Tunisie : les urgences économiques du prochain Gouvernement
Dans près de deux mois, la Tunisie sera à un tournant de son histoire, avec des élections censées marquer la fin de la transition et le début de l’ère démocratique proprement dite. Pour ma part, je ne pense pas que la transition sera achevée aussi rapidement, au contraire, elle prendra du temps, car il s’agit de la refonte de tout un système, avec ses cohérences propres et ses limites. Dans ce cadre, cet article se veut relativement exhaustif en termes d’analyse et de propositions, même si une grande part de celles-ci a été déjà évoquée dans un article précèdent datant de … trois ans (La Presse du 16 Novembre 2011),et dont certaines avaient fait sourire à l’époque par leur rupture idéologique, mais reprises plus tard par différents décideurs et analystes Tunisiens et étrangers. En effet, en bon Tunisien nationaliste, je pensais alors que le Gouvernement (Troïka) qui allait venir, allait s’atteler à faire redémarrer la machine économique: j’ai compris, après quelque temps, et quelques ratés, que l’objectif était tout à fait différent et qu’il répondait à un agenda autre que celui que le peuple tunisien était en droit d’attendre. On connait les effets économiques qui en ont résulté (augmentation des déficits, de la dette extérieure, de l’inflation, du chômage,…), sans oublier tous les effets négatifs et dangereux en termes politiques (assassinats, violences), et sociétaux (notions d’identité remise en question, statut de la femme,..).
A cet égard, trois risques majeurs, sont à prendre en considération:
- la dérive extrêmement dangereuse de notre économie et dont pratiquement plus personne n’en parle, à part quelques voix avisées, qui mesurent parfaitement la difficulté du redressement à venir, qui sera relativement long et couteux, sachant que des mesures immédiates auraient pu être prises par le Gouvernement actuel, et qu’il n’a pas osé prendre. Cette situation résulte en grande partie d’un diagnostic de départ totalement erroné effectué par les «conseillers économiques» de la Troïka I et II (voir plus loin);
- le risque réel de voir les élections d’Octobre prochain ne pas dégager une majorité stable (fort taux d’abstention), vu le degré de rejet du politique qui touche l’ensemble des couches sociales, rejet qui résulte de multiples déceptions, soit des orientations prises, soit du personnel politique lui-même (les «ego»);
- le «foisonnement » des candidatures pour la Présidence, qui montre à quel point son image s’est détériorée au regard du peuple, sachant qu’un système décisionnel bicéphale (Chef de gouvernement et Président) ne peut que mener tôt ou tard à un blocage, et qu’il ne permettra pas l’application claire et cohérente d’une véritable politique économique de redressement, chacun voulant y insérer sa propre vision, si vision il y a.
Un diagnostic initial erroné
Avant d’aborder rapidement les différentes propositions économiques qui nous semblent indispensables pour commencer le redressement de notre économie, il est nécessaire de préciser, tel que nous l’avons soulevé plus haut, que le diagnostic effectué par les «économistes» de la Troïka au début de l’année 2012 était totalement faux, et ce malgré de multiples mises en garde d’erreur et de future aggravation du déficit commercial, faites par différents économistes et financiers, dont en toute modestie, moi-même. En effet, les premières mesures prise étaient faites pour relancer le pouvoir d’achat (augmentation des salaires),ce qui indique une orientation manifeste pour une relance par la consommation, et donc un diagnostic basé sur un choc de demande, alors que c’était tout à fait l’inverse, c’est-à-dire que notre économie subissait un choc d’offre, puisque ce sont les entreprises qui étaient affectées par les différents mouvements sociaux. Il fallait donc agir dans le sens d’une aide à la production (subvention de coûts, suspension momentanée des paiements de dettes bancaires, ainsi que des cotisations sociales) afin de maintenir la compétitivité de ces firmes, et contribuer ainsi à maintenir, autant que possible l’emploi. La conséquence de cette erreur grave a été, malheureusement parfaitement conforme aux craintes soulevées et non entendues, à savoir un creusement important du déficit commercial, qui s’explique par le fait que les augmentations de salaires ont été utilisées principalement vers les produits importés, ainsi que vers le secteur informel (commerce parallèle).Il en a résulté progressivement une aggravation du poids du secteur informel dans notre économie qui serait passé de 30% à près de 50% actuellement, selon les derniers chiffres de la Banque Mondiale.
