Opinions - 19.08.2014

L'horizon de la Tunisienne n'est pas le mariage mais la dignité

A l’heure où l’ANC se prépare à légiférer sur la violence faite aux femmes et au moment où les politiques n’ont d’yeux que pour les prochaines élections, voilà M. Rachèd Ghannouchi qui célèbre le 13 août d’une manière bien singulière. Face aux multiples problèmes dans lesquels se débat le pays et face aux drames sans noms que  vit le monde arabe, le chef du Parti Ennahda n’a rien d’autre à dire, à l’occasion de la commémoration de la promulgation du code du statut personnel (CSP), que de conseiller benoîtement d’épouser des divorcées et des vieilles filles… comme si les femmes tunisiennes relevaient encore du cadhi - «protecteur» de la veuve et de l’orphelin», du divorce par les « trois harams» voire de cette époustouflante invention jésuitique du «tayès». Curieusement, dans son homélie, M. Ghannouchi n’a pas eu un mot pour les veuves.
Bizarre !

En espérant qu’il ne réserve point à ces femmes  le triste sort que leur vouaient les hindouistes ! Pourquoi ne parler d’ailleurs que des femmes à ce propos ? Les hommes souffrent eux aussi du divorce, du veuvage et du célibat prolongé. Il faudrait peut-être faire appel au Dr Sigmund Freud pour comprendre ce tropisme de certains  religieux.

Un petit évènement révélateur à Bizerte:

Il n’en demeure pas moins qu’on reste sans voix face à une telle régression. M. Ghannouchi n’a donc pas encore réalisé que le jour même où il dispensait ces conseils, six avions de Tunisair décollaient avec des équipages 100% féminins. M. Ghannouchi ne connaît pas les statistiques relatives aux nombres de femmes dans la magistrature, dans le corps médical, dans l’enseignement. C’est pourquoi, charitablement, nous allons lui livrer un petit témoignage puisé dans le terroir… pour lui prouver que les femmes n’ont plus besoin de tuteurs et qu’elles volent de leurs propres ailes.

A Bizerte, depuis 28 ans, l’Association des Anciens Elèves des lycées de la ville organise une petite fête familiale pour récompenser et féliciter les meilleurs bacheliers dans quelques disciplines (Mathématiques, Sciences Physiques, Informatique, Lettres arabes, Philosophie, Economie et Technologie). Le 1er août 2014, sur les 7 élèves récompensés, on ne comptait pas moins de six jeunes filles. Lina Taouès, élève au Lycée Habib Thameur de Bizerte, s’est adjugée une note de 18/20 en mathématiques.

Une future Maryam Mirzakhani ?

Une femme, première médaille Fields de mathématiques:

Cette Iranienne de 37 ans a reçu, précisément le 13 août 2014, à Séoul, l’équivalent du Prix Nobel pour les  mathématiques : la médaille Fields, attribuée pour la qualité de ses travaux à un(e) mathématicien(ne) tous les quatre ans et la somme de 10 000 euros, à l’issue du 27ème Congrès International de mathématiques. 
Première femme à décrocher ce très prestigieux Prix depuis sa création en 1936.

Vous voyez, M. Ghannouchi, «la femme a un cerveau qui ne se situe pas entre le nombril et les genoux » comme l’a si bien écrit Mme Naïla Slini (Le Maghreb, 16 août 2014, p. 5). Maryam Mirzakhani a étudié en Iran jusqu’au master puis a été admise dans l’équipe du Pr Curtis McMullen, lui-même médaille Fields 1998. Il aurait été plus intéressant pour les femmes venues écouter le président d’Ennahdha de connaître les exploits de cette Iranienne et les inciter à la prendre comme exemple car rien dans notre vie aujourd’hui ne peut se passer de mathématiques : téléphones portables, ordinateurs, tablettes, IRM, scanner, exploration spatiale, synthèses chimiques et pharmaceutiques….
Maryam voulait devenir écrivain car passionnée par la lecture mais son frère lui mit entre les mains un livre racontant l’histoire de l’astronome et mathématicien allemand Friedrich Gauss (1777-1855). L’ouvrage expliquait comment effectuer facilement la somme de tous les entiers de 1 à 100.

Et ce fut le déclic.
A 17 ans, elle remporte la médaille d’or lors des Olympiades Internationales  de mathématiques, devant l’Américain ;  et elle récidive l’année suivante à Toronto. Ce qui lui ouvre les portes de l’Université Sharif de technologie de Téhéran. Elle soutient une thèse remarquable à l’Université Harvard à Boston pour rejoindre ensuite l’Université Princeton et obtenir une chaire de professeur à la prestigieuse  Université Stanford. Femme courageuse, Maryam ne craint pas les difficultés et affirme : «La majorité du temps, faire des maths est comme grimper une montagne, sans chemin et sans perspective devant.» Mais Voltaire ne disait-il pas que «les femmes ont plus de courage qu’on ne croit» ?

Ce discours de M. Ghannouchi a probablement des raisons politiques. Traitant des divorcées et des vieilles filles, le  Président d’Ennahda a ainsi évité de traiter de questions brûlantes comme le petit nombre de femmes têtes de liste pour les prochaines élections ou le faible rôle dévolu à la femme par nos partis. Alors, il a botté en touche et disserté sur les divorcées – un phénomène non exclusivement tunisien comme on voudrait nous le faire croire - et sur le  mariage comme… action charitable!

M. Ghannouchi aurait pu parler du drame de Gaza et des 400 femmes et enfants assassinés par l’armée israélienne comme il aurait pu nous dire son sentiment face aux thèses indignes du Dr Mordechai Keder, de l’Université Bar-Ilan en Israël. Ce «savant arabisant» - ancien du renseignement israélien - est d’avis que, pour éviter les attentats, il faut menacer de violer les mères ou les sœurs des résistants palestiniens.

M. Ghannouchi, pour paraphraser Molière dans le Tartuffe, «vous connaissez mal» les Tunisiennes. Elles n’ont pas besoin de conseils matrimoniaux car, en ce  XXIème siècle, «la femme est l’avenir de l’homme» comme disait le poète Aragon. Contrairement à  ce que vous aviez écrit (voir notre article sur le site de Leaders).
Son horizon n’est pas le mariage mais la dignité.

Les Tunisiennes sont l’avenir de cette patrie.

Mohamed Larbi Bouguerra
 

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