Les élections nous feront-elles oublier le terrorisme et ses commanditaires ?
Ce texte peut paraitre anachronique par rapport à l’actualité nationale en ce début de mois de septembre 2014, dominé par le feuilleton des prochaines élections législatives et présidentielles. Il constituera toutefois un vadémécum d’une question essentielle qui risque encore une fois d’être noyée dans les méandres des tiraillements politiques qui n’ont pas tari en polémiques ces derniers mois. Cette question est celle de la responsabilité politique qui nous a conduit tête baissée dans le bourbier terroriste qui, selon les dernières déclarations du ministre de l’intérieur, risque de frapper encore pendant la prochaine période électorale. La question reste donc d’actualité : qui doit assumer le grand nombre de vies sacrifiées impunément pour que de obsédés de pouvoir étanchent leur soif d’autorité et de fortune ou des magnats du dogme religieux satisfassent leur rêve absurde de Califat ? La campagne électorale en perspective saurait-elle remettre sur sccène cette responsabilité ou au contraire, participera-t-elle de son effacement de la mémoire collective au nom de l’unité nationale face au terrorisme ?
Une responsabilité à lourd tribut
Une schizophrénie générale se joue ces jours-ci sur un fonds d'hypocrisie politique dépravée et vicieuse. Il y a moins d’un mois, tout le monde surfait encore sur la vague des évènements du drame perpétré contre nos soldats assassinés dans la zone militarisée de Chaambi, et puis, au bout de quelques semaines, silence radio ! A peine si on revient sur le drame comme s’il a été suffisamment épuisé politiquement et vidé de sa sève médiatique. Un autre évènement à la Une accapare désormais la classe politique et l’opinion publique : les prochaines élections et les querelles intestines pour les têtes de listes électorales. Pourtant, la dernière tragédie du mont Chaambi, au vu de son ampleur, a défrayé la chronique en créant une frénésie médiatique et populaire sans précédent. A quelque chose malheur est bon, elle avait permis néanmoins de défibriller les autorités contre une inertie sécuritaire chaotique qui conduisait le pays à la dérive. C’était surtout une onde de choc qui a permis que des langues hésitantes se délient et que des formes de retenue et des « tabous » concernant une question clé soient levés : qui est responsable?
Cette question est fort dérangeante pour beaucoup, notamment le mouvement Ennahdha, que certaines voix accusent d’avoir fait preuve de laxisme, voire de complicité, dans l’installation graduelle du terrorisme jihadiste dans le pays pendant son exercice du pouvoir. La question de la responsabilité, trop complexe juridiquement mais loin de faire l’objet d’un thriller compte tenu des faits, témoignages et preuves collectées de tout bord, a pourtant fini très vite par se faire oublier dans les remous d’évènements successifs sur la scène nationale. Coïncidences ou manœuvres tactiques, tout converge vers une consécration de l’oubli dont plusieurs acteurs, non seulement Ennahdha, veulent s’accommoder à l’approche des élections présidentielles et législatives.
Beaucoup gagneraient en effet à détourner l’opinion publique de l’origine du marasme chaotique des assassinats politiques et du terrorisme jihadiste qui frappe de manière ascensionnelle le pays, non pas par crainte d’une inculpation ou de poursuites beaucoup de crimes politiques voire de génocides sont restés impunis mais par anticipation stratégique à des élections en perspective qu’il faudrait gagner à tout prix.
Tous liens directs ou indirects entre l’ex-Troïka (comprenez Ennahdha) et toutes formes de violence (i.e. Chaambi, Ligues de protection de la révolution, assassinats politiques) devraient être lavées de l’esprit du tunisien moyen. L’allié naturel dans ce processus serait tout bonnement la corrosion de la mémoire collective sous l’effet érosif du temps ! Si l’ex-Troïka a quitté le gouvernement, certes sous la pression de l’opposition et le siège de l’ANC au Bardo, elle y voyait aussi une tactique militaire : «reculer pour mieux rebondir», «plier sans casser» ou encore «perdre la bataille mais pas la guerre».