Malheureusement, la même erreur sera faite, à nouveau, par l’actuel Gouvernement avec l’UGTT et l’UTICA, qui ont signé un accord d’augmentation du SMIG, sachant que la majorité de cette catégorie sociale achète principalement sur le marché parallèle. Dans ce cas, toute augmentation salariale, tout en procurant momentanément un accroissement de pouvoir d’achat, n’aura aucun effet palpable sur la demande locale, mais contribuera à renforcer la demande adressée au marché informel.
Les urgences du prochain Gouvernement
Partant de ce simple constat, on peut alors formuler un certain nombre de propositions qui nous semblent essentielles, et parfaitement possibles pour une sortie de crise, encore faudrait-il avoir la volonté politique de faire bouger les choses, et d’effectuer une véritable rupture idéologique avec le passé, ce que personne n’a eu le courage de faire jusqu’à présent, sauf à vouloir changer le mode de vie des Tunisiens, ce qui n’est pas un courage en soi, mais un aveuglement:
- Avec un nombre de chômeurs diplômés proche de 250.000, soit près du tiers des chômeurs (rappelons que le taux de chômage global tourne autour de 15%), c’est à mon sens la première urgence sur laquelle il faut agir.Il est nécessaire de rappeler ici que, contrairement à un parti dont le programme économique en 2011 était de recruter dans la Fonction Publique …100.000 personnes, affirmation tout aussi absurde qu’impossible, la politique d’emploi doit être centrée principalement sur le secteur privé. Tout en étant conscient que notre économie tourne au ralenti, il est quand même possible d’engager déjà des négociations pour un déblocage relativement rapide d’une partie du problème. Ces négociations doivent concerner une acceptation d’une baisse volontaire de salaires qui restera à déterminer pour maintenir le coût salarial de la firme relativement constant, tout en permettant l’embauche de ces jeunes diplômés. C’est l’accord effectué en Allemagne dans la firme VW dans les années 1990, pour sauver des emplois, tout en maintenant les coûts salariaux constants. Il ne faut pas se faire d’illusions, si nous n’utilisons pas un minimum de solidarité, il n’y aura pas d’espoir de relancer l’emploi, tant que les investissements ne repartiront pas, et vu la situation critique de notre économie et de nos partenaires directs (France, Italie),ce redémarrage sera lent à venir, entretemps, le nombre de ces diplômés chômeurs continuera à augmenter. On peut également, proposer une baisse des charges des firmes pour un style de «contrat de responsabilité» à la française, mais dans ce cas, la baisse des charges des entreprises serait financée par une baisse des dépenses publiques productives et alors, sans nous engager d’avantage dans des détails techniques, il faudrait étudier le niveau du multiplicateur des dépenses publiques en Tunisie, pour avoir l’impact exact de cette mesure, sur la croissance.
Ceci n’exclut pas, qu’à mon sens, le problème des recrutements effectués dans la Fonction Publique et les Entreprises Publiques par dizaines de milliers, suite à «l’amnistie générale»,et qui n’a fait qu’alourdir la masse salariale de l’Etat sans contrepartie aucune en termes de compétitivité, se posera tôt ou tard.
- Le second élément sur lequel il faut absolument intervenir au plus vite, concerne le système fiscal et particulièrement les 400.000 foyers de déclaration forfaitaire, qui constituent aujourd’hui une véritable «niche fiscale», et qui doivent être réduits de manière drastique, de façon à ne plus fonder toute «réforme fiscale» sur les salariés, mais sur l’ensemble des revenus du travail. Dans ce cas, on augmente l’assiette fiscale et on obtient plus de ressources pour l’Etat. Personnellement, je ne comprends pas pourquoi aucun Gouvernement depuis Janvier 2011 n’a voulu s’attaquer à ce système; que cache-t-il de si dangereux?
