L'Université commémore Bourguiba à sa manière
Finalement, après un long silence, l’Université tunisienne prend Bourguiba comme objet d’étude et organise son premier colloque sur l’homme, son œuvre et le bilan de son règne.
Le laboratoire du Patrimoine de l’université de Manouba, en partenariat avec l’Observatoire tunisien de la transition démocratique, réunissent les 2 et 3 août à Monastir même un colloque des historiens, politologues et philosophes pour s’adonner à une archéologie de l’homme, et de son œuvre ; mais pas uniquement, des témoins de type nouveau sont invités, parmi ceux qui étaient de bons élèves du Bourguibisme, mais aussi parmi les anciens opposants à ses politiques autoritaire, on y trouve parmi les intervenants prévus, Hechmi Troudi, ancien perspectiviste et prisonnier politique au temps de Bourguiba, Larbi belarbi, syndicaliste, ancien communiste. Raja Ferhat sera parmi les témoins, mais aussi des Hommes de Lettres, tel Abdelwahed Braham qui a suivi de près les politiques culturelles de l’Etat bourguibien, ainsi que Frej Chaieb, connaisseur de l’école de Bourguiba.
En lisant le programme, nous sommes tentés par moment d’y voir toute la gauche intellectuelle, universitaire et politiques des années 1970 ( Les Larguèche, Redissi et Kazdaghli) qui aurait fait un choix décisif : se réconcilier avec la mémoire d’un Homme qu’elle a longtemps combattu du temps de son long règne.
L’actualité de Bourguiba est un fait incontestable aujourd’hui, objet d’histoire, objet de savoir, mais aussi objet de relecture et de réappropriation, Bourguiba entre par la Cour des grands à l’Université.
Manifestation à suivre, non seulement pour son actualité nettement politique, mais surtout pour voir comment la distance agit sur le regard et crée les conditions d’une relecture et pourquoi pas d’une « autocritique ».
Bourguiba, le retour?
Longtemps après sa mort, L’ombre de Bourguiba plane sur la Tunisie. Il est devenu quasiment un « acteur » du présent : un objet de réappropriation, de relecture du passé national, un enjeu mémoriel, en un mot un véritable spectre qui hante la scène politique tunisienne.
Devenu une véritable icône, objet d’un culte, Bourguiba est l’invité posthume de tous les débats publics et privés autour du choix du modèle de société. Des partis se réclament de son héritage et de l’immense œuvre qu’il a accomplie et à laquelle ils s’identifient.
Pour d’autres acteurs, politiques ou intellectuels, il continue à figurer le bradeur d’identité et le responsable de tous les maux de la Tunisie indépendante.
C’est là un fait majeur de l’actualité et de l’histoire politique, intellectuelle et idéologique qui se joue sur fond de tensions et de clivages rarement vécus durant notre histoire contemporaine.
Revisiter Bourguiba et son Héritage en ces moments particuliers, suppose un double effort, celui de la mémoire (et heureusement que beaucoup parmi ses contemporains sont là et peuvent en témoigner), et celui de la distanciation, nécessaire à toute lecture objective. Son parcours long, dense et tumultueux se confond avec les moments forts des luttes nationales glorifiées, de la construction de la République et ses réformes phares de la libération de la femme à l’école moderne, de l’Union sacrée de la Nation à l’exclusion des particularismes… Mais cette œuvre ne saurait faire oublier l’exercice autoritaire du pouvoir et la répression de toutes les oppositions et dissidences politiques et syndicales.
Déconstruire le récit officiel qui a imprégné la mémoire collective est une tâche historienne nécessaire mais difficile, parce que le propre du mythe c’est de résister en se nourrissant autant de l ‘imaginaire que des désenchantements du présent.
Revisiter cette Histoire, en interrogeant de nouveau les sources (celles abondantes de ses contemporains), mais celles aussi inédites et révélant les méandres encore méconnues d’une personnalité qui a su dominer son siècle.
