Said Mestiri: L'Humaniste (1)
L’humanisme est certainement le dénominateur commun à tous les médecins, mais Chez Saïd Mestiri, cette qualité prend une tout autre dimension que l’on ne peut cerner qu’en discutant avec lui et en lisant quelques uns des ouvrages dont il est l’auteur. D’une grande culture, cet homme courtois et à la démarche majestueuse vous charme et vous étonne à la fois.
Dans l’immense salon de sa villa donnant sur le village haut perché de Sidi Bou Said d’un coté et sur la baie de Gammarth de l’autre, Saïd Mestiri explique qu’encore étudiant en 3ème, il était amené à opérer une jeune fille rescapée d’un terrible accident ferroviaire dont elle sortie avec le bras broyé. Submergé de travail, le chef de service de l’hôpital Hussein Dey lui demanda de se débrouiller. «Je pris mon courage à deux mains et décidais l’amputation du bras afin de sauver la fillette» dit-il, ajoutant que «le lendemain, je faisais ma tournée quotidienne. En me voyant la fillette esquissa un sourire innocent et candide. Bien que je n’aie fait que mon devoir, ce beau sourire de reconnaissance restera à jamais gravé dans ma mémoire». Emu, Saïd Mestiri souligne avec fierté : «Cela m’a procuré une joie spirituelle d’une rare intensité». «Cette joie est réservée exclusivement aux chirurgiens», poursuit-il en se délectant d’un certain égoïsme que la profession de médecin offre.
Cette joie du futur chirurgien est-elle la cause directe du développement de la fibre humaniste chez Saïd Mestiri ? Tout porte à le croire surtout lorsqu’on sait qu’il avait poursuivi ses études et débuté sa carrière dans un climat dominé par la seconde guerre mondiale et son lot quotidien d’horreurs.
Celui qui avait choisi de devenir médecin pour « faire plaisir à son père et à son grand père » décida de son propre chef de devenir chirurgien. Il était et reste pétri d’amour pour son prochain. Certes, la guerre, qui est une source de malheur et d’affliction, est également et aussi étrange et paradoxal que cela puisse paraître, une occasion de compassion et de mansuétude aiguisant le sentiment humaniste des uns et des autres. Et les médecins ne sont pas en reste. Encore moins les chirurgiens. Ce même humanisme incita Saïd Mestiri à devenir, au cours des années soixante, médecin capitaine de réserve dans l’armée tunisienne suite aux événements de Bizerte qui se soldèrent par de nombreux morts et blessés. Il était là aux premières loges. Il était également présent lors de la guerre des six jours (1967) et la guerre d’octobre 1973 en qualité de chef de mission chirurgicale tunisienne.
Né le 22 juin 2019 à Tunis dans une famille beldie qui avait émigré de Monastir au XVIIIe siècle, il obtient son baccalauréat en 1938 et s’inscrit à la faculté de Médecine d’Alger. l y fera ses études de 1947 à 1951 avant de devenir interne puis résident à l’hôpital d’Alger. Il regagne Tunis en 1951 où il est affecté à l’hôpital Sadiki, l’actuel Hôpital Aziza Othmana de Tunis, en qualité de chirurgien Assistant. En 1957, il est promu chirurgien chef à l’hôpital Habib Thameur. Cinq ans plus tard, il est chef de département à l’hôpital Ernest Conseil, l’actuel hôpital «La Rabta».
Président de la Société Tunisienne des sciences Médicales et vice-Président du Conseil National de l’ordre des médecins de Tunisie en 1961 et 1962, il est professeur de chirurgie générale à la faculté de médecine de Tunis de 1970 à 1985 avant d’être élu en 1979, Chef du Département de chirurgie générale à la même faculté et membre de son Conseil scientifique.
De ses études supérieures à Alger et de son internat dans la capitale algérienne sous occupation française, Saïd Mestiri se rappelle toujours de l’accueil qu’il qualifie de « pas très hostile » des français ajoutant « qu’il fallait se donner à fond ». Et la deuxième guerre mondiale dont on connaît les incidences sur la ville d’Alger, n’était pas pour faciliter les choses aux étudiants dont l’examen du résidanat coïncidait purement et simplement avec le débarquemendes Américains à Alger, soit le 8 novembre 1942. Réussir dans de telles conditions relevait purement et simplement de l’exploit. La rage de vaincre et la foi en la réussite faisaient vraisemblablement tout oublier au jeune étudiant dynamique et entreprenant qu’il était.
