Blogs - 08.08.2014

L'Etat tunisien plie mais ne rompt pas

L’Etat tunisien plie mais ne rompt pas

Les Tunisiens se croyaient immunisés contre la menace terroriste. Le fait qu’ils aient été épargnés par les violences qui avaient marqué l’Algérie voisine pendant toute une décennie n’avait  fait que les conforter dans leur conviction à telle enseigne que ni les rapports des services de renseignements étrangers, ni les rumeurs concordantes sur l’afflux d’armes en provenance de Libye, ni même les menaces d’Aqmi n’avaient suffi à les ébranler.

Jusqu’au bout, les Tunisiens sont  restés incrédules face à ce flot ininterrompu d’informations alarmantes. Ils croyaient  encore à cette exception tunisienne dont ils se gargarisaient bien volontiers, convaincus qu’ils étaient de la singularité de leur pays en comparaison des autres peuples de la région par son légalisme, sa stabilité et l’attachement de ses forces armées aux valeurs républicaines.

Or voilà que ces certitudes sont balayées et que la violence, pourtant étrangère à nos mœurs, s’installe avec la rapidité de l’éclair jusqu'à se banaliser. Il a fallu trois assassinats politiques pour que les Tunisiens, stupéfaits de cet enchaînement de violence auquel ils n’étaient pas habitués, reviennent de leurs illusions. Le premier assassinat sera celui de Lotfi Nagdh, coordinateur de Nidaa Tounès à Tataouine, lynché par des membres de l’ex-Ligue de protection de la révolution en octobre 2012. En février 2013, Chokri Belaïd tombait sous les balles d’un commando jihadiste. Six mois plus tard, Mohamed Brahmi était abattu à son tour devant son domicile le jour-anniversaire de la République, suivant le même mode opératoire que Belaïd. Ce n’était qu’un avant-goût de ce qui nous attendait.

En août 2013, on franchit un nouveau palier dans l’horreur : huit soldats sont égorgés au mont Chaambi à l’heure de la rupture du jeûne. Un an plus tard, presque jour pour jour, ce sont quinze soldats qui sont tués par des terroristes dans les mêmes circonstances et au même endroit. Comment en est-on arrivé là? Depuis des années, on a tenu à nous rassurer: la Tunisie n’est pas une terre de jihad, mais une terre de mission. C’était pour tromper notre vigilance. Les activités religieuses, les campements au Chaambi, n’avaient rien à voir avec les camps scouts ni avec les activités sportives. C’étaient des viviers de terroristes auxquels on administrait un lavage de cerveau avant de les expédier en Syrie ou en Libye pour servir de chair à canon aux insurgés islamistes dans ces deux pays moyennant des commissions conséquentes. La plupart des terroristes capturés lors d’opérations en Tunisie ont fait leurs premières armes en Syrie ou en Libye.

Ce qui est malheureux, c’est qu’on ait permis pendant plus de deux ans, officiellement au nom de la liberté d'expression, mais en réalité pour faire de l'audience ou vendre du papier, à des individus, qui s’étaient autoproclamés «cheikhs»,  de faire l'apologie du terrorisme et de lancer en toute impunité des appels aux jeunes à rejoindre les rangs "la résistance islamique" en Syrie. Leurs appels ont apparemment été entendus puisque la Tunisie est devenue le premier pays exportateur de terroristes, un triste record dont on se serait bien passé.
Toutes ces dérives auraient été impensables dans un Etat fort. Or, en trois ans de pouvoir islamiste, la Tunisie s’est clochardisée, retribalisée, son administration décomposée et son appareil sécuritaire désorganisé après le départ de ses  meilleurs cadres et la suppression de ce qu'on appelait la police politique. Les nouveaux maîtres du pays n’ont pas su dominer leurs ressentiments. C’est plus fort qu’eux. Ils ont été élevés dans la haine de l’Etat. Né avec la fondation de Carthage en 814 av. J.-C., l’Etat tunisien a résisté aux Romains, aux Vandales, aux hordes hilaliennes, aux Espagnols, aux  Hafsides, aux Ottomans et enfin aux Français.

Curieusement, les islamistes, avec leur travail de sape des fondements de l’Etat, sont en train de réussir  là où leurs devanciers ont échoué, aidés par l’indolence et la naïveté de leurs adversaires. Après avoir affaibli l’Etat, ils veulent aujourd’hui l’achever. Cette obsession dont on trouve de nombreux exemples dans l'histoire, notamment, l'acharnement des bolchéviques en 1917 contre l'Etat tsariste (1), est la chose la mieux partagée chez les autres mouvements islamistes arabes. La Syrie et l'Irak qui ont vu naître les dynasties omeyade et abasside dont les noms sont associés aux grandes heures de la civilisation arabe ont été tout simplement dépécés et les régimes liberticides qui y régnaient remplacés par des Emirats moyennâgeux où on lapide les femmes, impose le port du nikab, même pour les fillettes, exécute les opposants sur les places publiques, brime et réduit à l'esclavage les minorités religieuses ou ethniques. On est passé de la dictature de Charybde à l'obscurantisme de Scylla.

La Tunisie connaîtra-t-elle le même sort ? A observer ce qui se passe au Proche-orient et surtout la facilité avec laquelle Daech, ce mouvement surgi de la préhistoire, a conquis de larges portions des territoires syrien et irakien, rien n'est exclu. Trois ans de gouvernance islamiste nous ont conduits à désespérer de la l'intelligence des peuples musulmans et à envisager tous les scénarii-catastrophes possibles. Mais le pire n'est jamais sûr. Pour le moment, tel le roseau de La Fontaine, l’Etat tunisien résiste, plie parfois mais ne rompt pas. La détermination du gouvernement à combattre le terrorisme montre que l’Etat n’a pas totalement disparu. Il a même recouvré une partie de son autorité. Il a suffi d’en actionner les rouages.

                                                                                                                                                                       Hédi Behi
 


(1) L'analogie entre les Bolchéviques et les terroristes islamistes ne se limite pas à la haine de l'Etat. Il existe d’autres similitudes. Ne dit-on pas que les jihadistes sont les bolchéviques du XXIe siècle. Nous y reviendrons.

 

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