L'entrée dans la modernité de la médecine en Tunisie
" La mosaïque médicale de Tunisie 1800-1950 ". La bibliothèque médicale tunisienne vient de s'enrichir d'un nouvel ouvrage publié simultanément à Tunis et Paris. Son auteur, Lucien Moatti est médecin d'origine tunisienne fils d'un médecin de renom, Léon Moatti.
Dans ce livre il traite d'une période méconnue de la médecine en Tunisie qui a dû rebuter plus d'un faute de documents faisant, ainsi, oeuvre de pionnier. Il faut donc saluer le travail du Dr Moatti qui s'est acquitté de ce devoir de mémoire avec beaucoup de bonheur, nous restituant cette remarquable mosaïque que constituait le corps médical dans toute sa diversité ethnique et religieuse.
C'est un grand nom de médecine tunisienne, en l'occurrence le Dr Saadeddine Zmerli qui a signé la préface du livre (que nous reproduisons ci-après). Maniant la plume avec autant de talent que le bistouri, le Dr Zmerli a su, en peu de mots, mettre en évidence l'apport du livre:
La mosaïque médicale de Tunisie 1800-1950 est l’œuvre de Lucien Moatti qui a décidé, écrit-il dans son préalable, « de rédiger une sorte de livre d’or, de dictionnaire ou d’annuaire des médecins qui ont servi en Tunisie (et la Tunisie) du début du XIXe au milieu du XXe siècle».
Lucien Moatti, médecin, fils de médecin, universitaire passionné d’histoire était prédestiné à ce devoir de mémoire. Nous ne pouvons que le remercier d’avoir pris cette responsabilité.
Fils de Léon Moatti, ancien AIHP, ORL de réputation internationale, il est également le fils spirituel de Tahar Zaouche, Roger Nataf, Salah Azaïez, Chedli Ben Romdhane, Georges Valensi et Mahmoud El Materi dont le comportement exemplaire ne pouvait que susciter respect et admiration, et dont la communion d’esprit représentait l’aspect le plus réconfortant de cette mosaïque médicale, dans sa perspective tunisienne.
En se promenant dans l’index biographique, nous mesurons immédiatement la richesse « du parcours » de chacun de ces quelque mille deux cents noms. L’élaboration de cet index a nécessité du temps, de la patience, et beaucoup d’intelligence. Puisqu’il a fallu mobiliser toutes les ressources permettant de retrouver tous ces noms, pour beaucoup oubliés. Cet index constituera dorénavant une référence indispensable..
Cette mosaïque n’est pas née en 1800, la médecine étant alors assurée, et jusqu’au milieu du XIXe siècle, par des soignants traditionnels, porteurs d’une licence d’exercice (Ijaza). A partir de 1850 les médecins diplômés, Italiens en premier, puis Maltais et enfin Français, vont les remplacer progressivement.
La publication en,1889, au Journal Officiel, de la liste des médecins autorisés à exercer en Tunisie, appelée à paraître chaque année et indiquant la faculté d’origine du candidat va constituer une base pour les futures études biographiques
La liste des soignants traditionnels est également répertorié dans les listes du Journal Officiel, elle traduit leur déclin: 55 en 1891, 5 en 1934.
Au début du XXe siècle la mosaïque est bien constituée avec l’arrivée des médecins tunisiens, rejoignant Bechir Dinguizli et Joseph Scemama de Gialouli, les premiers à s’installer, en 1897.
Cette mosaïque est remarquable à deux titres : elle est riche par sa diversité et forte de ses personnalités.
Composée d’anciens internes des hôpitaux de Paris en majorité de confession juive, de pastoriens (dont Charles Nicolle, prix Nobel de médecine en 1928) et de lauréats de différentes facultés de Médecine européennes, tous ont exercé dans une saine émulation leur art. Ils ont en outre jeté les bases d’une médecine moderne, en créant au début du 20ième siècle, la Société Tunisienne des Sciences Médicales et les périodiques, la Tunisie Médicale et les Archives de l’Institut Pasteur. Ils ont permis l’expression et la diffusion d’une littérature dense et variée. C’est à bon escient que Lucien Moatti a dessiné avec talent et sensibilité la vie associative de l’époque en décrivant les débats suscités par les maladies, le typhus exanthématique, le KalaAzar, la mélitococcie….
Minoritaires dans cette mosaïque marquée par une grande diversité notamment en matière de nationalité, les médecins tunisiens arrivent alors en troisième position après les Français et les Italiens et précédent le groupe réunissant tout les autres médecins étrangers (d’une dizaine de nationalités différentes). Les femmes médecins ne sont qu’une cinquantaine. Seulement sept d’entre elles sont tunisiennes, dont Taouhida Ben Cheickh, la première femme médecin autorisée à exercer en Tunisie.
L’analyse confessionnelle des médecins tunisiens, après lecture attentive de la liste des 1175 médecins installés en Tunisie, laisse apparaître deux à trois fois plus de médecins de confession juive que musulmane. Ceci est corroboré par Moncef Zitouna, dans son bel ouvrage, « la médecine en Tunisie 1881-1994 », dans lequel il recense les médecins en exercice en 1951, au nombre de 516 qui comprend 220 Tunisiens dont 143 de confession juive. Mais cette tendance allait s’inverser avec l’indépendance du pays, en 1956, et leur nombre allait décroitre rapidement se résumant à une présence quasi symbolique de quelques médecins actuellement.
Nos jeunes horizons étaient ponctués, aussi bien au Lycée de Carthage, annexe de Carnot qu’au P.C. B., à l’Institut des Hautes Etudes de Tunis par les noms de Barannès, Bensasson, Debbach, Naccache, Scemama, nous aurions voulu voir notre ciel constellé des mêmes étoiles. Le sort en a décidé autrement.
Nous avons poursuivi le chemin que nos ainés ont si bien tracé, en fondant la Faculté de Médecine, en bâtissant l’Institution Publique hospitalière et en assurant une formation médicale moderne et obéissant aux règles de l’éthique.
Aujourd’hui, avec ses facultés de médecine et ses hôpitaux universitaires, la Tunisie compte 14626 inscrits au Conseil de l’Ordre, dont 12000 en exercice et une féminisation galopante, atteignant 53% pour les moins de 40 ans. Les étrangers comptent 175 médecins. Quant à nos amis, ils ont disparu de la toile et, à notre grand regret, la belle mosaïque n’est plus.