Au cours de sa vie professionnelle qui s’acheva à la retraite en 1984, Saïd Mestiri a opéré des centaines de patients, manié avec dextérité et beaucoup de savoir-faire le scalpel aussi bien dans les hôpitaux que dans les cliniques privées à la faveur du plein temps aménagé que les autorités accordaient aux médecins chefs de service.
De toutes ces années de dévouement pour ce noble métier, Saïd Mestiri est sorti avec une certitude. «Les progrès de la médecine sont indéniables tout comme les progrès des techniques médicales». Martelant ses mots, Saïd Mestiri calme et serein, ressasse sa conviction en disant : «Il ne faut pas être accaparé par la frénésie de la technique. Il faut contrôler l’ivresse que procure la technique en accordant toute l’importance dévolue à l’aspect humanitaire qui ne doit en aucun cas échapper au médecin». Poursuivant son analyse, il estime que le médecin doit rester constamment à l’écoute de son malade, se mettre à sa portée et lui expliquer tout sur sa maladie ainsi que sur le traitement qu’il se propose de lui administrer et pour cause ; cela aide beaucoup à la guérison. N’est-ce pas là le but recherché ? ».
Autre thème d’importance, souligne-t-il, la formation continue. Sans elle, la compétence du médecin ne peut être que mise en difficulté. La meilleure illustration de cette vérité est «l’effort que les médecins de ma génération ont fourni pour cerner la portée des antibiotiques, pour ne citer que cet exemple». «Ce médicament que d’aucuns qualifient de produit miracle - nous ne savions strictement rien à la fin de nos études puisqu’il venait d’être mis sur le marché-, demandait au médecin un effort supplémentaire pour l’administrer à bon escient», ajoute-t-il soulignant que « Plus qu’aucun autre métier, celui de médecin demande une formation au quotidien puisqu’il y va de la santé des hommes ». Ces principes, Saïd Mestiri, a su les inculquer avec bonheur à ses nombreux étudiants qui sont aujourd’hui d’éminents chirurgiens. Nous ne citerons personne. Ils savent qu’ils lui sont redevables de leur situation actuelle. La seule évocation de son nom dans les cercles des chirurgiens et autres médecins suscite respect et admiration d’autant que celui qui maniait bien le scalpel s’est avéré depuis sa retraite un véritable chevalier de la plume qu’il sait également manier à souhait.
Résolument intéressé par l’histoire de la Tunisie dont il a vécu de très près de grands pans, il tenait à ce que son premier ouvrage soit un vibrant hommage au Bey bien-aimé des Tunisiens, « Moncef Bey». Il lui consacra deux tomes. Le premier intitulé : «Moncef Bey, le règne» et le second «Moncef Bey : l’exil». Un franc succès. A preuve la première édition (1988 pour le premier tome et 1990 pour le second) est épuisée. Saïd Mestiri, en collaboration avec son éditeur, veille à la sortie de la deuxième édition.
Suite logique de ces deux tomes, il publie, en 1990, un livre intitulé « Le Ministère Chenik à la poursuite de l’autonomie interne ». Ce livre, explique-t-il, est « un témoignage que j’avais recueilli auprès de mon beau-père, M’Hammed Chenik qui a été deux fois premier ministre du Bey ». Bien calé dans son fauteuil,l’air détendu dans un bras de chemise à petites rayures et un pantalon clair, rasé de près, les cheveux blancs, Saïd Mestiri estime que ce livre est « une sorte de dette dont j’étais redevable à mon beau père qui vouait une admiration sans limite à Moncef Bey ». Il devait consacrer un autre ouvrage sur M’Hammed Chenik mais il y a renoncé pour ne pas « couper l’herbe sous les pieds » de sa fille Safia, historienne, préparant un doctorat sur, précisément, le Premier Ministre M’Hammed Chenik.
En 1995, Saïd Mestiri, prolifique, publie ses mémoires sous le titre : « Le Métier et la passion » avant de consacrer, en 1997, un livre à Abou Al Kacem Zahraoui, chirurgien Andalou du 10ème Maître de la Chirurgie Arabe ». Ce livre peut être considéré comme faisant partie intégrante de l’effort méritoire déployé des médecins tunisiens pour sortir de l’ombre les sommités de la médecine arabe et universelle aujourd’hui occultés par l’occident.