Nous avons quitté le gouvernement mais nous restons au pouvoir» a affirmé Rached Ghannouchi. Le message est peut être banal, mais sa signification est profonde : par ce recul tactique, il était question de sortir du «champ de tir», le temps de resserrer les rangs avant un nouveau va-t-en guerre avec de nouveaux escadrons (nouveaux recrus), de nouveaux généraux (nouvelles têtes de listes) et un compteur à plat (les échecs de leur passage au pouvoir seraient relativement estompés voire effacés dans la mémoire collective). C’est de bonne guerre dira-t-on, mais le tribut des erreurs de gouvernance était lourd : des vies humaines et non seulement un « butin de guerre» confisqué et des fonds publics dilapidés. Beaucoup auront la mémoire courte, mais beaucoup d’autres en tiendront compte dans les prochaines élections. Averti de cette conjecture, le mouvement Ennahdha devrait sans doute avoir prévu une stratégie de riposte sur plus d’un front.
Une tactique de l’oubli
En plus des échecs socio-économiques que l’ex-Troïka, et tout particulièrement Ennahdha, devrait « blanchir », ces derniers seront également sur la défensive par rapport au sujet délicat de la sécurité et du terrorisme qui leur colle à la peau. On devrait dès lors s’attendre à les voir se déployer (unilatéralement cette fois) dans une stratégie de communication de masse en misant notamment sur la diversion de l’opinion publique par le discours émotionnel conciliateur, le détournement des réalités factuelles, la consécration des théories de l’oubli, etc., le tout sur un fonds d’associations caritatives aux moyens financiers qui coulent à flot. Des signes avant-coureurs de cette stratégie montrent déjà que la machine électorale d’Ennahdha est la plus performante, et elle fonctionne drôlement bien. On lui identifiera des pratiques très analogues aux théories décrites par Noam Chomsky dans le maniement des médias et l’influence de l’opinion publique (www.dailymotion.com/video/x1hn3js_le-saviez-vous-manipulation-des-medias_news) : diversion, culpabilisation, usage de l’émotionnel et de l’affectif, endoctrinement dans les couches populaires, exploitation de la misère, mais aussi ralliement au capital et hommes d’affaire pour huiler la machine.
Cette stratégie n’a rien d’étonnant si l’on sait de sources officieuses qu’Ennahdha a fait appel aux services d’experts étrangers en communication pour coordonner sa campagne. D’ailleurs, les signes d’une stratégie de communication électorale murement réfléchie ont été observés depuis longtemps, en particulier lors de l’apparition Rock 'n' Roll de Rached Ghannouchi chez Samir El Wafi, un soir de dimanche le 19 janvier 2014. Commentant plus tard cet entretien, l’animateur avait lui-même affirmé que s’il avait « demandé au Cheikh de chanter Haifa Wahbi il l’aurait fait », tellement l’objectif de Ghannouchi de cet entretien n’était pas de discuter politique autant qu’il était de redorer son blason – et celui de son mouvement - terni par les corollaires du terrorisme jihadiste et des assassinats politiques des années 2012-2013.
Ces indices et tant d’autres passeront sans doute inaperçus pour le citoyen moyen, mais tout, dans les faits et gestes du Cheikh et de ses lieutenants, confirme un jeu de rôle bien soigné et un agencement des apparitions et des discours bien ordonné. Depuis quelque temps, on n’entend plus Habib Ellouz ni Noureddine El Khadmi faire l’apologie du Jihad en Syrie ou Sadoq Chourou appelant à l’application de la Charia. On prétextera qu’ils sont appelés à d’autres missions (encadrement des jeunes et vacation à la prédication) alors qu’il s’agit plus vraisemblablement de mettre momentanément dans les arrières lignes de l’apparail des figures pourtant de proue – qui se sont fait connaître par leurs sorties réactionnaires et positionnements radicaux au sein du mouvement (appelant à la décapitation au nom de la Charia et incitant au jihad en Syrie). Trop risqué pour les associer à la campagne. Ils rappellent des souvenirs qu’il vaudrait mieux faire oublier. Telle fut le sort réservé à d’autres figures ayant développé une image « à risque » comme le belliqueux « Nejib Mrad » ou la « frivole » Soniya Ben Toumiya, tous les deux retrouvés parmi les 33 écartés (pour des raisons diverses) des 89 élus de Ennahdha à l’ANC. Ces figures « hors cadre » de l’image à vendre, risquent d’entacher le message de paix et de conciliation avec lequel Ennahdha compte conquérir l’électorat indécis.