Dans le même ordre d’idées, la récente Loi de Finances complémentaires, qui presse toujours un peu plus les salariés, envisage, outre des journées prélevées sur les salaires, de pouvoir procéder à la levée du secret bancaire; ceci constitue une erreur dans la mesure où elle aura pour effet une fuite de la liquidité hors du circuit financier usuel (thésaurisation, fuite de capitaux ainsi que possible fuite d’investisseurs étrangers), avec comme conséquence moins de dépôts, donc moins d’épargne et finalement moins d’investissement. De plus, faut-il rappeler que dans les pays qui pratiquent la levée du secret bancaire, il existe une équité des contribuables devant le système fiscal, ce que nous n’avons pas encore réussi à construire chez nous: on peut citer à ce sujet la dernière affaire d’UliHoeness, célèbre joueur du Bayern de Munich et Président de même club, qui s’est vu condamner par la justice allemande à trois ans de prison pour fraude fiscale ! Pourrait-on avoir la même situation en Tunisie? J’en doute fort.
- Cette équité fiscale, si elle est obtenue, permettra alors d’envisager sereinement l’instauration, dans la plus grande transparence, d’un impôt sur la fortune, dont l’assiette serait la plus large possible, et le taux acceptable, par les Tunisiens les plus fortunés, en expliquant la nécessité de la démarche, qui ne doit pas être considérée comme une «punition», ni comme un 26-26 par défaut, mais plutôt comme une contribution volontaire à l’effort de redressement du pays, et surtout un investissement pour toutes les générations futures.
- Il serait, alors, également possible, de demander une contribution financière volontaire aux Tunisiens résidents à l’étranger par l’ouverture d’un compte spécial auprès du Trésor, accessible sur internet, et dans toutes les institutions financières, relevant de la Tunisie. A titre d’exemple, nous avons près de 23.000 Tunisiens qui travaillent dans les pays du Golfe, si chacun d’eux donnait volontairement et en moyenne 50 dinars par mois, ce qui en termes de change reste très acceptable, il en résulterait, par an, l’équivalent de 13,8 millions de dinars, soit près de 6 millions d’euros pour la région du Golfe uniquement. Toutefois, les montants collectés auprès de nos compatriotes à l’étranger, ne doivent pas être inclus dans le budget de fonctionnement de l’Etat (Titre I), mais plutôt être intégrés dans les montants d’investissements (Titre II),ou de paiements d’intérêts de la dette extérieure.
- On doit aussi permettre aux municipalités de collecter des fonds supplémentaires auprès de leurs administrés les plus aptes à payer. Il s’agirait d’une sorte de super impôt local, dont les externalités positives seraient bénéfiques pour tous les habitants en termes de services, et contribuerait à résoudre les insurmontables déficits financiers de ces administrations. Ceci ouvrirait progressivement la voie à une autonomie budgétaire de plus en plus souple. Cette idée proposée, il y a trois ans avait fait sourire, mais il se trouve qu’elle est confortée aujourd’hui par la dernière décision de la Banque Mondiale (Juillet 2014) d’accorder une aide financière aux municipalités de 300 millions de dollars us, pour le lancement de différents projets de gouvernance et d’appui à la décentralisation.
- Il faut tenir compte, particulièrement au niveau régional, du poids de l’économie informelle, qui représente, selon la Banque Mondiale, près de 50% du produit intérieur brut (PIB) du pays, tout en étant, généralement, pourvoyeur d’emplois très peu qualifiés, et favorisant la contrebande, et chercher à l’insérer progressivement dans les circuits économiques, en somme «formaliser le secteur informel».Ce type d’économie, constitue, pour beaucoup au niveau régional, malheureusement, la seule issue. De ce fait, ce secteur pourrait rapporter à l’Etat des revenus, qui pourraient être utilisés au niveau régional (infrastructure légères, équipements collectifs), d’où une meilleure acceptation de son insertion dans les circuits économiques régionaux. De la même manière que pour l’idée précédente, la formalisation du secteur parallèle avait reçu le même accueil ironique .Or, en Décembre 2012, c’est-à-dire près d’une année après, l’UTICA invite un expert mondialement connu pour ses travaux sur le secteur informel, Hernando De Soto qui va insister sur …la formalisation du secteur informel, idée jugée géniale par les «observateurs» tunisiens : comment n’y avait-on pas pensé plus tôt?
