Les deux Tunisie sous l'angle des inégalités de revenu
Le terme quelque peu violent que j’ai utilisé à propos «des deux Tunisie qui ne se rejoignent que pour compter les morts» l’a été à dessein. La ligne de démarcation qui sépare, sur le plan du développement socioéconomique, le littoral tunisien des régions de l’intérieur et du sud se double en fait d’une ligne démarcation éducative et culturelle, autrement plus redoutable pour la paix civile et l’unité nationale.
C’est cette ligne qui est la plus inquiétante dans les circonstances actuelles, et elle l’est d’autant plus que le rattrapage socioéconomique, s’il devait être initié avec volontarisme, a un rythme relativement moins lent que le rattrapage culturel et éducatif. Il s’agit ici d’éclairer ce décalage par le biais nécessairement incomplet et déformant de quelques données statistiques disponibles. Auparavant, il faut tordre le cou, une fois pour toutes, à une certaine légende selon laquelle la société tunisienne est moins marquée par les inégalités de revenu que les sociétés arabes ou du même niveau de développement.
Il n’existe pas d’outil de mesure objective des inégalités. Néanmoins, l’indice de Gini constitue un outil globalement acceptable. Cet indice compare la répartition des revenus (ou de la consommation) à une situation d’égalité parfaite. Plus il est proche de zéro, plus on s’approche de l’égalité. Plus il est proche de un, plus on est proche de l’inégalité totale. Il se situe actuellement à 0,398 en Tunisie; à 0,353 en Algérie; à 0,395 au Maroc; à 0,344 en Egypte et 0,354 en Jordanie. L’indice tunisien se situe loin par rapport à celui de l’Afrique du Sud (0,631) ou le Brésil (0,519), pays réputés inégalitaires. Mais il se situe loin aussi par rapport à celui du Danemark (0,247) ou de la Suède (0,260), pays réputés égalitaires. Des sociétés arabes, réputées plus fragmentées que la nôtre, sont en fait au même niveau inégalitaire que la société tunisienne.
Le rapport interdécile apporte pour sa part des indications précieuses sur les écarts de consommation. Celui-ci est le rapport entre le neuvième décile (niveau de vie qui sépare les 90 % qui touchent le moins des 10 % qui touchent le plus) et le premier décile (niveau de vie qui sépare les 10 % les plus pauvres des 90 % restants). L’écart est de 3553,5 dinars selon l’enquête de consommation de l’INS de 2010 (différence entre 4171 dinars pour le neuvième décile et 627,5 dinars pour le premier). Sur le plan régional, les dépenses de consommation par personne et par an se situent à 3498 dinars dans le Grand Tunis, à 3081 dinars dans la région du Centre Est (Sahel traditionnel + Sfax), à 2464 dinars dans la région du Sud Est (Gabès, Mednine et Tataouine) et à 2241 dinars dans la région du Nord-Est (Nabeul, Bizerte et Zaghouan), contre 1622 dinars dans la région du Centre Ouest (Sidi Bouzid, Kasserine et Kairouan), 1754 dinars dans la région du Nord-Ouest, 2064 dinars dans la région du Sud-Ouest (Gafsa, Tozeur et Kébili), la moyenne nationale se situant à 2601 dinars.
Deux types de consommation sont significatifs de la division du pays en deux entités socioculturelles «divergentes».
Les dépenses moyennes par personne et par an en cours particuliers et de rattrapage scolaire se situent à 26 dinars dans le Grand Tunis (23 dinars dans le Centre Est) contre à peine 4 dinars dans le Centre Ouest. Le rapport de 1 à un peu plus de 2 qui existe entre le Grand Tunis et la région du Centre Ouest en matière de dépenses globales de consommation passe de 1 à plus de 6 pour ce qui est des dépenses en cours particuliers et de rattrapage scolaire. Or ces cours particuliers ont des conséquences directes sur les résultats au Bac et par suite sur l’orientation universitaire et le niveau de chômage des diplômés du supérieur par CSP et région.
Les dépenses moyennes par personne et par an en loisirs et culture se situent à 53,3 dinars dans le Grand Tunis contre 12,6 dinars dans le Centre Ouest, soit le niveau le plus bas de toutes les régions, loin derrière la moyenne nationale (35,5 dinars). On repasse donc d’un rapport de 1 à un peu plus de 2 en matière de dépenses globales à un rapport de 1 à près de 4,5 en matière de dépenses de culture et de loisirs.
Ces données sont édifiantes même si elles restent fragmentaires et contestables sur le plan méthodologique. Au surplus, il existe dans la même région et dans la même agglomération des écarts de revenu et de consommation bien plus importants que ceux relevés entre régions. Malheureusement, ces écarts sont difficilement mesurables pour l’instant quoique les niveaux de consommation par CSP du chef de ménage leur apportent des indications indirectes, mais incontestables.
Ce qu’il faut retenir de cette brève digression est clair et inquiétant à la fois: plus encore que le retard économique et d’infrastructure, l’ouest et le centre du pays, accusent un retard plus grand encore en matière culturelle et éducative, et par là même un retard dans l’évolution des structures mentales et des comportements sociaux. C’est ainsi que le terrorisme qui se nourrit de la misère matérielle a trouvé dans la misère culturelle caractérisant ces régions un terrain propice à son éclosion. Dès lors, la lutte armée contre le terrorisme doit s’accompagner par une politique socioéconomique et éducative spécifique en faveur de certaines régions.
Habib Touhami