus vite afin de reconstituer (déjà) une nouvelle section de mortiers pour un éventuel nouvel emploi. On craignait une action de l’armée française sur Tunis. Le lendemain matin, embarqué avec les hommes, dans le dernier train partant de Tinja, nous sommes arrivés à Tunis vers 11h. Les hommes ont été dirigés vers l’Escadron mixte, notre unité mère, et moi-même vers l’EMAT pour un compte rendu détaillé de la situation. De là j’ai contacté ma famille pour la rassurer. Le lendemain, après une nuit à la maison, de retour à mon corps d’origine, on m’a chargé de reconstituer la compagnie et de la préparer pour participer à la protection de Tunis.
Le 22 juillet 1961: rebelote!
Il fallait tout de suite:
- Trouver, rapidement, du personnel susceptible d’assimiler facilement les fonctions de servants mortiers de 81mm.
- Accélérer la formation des servants et de la section.
- Le champ de Lambily à Bab Saadoun, actuellement Meftah Saadallah, a vu pour la deuxième fois en 6 mois cette compagnie, réduite de 2/3, revenir pour se reconstituer, s’entraîner et préparer une deuxième rencontre éventuelle avec l’ennemi. Mais le cessez-le-feu, décrété le 23/07/1961, en a décidé autrement.
Il ne nous a pas permis d’affronter une deuxième fois l’ennemi avec l’avantage d’avoir subi déjà le baptême du feu, quelques jours seulement auparavant. On avait plus confiance en nous.
Bilan des pertes de la compagnie : effectif au départ, 85 hommes environ.
- 1/3 a pu regagner le poste de Tinja avec moi.
- 1/3 a été tué par les tirs de contre-batterie et de l’aviation le 20/07/1961.
- 1/3 fait prisonnier le même jour. Les Français ont reconnu leur résistance acharnée avant de se rendre. Faute de munitions. Ils n’ont pas été ravitaillés.
- Un seul sous-officier qui n’a pu rejoindre le premier point de ralliement (la ferme) a dû, égaré, rejoindre seul les lignes amies. Pas un seul déserteur.
- La gare de Sidi Ahmed et les énormes eucalyptus, âgés de plusieurs décennies, ont été rasés complètement.
- Les deux lignes de chemin de fer détruites totalement.
G - Comment l’état-major tunisien a-t-il géré la crise transformée en tragédie?
Par cette tentative ultime de libérer notre pays du joug du colonialisme, la partie tunisienne détenait l’initiative du moment du déclenchement des hostilités. Quant au lieu, il était bien connu. Il s’agissait de la Base stratégique de Bizerte. C’était une chance inespérée et un avantage énorme, pour affronter un ennemi militairement beaucoup plus fort. L’effet de surprise est toujours capital. Il vous donne l’initiative de décider de l’heure, de la date et du lieu précis du déclenchement des hostilités. Cet avantage a été tout simplement négligé. En exploitant cet avantage:
- On aurait dû concevoir une action politique du gouvernement, soutenue par une action militaire appropriée, basée sur une idée de manœuvre planifiée et adaptée à nos moyens modestes, voire négligeables, et particulièrement aux moyens écrasants de notre adversaire d’alors.
- Notre action aurait dû être dosée suivant les réactions de cet ennemi. C’est l’inverse qui s’est passé.
Une analyse de la situation géostratégique du moment et une préparation minutieuse de la manœuvre nous auraient permis de:
- Ne pas nous lancer dans la bataille tête en avant sans la moindre idée de manœuvre.
- Ne pas agir dans la précipitation et l’improvisation comme cela a été le cas du début à la fin.
- Ne pas prendre des décisions de conduite contre tout bon sens (cas du groupe d’artillerie).
- • Ne pas jeter des unités dans la bataille d’une façon irréfléchie et sans la moindre directive comme cela a été mon cas à Sidi Ahmed et celui du régiment d’artillerie, sacrifié devant les portes mêmes de l’ennemi (ENI).
- • Eviter des pertes insupportables en personnel et en matériel (jeunesse destourienne massacrée, militaires sacrifiés et matériel précieux détruit bêtement).
Une action mieux préparée puis bien menée aurait pu au moins limiter les dégâts:
- Il fallait tout particulièrement éviter toute confrontation directe avec l’armée française, de loin mieux équipée, mieux instruite et surtout plus aguerrie.
- Il fallait éviter de déclencher une guerre classique et opter pour des actions de harcèlement plus faciles à soutenir dans la durée et adaptables à toutes les situations.
- Il fallait aussi tenir compte du caractère hautain et susceptible du général de Gaulle, le président français, et de sa perception de la grandeur de la France qui perdait de la hauteur sur la scène internationale et qui se trouvait coincé entre le marteau (la guerre en Algérie) et l’enclume (les généraux félons d’Alger).
- Il était donc condamné à réagir (vite et fort), surtout qu’il avait en face un autre caractère aussi fier et opiniâtre, celui du président Bourguiba, acculé lui aussi à faire un coup d’éclat.
- Par ailleurs, soyons réalistes ! Est-ce que la Tunisie, indépendante depuis 5 ans seulement, après 80 ans de colonisation, avec des institutions encore fragiles et une armée encore mal organisée, mal équipée et mal instruite, pouvait soutenir une guerre classique contre l'une des cinq premières armées du monde ? Bien sûr que non.