- Accélérer la réforme du système bancaire plombé par les créances compromises du secteur touristique (20% du total) et du secteur industriel (30 %), sachant, en outre, que les banques publiques (STB, BNA, et BH) affichent des taux de créances accrochées de l’ordre de 30%, alors que la moyenne des banques privées est de 9%. Rappelons ici que les résultats de l’audit effectué sur le secteur bancaire n’ont pas été rendus publics, par crainte d’une « éventuelle panique des usagers » (web manager center du 14 Juillet 2014), ce qui en dit long sur la situation réelle du secteur. Ainsi, plus la réforme du secteur bancaire sera engagée de manière efficace et plus le signal donné aux opérateurs économiques domestiques ou étrangers sera visible.
Toutes ces propositions, auxquelles viendraient s’ajouter d’autres relatives à la réforme profonde du système éducatif, et de la justice, ne peuvent être appliquées que dans un environnement sociétal et politique apaisé, c’est-à-dire qu’il y ait un consensus très large sur les choix de société future voulue par les Tunisiens. Tant que cette vision future ne sera pas claire, nous serons à la merci de tous les dangers intérieurs ou extérieurs.
Pour ne citer qu’un seul danger externe, qui est la situation chaotique en Libye, avec comme conséquence l’afflux de réfugiés libyens (près de 6000 par jours), ce qui en fait actuellement près de 20% de la population globale en Tunisie, il est certain qu’elle va, très bientôt, poser un problème en termes de consommation et donc de subvention pour l’Etat, sans oublier la poussée à la hausse des prix immobiliers et autres .A ce sujet, et pour compenser l’accroissement à venir en termes de subvention ,en attendant une modification de ce système, qui ne passera pas, s’il n’est pas correctement expliqué aux bénéficiaires, nous proposons l’idée suivante. En utilisant les enquêtes consommations ménages de l’Institut National de la Statistique (INS),et partant de l’hypothèse très réaliste que les ménages libyens ont pratiquement le même mode de consommation que la majorité des ménages tunisiens, il est alors relativement aisé, en tenant compte du nombre de membres par famille, de déterminer la moyenne de consommation en produits subventionnés (pain, sucre, essence, ..),et de demander un versement direct au Trésor tunisien ou autre institution étatique, pour tout ménage libyen résident en Tunisie l’équivalent de ce qu’il va consommer en termes de subvention. L’Administration se chargeant de trouver la formule optimale de règlement, compte tenu de certains paramètres (adresse, revenu,..).
- Enfin, le dernier point sur lequel je voudrais insister est le rôle fondamental que seront appelés à exercer les représentants de la Tunisie à l’étranger (Ambassadeurs et autres), pour défendre les intérêts économiques et financiers du pays, idée que personnellement je soulève depuis longtemps, et qui vient d’être corroborée récemment par la Présidente de l’UTICA. Pour cela, il est absolument nécessaire que les représentants nommés auprès d’Institutions qui dépendent de l’ONU, de l’UE, ou autres, aient une culture et un «bagage» économique leur permettant de maitriser les différents paramètres d’un éventuel accord et les différents effets que celui-ci peut avoir sur notre économie. En effet, à ce niveau de responsabilités, la seule maitrise des arcanes de la diplomatie ne suffit plus, celle-cidoit absolument être secondée, sinon devancée dans certains cas, par un savoir-faire économique.
Skander Ounaies
*Professeur d’Université
Ancien conseiller économique au Fonds Souverain du Koweït,
Kuwait InvestmentAuthority (KIA).