Sur même lancée, il a publié une biographie de son oncle Moncef Mestiri », militant nationaliste et l'un des fondateurs du Destour..Dans son salon doté de Moucharabieh, Saïd Mestiri dispose d’un secrétaire d’époque fort joli sur lequel il passe quelques heures par jour à rédiger. C’est son royaume. Il est entouré des siens. Au bruit de ses petits enfants jouant dans le jardin ombragé de sa demeure, Saïd Mestiri a un regard admiratif et admirateur pour ses aïeux qu’il me présente. Des photos, toutes en noir et blanc, soigneusement accrochées aux murs, sont une sorte de réservoir où il vient se ressourcer, évoquer des souvenirs à la fois tendres et voluptueux. S’arrêtant devant celle de son beau père M’Hammed Chenik : « Personnalité ô combien attachante par son patriotisme et sa droiture », commente-t-il. Professeur émérite à la faculté de Médecine de Tunis et Chef de service honoraire des Hôpitaux, Saïd Mestiri est également membre correspondant de l’Académie Française de Médecine pour la division de chirurgie et membre d’honneur de plusieurs sociétés de chirurgie telles que celles de Lyon, de l’Académie Royale de Belgique ou encore d’Egypte, pour ne citer que ces institutions.
Saïd Mestiri est commandeur du « Nichan Iftikhar » qui lui a été décerné par Mohamed Lamine Bey, le dernier Bey de Tunis. Il est également titulaire de la médaille de Bizerte en référence à sa participation en qualité de médecin capitaine de l’armée lors de la bataille engagée par la jeune République Tunisienne pour l’évacuation des derniers soldats français. Commandeur de l’ordre de la République et Chevalier de l’ordre de l’Indépendance, Saïd Mestiri est titulaire de la médaille de la santé publique.
Aujourd'hui, Saïd Mestiri est un homme comblé. Il ne le dit pas ouvertement mais le laisse deviner. Sa fierté est à son paroxysme lorsqu’il évoque ses enfants. L’aîné Omar est politicien. Il fait de la politique contrairement à son père qui, tout en étant passionné de politique et se sent constamment engagé, se refuse à émettre une quelconque opinion, la politique étant, explique-t-il, « est incompatible avec le métier de chirurgien que j’exerce ».
Le second Tarek et le dernier Hafedh ont hérité de leur père la passion pour la chirurgie. Tarek a réussi avec brio la greffe du cœur et Hafedh a réussi une première à l’hôpital Mongi Slim en opérant une greffe du foie. « Ils ont réussi dans un domaine que j’ai voulu attaquer mais l’âge m’en a empêché », dit-il avec beaucoup d’assurance et d’humilité. Quant à Khaled, le troisième, il a trouvé sa vocation dans l’agriculture et Safia est historienne.
De son bureau où il a pris l’habitude de recevoir ses proches et ses amis, Saïd Mestiri continue sa bataille de toujours en s’élevant contre les dérives de ses collègues à l’étranger et pour lesquels le serment d’Hippocrate n’est plus qu’un vague souvenir. « Je suis horrifié par ces médecins qui opèrent pour une simple appendicite et qui en profitent pour enlever un rein ou arracher les yeux à des enfants pour les vendre au prix fort », dit-il l’air scandalisé et tenant à peine en place.
Dans son livre : « Le médecin dans la Cité, origines et évolution de la médecine arabo-islamique » », paru en 2006, Saïd Mestiri poursuit sa bataille de toujours pour que la profession de médecin ne perde pas ses repères. Dans ce livre référence, il n’a pas manqué de consacrer tout un chapitre pour s’élever contre les pratiques de certains médecins militaires américains qui au lieu d’apporter « un reliquat de réconfort et un semblant de chaleur humaine » aux prisonniers d’Abou Gharib, ils « se sont rangés du côté des tortionnaires et des bourreaux ». Triste vérité pour un humaniste convaincu et un passionné de politique dont le combat ne s’achèvera pas de si tôt.
(1) Cet article a été rédigé quelques années avant la mort du Pr. Mestiri
Mohamed Bergaoui