Veut-on vraiment mettre l'armée à l'abri des tiraillements politiques ?
Il est de notoriété publique que Bourguiba contrairement à ses pairs africains et surtout arabes n’a jamais manifesté le moindre intérêt pour l’armée considérée comme essentiellement budgétivore et à la limite inutile, puisque la Tunisie n'avait pas d'ennemis et même si c'était le cas, elle pouvait compter sur ses amis. Il ne le disait pas, mais n'en pensait pas moins. Par contre, toute son attention était monopolisée par le développement économique et l’éducation, un secteur qui accaparait à lui seul le tiers du budget de l’Etat. Hédi Nouira, premier ministre dans les années 70 résumait bien la pensée de Bourguiba lorsqu’il répondit aux officiers supérieurs qui l’interpellaient à propos de la vétusté des équipements : « Pour le moment, nous avons d'autres chats à fouetter ». Ce qui n’a pas empêché l’armée tunisienne de détonner avec la plupart des autres armées du monde arabe, par son légalisme, sa discipline, sa discrétion et surtout son attachement aux valeurs républicaines. En décembre 1962, il y a eu le putsch avorté de jeunes officiers en réaction à la manière dont fut décidée et gérée la guerre de Bizerte. Le désintérêt de Bourguiba se muera alors en méfiance, puis en phobie.
En 1979, il limogera son ministre de la défense, Abdallah Ferhat pour avoir à des militaires les aspects logistiques du congrès du parti, alors que le chef d’Etat-major de l’armée, le général Abdelhamid Echeikh qui a supervisé l'opération fut nommé ambassadeur à Khartoum. Mais en janvier 80, un commando tunisien d’une centaine d’hommes venant de Libye attaqua la ville de Gafsa. L’armée ne disposant pas de porte- chars pour acheminer ses blindés ni d’avions de transport de troupes pour dépêcher des renforts, le commando n’a pu être délogé que grâce à l’aide étrangère et notamment française. Cet évènement a eu le mérite de dessiller les yeux des responsables tunisiens sur les faiblesses de l'armée. Même si la méfiance à son égard n'a pas disparu, on essaiera de pallier certaines carences avec l"acquisition d'équipements de première nécessité comme les porte-chars, les C130 et surtout des avions de chasse ultramodernes, en l'occurrence des F5, qui sont d’ailleurs en service jusqu'à aujourd'hui. Les circonstances de leur achat valent la peine d'être relatées ne serait-ce que pour donner une idée de la façon dont les affaires de l'Etat étaient conduites ces années-là. En écoutant le journal parlé de la mi-journée, Bourguiba apprit que la Jordanie venait d'acquérir une douzaine de F5. Son sang ne fit qu'un tour. Comment un si petit pays pouvait se doter d'une aviation de guerre aussi moderne, alors que l'armée de l'air tunisienne ne disposait que de vieux coucous italiens qui dataient de la 2e guerre mondiale. Il téléphona aussitôt au premier ministre de l'époque, Mohamed Mzali pour lui ordonner d'acquérir ce type d'avions quitte à contracter des prêts. Mzali dut obtempérer, mais les prêts, acquis à des taux d’usurier, furent en partie à l’origine de la crise financière de l’été 86 qui provoqua son départ et son remplacement par Rachid Sfar.
Pendant un demi-siècle, tout ce qui concernait l’armée relevait du secret d’Etat. On n'en parlait jamais et quand Ben Ali recevait son minitre des affaires étrangères, c'était pour parler de la formation des cadres de l'armée. Cela a continué après la révolution, même si les Tunisiens ont été unanimes à louer l'attitude de l'armée lors des évènements qui précédèrent le départ de Ben Ali, ensuite pendant la période de transition. Mais les démissions successives du ministre de la défense, Abdesselem Zbidi et du général Ammar, chef d’Etat-major interarmes ainsi que les attaques des terroristes ont fini par projeter l’armée sur le devant de la scène. Les morts du Chaambi et du Kef attirèrent l'attention sur ses lacunes, résultat de plusieurs décennies d'ostracisme et de négligences du pouvoir civil. Enfin, le départ du général Hamdi "pour raisons personnelles" a fini par révéler un profond malaise au sein de cette institution que bien peu de Tunisiens soupçonnaient. Une petite phrase de Adnan Mansar selon laquelle la présidence connaissait les raisons de cette démission, mais ne les dévoilerait pas ainsi que les appels répétés de mettre l'institution militaire à l'abri des tiraillements politiques doublés d'un hommage appuyé au général démissionnaire loin de fournir des éléments de réponse, ajoutaient à la confusion.
Mais laissons la présidence à ses lubies auxquelles on s'est habitués car à force de crier au loup et de voir partout des complots sans y apporter la moindre preuve, elle a fini par y perdre sa crédibilité et intéressons-nous à un évènement qui risque de reléguer au second plan, tous les autres sujets. En 2012, les officiers impliqués à tort ou à raison dans l'affaire dite de Barraket Essahel ont été réhabilités. Il y a quelques jours, ils ont été accueillis une nouvelle fois au palais de Carthage, mais cette fois-ci sanglés dans leurs uniformes. On parle aujourd'hui de leur prochaine réintégration dans l'armée. Bien que l'information ait été démentie du bout des lèvres, on tremble rien qu'à l'idée qu'on en vienne à ouvrir la boîte de Pandore. Car, ce serait placer l'armée au coeur même des tiraillements politiques.
Mustapha