Son discours lors de la célébration de la Fête nationale Suisse et coincide avec la fin de sa mission en Tunisie a résonné fort. Pierre Combernous, Ambassadeur de Suisse en Tunisie, y a dressé un bilan et rappelé des moments forts. Mais aussi, un témoignage d'amitié à la Tunisie et aux Tunisiens.
Lorsque les feux s’allument sur les hauteurs alpines et des collines du plateau suisse au début du mois d’août, c’est un esprit bien particulier qui les anime. Si l’on se reporte en cette fin de XIIIe siècle, dans une Europe faite de souverainetés en mouvement, les Confédérés qui jurent alliance perpétuelle jouent gros face au Saint Empire romain-germanique. Mais ils croient à leur autonomie et à leurs libertés communales et veulent à tout prix éviter de se retrouver les liges d’un puissant souverain. C’est donc bien un acte d’indépendance qui est proclamé ce jour-là et il va marquer toute l’histoire de ce petit coin d’Europe centrale au fil des siècles.
Or, s’il affirme une identité, il est aussi le fruit d’une alliance, d’une rencontre de communautés qui se renforcent en étant complémentaires. C’est donc aussi la naissance du fédéralisme qui se célèbre à cette occasion, cette forme étatique qui restera longtemps unique en Europe, jusqu’au début du XVIIe siècle pour le moins. Cette construction politique, inaugurée dans la pratique par les trois Suisses qui prêtent serment sur la prairie du Grütli en 1291, prendra en quelque sorte le contre-pied des normes de l’Etat nation qui s’imposera un peu partout en Europe, jusqu’à la seconde moitié du siècle dernier. Depuis, l’esprit et l’organisation fédéralistes ont repris cours, en Europe comme ailleurs
L’indépendance et la coopération, voilà bien des éléments indissociables qui sonnent à nos oreilles, dans ce vingt et unième siècle qui cherche encore ses repères et qui voit une fois de plus les peuples revendiquer une gouvernance à leur mesure, qui puisse mieux s’adresser à leurs besoins. De ce constat, qui s’est vu dramatiquement affirmé par les jeunes Tunisiens dans l’hiver 2010-2011, est né le grand mouvement de révolte, la Révolution du 14 janvier portant l’exigence d’une transformation démocratique, face à la confiscation du pouvoir et aux abus de son exercice non partagé. La Suisse l’a rapidement compris et s’est ainsi très tôt engagée aux côtés de la Tunisie.
Il serait fastidieux de vous donner ici des chiffres et des réalisations, dans un inventaire qui resterait forcément en-deçà des besoins réels du pays. D’emblée, l’idée était de déterminer, ensemble avec nos divers partenaires tunisiens, quelles plus-values et quelles synergies la Suisse pourrait apporter. Voilà pourquoi nous avons décidé de soutenir la transformation de la Radio tunisienne en un media de service public ; voilà pourquoi nous parions sur la transformation de la formation professionnelle ; voilà comment nous nous sommes trouvés à appuyer le travail constitutionnel ; voilà aussi la raison de nous impliquer dans l’amélioration de l’accès à l’eau dans le Gouvernorat de Kasserine ; voilà enfin le sens du projet de réhabilitation des locaux scolaires dans le Sud.
Ainsi, alors que nous avons mis sur pied une équipe de soutien à l’Ambassade qui a pratiquement fait tripler nos effectifs en deux ans, ce seront d’ici la fin de l’année 2014 près de 70 millions de Frs. (environ 125 mio. de DT) qui auront été mis à disposition, profitant entre autres à 10'000 personnes raccordées au réseau d’eau à Kasserine ; créant plus de 6'000 emplois dans le Centre Ouest et dans le Sud ; donnant à 2'500 enfants des écoles primaires de Tataouine et Médenine des classes salubres. Sans compter les plus de 700 migrants volontaires rentrés en Tunisie, bénéficiaires de petits projets notamment dans le Gouvernorat de Sfax. Mais j’ai dit ne pas vouloir me lancer dans l’emphase des chiffres, parlons plutôt des femmes et des hommes de Tunisie.