Le sacrifice du régiment d’Artillerie
Ce régiment commandé par le commandant Bjaoui venait de finir une manœuvre à Kasserine.
Dans la précipitation, il reçoit l’ordre de regagner Bizerte ville pour y faire quoi ? La guerre ! Quelle catastrophe ?
Deux de ses compagnies qui venaient de Medjez El Bab se sont retrouvées défilant devant l’entrée même de la base de Sidi Ahmed, alors que l’accrochage était à son comble entre mes éléments et l’aviation française, qui s’est acharnée sur ces éléments et les a complètement décimés. Quel beau cadeau offert aux Français sur un plateau d’argent ! Il ne manquait que la cerise ! C’aurait été le cdt du Régiment s’il était là. C’est ainsi que le canon Anti-char et la Mit de 50 Anti-aérienne cités plus haut ont échappé à la destruction et sont venus rejoindre ma compagnie.
Le commandant Bjaoui, rescapé du carnage, a regagné la ville de Bizerte en venant de Tunis. Frustré, il s’est jeté corps et âme dans la bataille. Echappé le 19/07/1961 dans l’après-midi il a été tué le 21/07/1961 dans les rues de Bizerte Au champ d’honneur, l’arme à la main.
Devant cette perte catastrophique, en personnel et matériel, on ne peut pas ne pas se poser la question suivante
Pourquoi a-t-on tenu coûte que coûte à envoyer à la casse ce régiment dans la ville même de Bizerte? Rien ne peut justifier cette décision irréfléchie, absurde, car l’emploi rationnel de l’artillerie veut qu’elle soit placée dans un rayon de 15 km en moyenne de l’objectif à battre par ses feux. Envoyer ce régiment à Bizerte même, c’était le condamner à mort d’avance et c’est bien ce qui est arrivé. Cette décision dénotait un manque d’assurance, une improvisation insensée et une ignorance totale de l’emploi des armes. Quel Gâchis!
Epilogue
L’évacuation du dernier soldat français eut lieu, enfin, le 15 Octobre 1963, soit 27 mois après les événements de juillet 1961, et après avoir piétiné notre sol et humilié notre peuple pendant 82 ans. Aurait-elle eu lieu sans cette tragédie ? A savoir ? La Polémique à ce sujet est comme une vis sans fin! Elle ne finit jamais de tourner.
Aux historiens objectifs d’en étudier les causes, la façon de l’avoir menée et ses conséquences négatives et positives.
A posteriori je suis personnellement heureux, voire fier (avec beaucoup de modération):
- De n’avoir pas faibli devant ce géant qu'était l’Armée Française.
- D’avoir su et pu maîtriser cette peur qui m’arrachait mes entrailles avant l’engagement.
- D’avoir dominé cette situation dangereusement étrange.
- De n’avoir à aucun moment perdu le Nord, car c’était essentiel pour avoir pu me donner à moi-même une mission et l’avoir parfaitement accomplie avec le concours de combattants courageux et bien instruits.
- D’avoir surtout fait mal, très mal, a un ennemi arrogant, agressif et belliqueux qui dit nous avoir donné une dure leçon. Ce qui était malheureusement bien vrai vu les négligences et les maladresses commises de notre part. Mais l’ennemi de son côté y a aussi laissé des plumes:
- D’avoir enfin survécu à cette confrontation et avoir pu ainsi participer :
- A l’organisation et au développement de notre armée depuis sa naissance.
- A la mise sur pieds de ses petites et grandes unités.
- Au développement et au commandement de ses écoles et centres d’instruction.
- A la formation et à l’éducation de ses cadres de tous grades.
- Malgré ces pertes énormes:
- La Tunisie a gagné la bataille de l’évacuation
- La jeune armée tunisienne, pour avoir subi son baptême du feu, grandeur nature, face à un ennemi terrestre, aérien et naval, beaucoup plus fort, a vécu une expérience, certes douloureuse, mais nécessaire, irremplaçable et d’un intérêt certain.
- Les peuples et les armées ne peuvent se développer dans du coton !
- On ne peut pas faire des omelettes sans casser des œufs!
Ce témoignage est sincère et plein d’enseignements simples, modestes, basés sur des principes immuables, valables à tous les échelons de la hiérarchie. (du lieutenant, au Général, et au chef de l’état).
- Si on les néglige ou on les oublie, on prend le risque de s’exposer et d’exposer son pays et son armée à une dure leçon.
- C’est ce qui nous est arrivé, hélas, à Bizerte en Juillet 1961.
Puissent les générations futures de responsables politiques et de chefs militaires en tirer les meilleures leçons et éviter ainsi des pertes insupportables, inacceptables, comme celles que nous avons subies au cours de ces événements.
Dédicace
Pour terminer et sans oublier tous les martyrs de la bataille de l’évacuation (Remada – Bizerte) , et ils sont nombreux, je dédie ce modeste témoignage aux valeureux sous-officiers, caporaux et soldats, appelés et engagés, de cette compagnie de «l’Escadron Mixte», que j’ai eu l’honneur d’encadrer, d’instruire et de mener au combat dans les pires conditions et qui se sont battus avec courage jusqu’au sacrifice suprême pour plusieurs d’entre eux.
Ils ont ainsi fait d’un coup d’essai un coup de maître et sauvé l’honneur de l’Armée Tunisienne.
Général Said El Kateb