C’est ce que nous espérons capter de ce moment privilégié et exceptionnel. Penser Bourguiba à la fois au passé et au présent, en tentant de cerner cette pensée controversée mais fortement présente à travers l’œuvre qu’il a accomplie avant et au cours de l’édification de l’Etat National.
Mais, la manifestation ne se limite pas aux séances scientifiques finement réparties ou à la sélection de nouveaux témoins. L’exposition photographique et documentaire qui se prépare sur l’esplanade du Mausolée le 03 août, donne à la manifestation le goût d’un hommage universitaire à la mémoire d’un homme qu’ils ont souvent légué à l’oubli des années durant, et qui revient, tel un acteur du présent.
Là aussi, les organisateurs ont estimé qu’il est de leur devoir de s’expliquer en élaborant l’argumentaire de leur exposition intitulée, «Bourguiba, l’homme de tous les combat.
Hommage académique, mais hommage tout de même, Cela a été fait par plus d’une académie Pour Nasser, De Gaule et bien d’autres avant lui, pourquoi pas Bourguiba.
Bourguiba, l’homme de tous les combats
Souvent Bourguiba a décrit son parcours comme le long combat d’un homme seul. Seul dans un milieu hostile, face à un double défi, celui de la puissance coloniale exclusive et souvent brutale, mais face aussi à un défi intérieur, souvent pernicieux, celui de la léthargie des anciennes élites qu’il a du bousculer et souvent combattre.
L’histoire de l’homme se confond miraculeusement avec l’histoire d’une nation nouvelle en formation. Introducteur de la politique au sens moderne, inventeur du Parti de masse (septembre 1934), diffuseur des idéaux du nationalisme et de la notion même de «Tunisianité», Bourguiba a réussi à forger sa propre image à la mesure de ses ambitions.
Son sens du verbe n’a d’égal que son intelligence de son époque et de ses grandes questions dont il a su en tirer profit pour bricoler sa stratégie, une stratégie qui s’est déployée en trois grands moments donnant naissance d’une épopée à trois temps.
Le temps de la mise en place d’une forme nouvelle de rassemblement volontaire des hommes, le parti de masse comme l’expression politique de la nation organisée. Ce fut le combat intérieur qui débute en 1934 et se solde quelques années plus tard par le triomphe de cette formule «magique» à laquelle se sont identifiés les enfants du sahel d’abord, mais ensuite des générations de tunisiens de toutes les contrées.
La prison et l’exil constituent le décor tragique de cette épopée qui sera longue et tumultueuse. L’intermède de la guerre réduit à silence les passions nationalistes, et à l’exil et à la traversée du désert le leader et ses lieutenants.
Le deuxième moment qui débute après-guerre verra s’épanouir une expérience unique, celle d’un leader en exil volontaire et en quête d’une raison à sa juste cause et celle d’une nation qui se forme et se dote des moyens de sa renaissance au monde. De loin, Bourguiba pense le monde et pense déjà la Tunisie dans le monde. Ce moment se solde au prix de grands malentendus, alliances et mésalliances par le triomphe d’une nation qui a appris à négocier avec l’autre.
Le troisième moment, est celui de l’indépendance avec ses fastes et ses contraintes. Bourguiba, le tribun a su incarner le temps des réformes et de l’entrée de la nation nouvelle dans la modernité : le temps de la République avec la libération de toutes les énergies à commencer par la femme, puis l’école « régénératrice » de l’humanité des Hommes. Le grand combat pour le développement devient la vérité unique du moment historique, vérité qui fait taire toutes les autres, devenues discordantes.
Mais l’histoire retient aussi un quatrième moment que le mythe de l’homme « providentiel » tente d’effacer de la mémoire du jour. L’homme, vaincu par l’âge et trahi par les temps durs sort de l’histoire à son corps défendant. Aujourd’hui, les désenchantements du présent ravivent le mythe et couvre l’histoire de l’homme d’un voile de sacralité et de mystère.