Comme vous le savez, cette soirée de fête nationale est aussi celle où ma femme et moi devons prendre congé de ce pays, qui nous aura marqué profondément et durablement, comme il est en passe de laisser, une fois encore son empreinte dans l’histoire, ainsi qu’il l’a fait au cours des siècles. Plutôt que de vous dire l’émoi, la préoccupation, la surprise et l’interpellation, l’anxiété ou l’exaltation qui a pu nous saisir au cours de ces trois dernières années et demie, dont la plupart d’entre vous ont aussi été les témoins, laissez-moi vous donner quelques touches, quelques moments forts rencontrés au fil des missions, des projets et des voyages à travers ce pays attachant et subtil.
Car à mon sens, la force, l’énergie et l’avenir de la Tunisie ce sont, par exemple les potières de Sejnane, porteuses d’un art ancestral, travaillé à la force du poignet et de l’imagination, dans une indépendance fière et créatrice. On sait comment elles ont résisté à certaines forces obscures, sans autre aide que leur conviction et leur détermination. C’étaient aussi tous ces volontaires du Croissant Rouge tunisien mobilisés au camp de Choucha, dévoués et chaleureux, lors de l’exode massif de la Libye en mars 2011, lorsque la Tunisie elle-même était encore en pleine effervescence.
Il me souvient aussi de Raouf, ce jeune journaliste de Radio Gafsa, armé de son seul enregistreur portable et de son courage, chevauchant sa mobylette, revenant du Mont Chaambi en rapportant ses nouvelles en direct. Ou encore cet ingénieur informaticien, installé à Sidi Bouzid après être rentré de l’étranger, créant sa PME au bénéfice d’un prêt participatif, employant une dizaine de diplômés dans la zone industrielle. De même, à Médenine c’était une forte femme, à la tête de sa petite entreprise de meubles, remboursant ses crédits rubis sur l’ongle, fière d’avoir empêché son fils de partir vers Lampedusa. Toujours au sud, c’est à Douiret, aux portes du désert, la rencontre de ce directeur de la petite école primaire, enthousiaste des bâtiments rénovés et du terrain de jeux, qui voyait croître le nombre de ses élèves pour la première fois depuis des années.
Tant de destins, de volontés, dans des circonstances difficiles et des défis constants : accès à l’eau, au crédit, à la sécurité, à l’emploi. Tant d’histoires aussi qui démontrent, s’il en était encore besoin, que les Tunisiennes et les Tunisiens ont les ressources, le savoir-faire et la conviction nécessaires, si l’on prend la peine de partager nos moyens, nos savoirs, notre désir de faire. Les circonstances certes demeurent toujours précaires : économie au ralenti, agitation sociale continue, menaces sécuritaires, environnement régional fragile. Mais on sent la détermination des autorités de conduire le navire à bon port ; on voit une charte d’honneur signée par les partis politiques ; on note comment l’ISIE tient le cap ; on se félicite de voir la HAICA à l’œuvre. Tous ces signes pointent vers l’échéance électorale de fin d’année, dont on ose croire qu’elle va constituer une base solide et durable pour la suite de la transition vers une démocratie assumée.
Avant de tourner cette page d’un livre encore en plein processus d’écriture, il me reste à remercier toutes celles et ceux qui ont rendu mon travail possible ; les énumérer serait une injustice, car j’en oublierai sans doute. Qu’il me suffise de dire que toutes ces Tunisiennes et Tunisiens qui m’ont fait l’honneur de partager leurs idées, leurs savoirs, leurs craintes, leurs espoirs et leur amitié m’ont enrichi. Cela a été le cas tant dans les milieux politiques, intellectuels, médiatiques, culturels, entrepreneuriaux, de la société civile que parmi les collègues diplomates. Un salut spécial ici à notre jeune Chambre de commerce tuniso-suisse et aux membres de la communauté suisse actifs en Tunisie. Et bien entendu ma gratitude à la splendide équipe de l’Ambassade de Suisse, toujours sur la brèche, toujours prête à mouiller le maillot et à faire le pas de plus, ainsi que ma femme Dilbar et sa force tranquille.
Sur ce, je vous dis à bientôt, en espérant bien que ce sera au moment des élections !
Que l’amitié entre la Suisse et la Tunisie perdure, c’est là plus qu’un souhait, c’est une certitude.
Pierre Combernous
Ambassadeur de Suisse en Tunisie