Bref, c’est pour dire combien le mouvement Ennahdha, au vu de ses moyens financiers énormes et de sa gouvernance verticale (qu’il prétend toutefois démocratique), est porté intelligemment sur le pouvoir de la communication et de la manœuvre médiatique pour faire oublier certaines vérités dérangeantes de la culture de violence dans son histoire et pendant son expérience régalienne. Très peu dans la masse électorale évoquent encore les attentats de Sousse et Monastir du 2 août 1987 ou les évènements de Bab Souiqa du 17 février 1991. Encore moins nombreux sont ceux qui remémorent l’annonce d’un sixième Califat par Hammadi Jebali un dimanche 13 novembre 2011 à Sousse. A peine si des citoyens, autre que ceux ayant vécus les évènements, se souviennent des gourdins de la milice d’Ennahdha le 9 avril 2012 dans l’avenue Bourguiba ou du saccage de l’Abdellia le 10 juin 2012 … et la liste est longue. In fine, tout est orchestré, facteur temporel en appui, pour que l’usure mémorielle accomplisse son œuvre d’érosion des derniers souvenirs dont les traces se voilent progressivement sous un condensé d’évènements d’ordre économique et social. Une stratégie de l’oubli œuvre désormais en coulisse.
La banalisation du terrorisme
Une fois de plus, les théories subversives de l’oubli se confirment redoutables, notamment lorsqu’elles sont fondées sur la banalisation (par récurrence) ou intégrées dans une stratégie de communication programmée. En psychologie, la mémoire est supposée être soumise à des mécanismes inconscients qui nous font oublier des faits déplaisants ou angoissants. Selon la théorie dite de l’entrave, l'oubli serait une perturbation de l’acte de souvenance en raison d'un encodage insuffisant de l’information, d'un manque de relation sémantique avec une donnée mémorisée ou d'indices inappropriés réfrénant qu’une mémoire soit recouvrée.
C’est le cas d’une majorité de tunisiens qui réagissent au phénomène du terrorisme avec une surdose affective et émotionnelle. Ils diminuent ainsi leur capacité de se représenter objectivement les évènements pour en faire une lecture critique cohérente. Devant la succession d’évènements terroristes, beaucoup de tunisiens ne sont pas uniquement incapables de lire ces évènements au-delà des analyses de premier niveau (débats de salons, réseaux sociaux, articles de presse et commentaires de plateaux télévisés), ils sont parfois incapables de se souvenir de la succession des évènements pour en distinguer les liens, identifier les causes et reconnaitre les responsabilités profondes. Ils deviennent ainsi des proies faciles à la propagande médiatique et à la manipulation émotionnelle qui les gouvernent au gré des évènements et des circonstances.
Le terrorisme est devenu progressivement un évènement de conjoncture au même titre (parfois moins) que la loi des finances complémentaires, les listes électorales, les retenues sur salaires ou le timbre fiscal du mariage. Les dernières attaques terroristes de Kasserine (31 août et 1 septembre 2014) ont par exemple été « glissées » dans les informations du journal de vingt heures de la chaine Al Wataniya 1 dans la foulée des évènements du jour (01/09/2014), derrière les activités électorales des partis. Certes, il n’y a pas eu mort d’homme dans ces attaques qui aurait provoqué un désarroi général, mais la symbolique est claire : la banalisation de l’acte terroriste est en train de gagner du terrain.
Or, les rebonds saccadés du terrorisme dans les médias et dans la mémoire collective des tunisiens, en intermittence avec d’autres sujets aléatoires ou programmés, s’intègrent sans difficulté dans le discours politique national. Des acteurs politiques l’exploitent à très bon escient, reproduisant – consciemment ou inconsciemment – les règles de la plus pratiquée des théories de la mémoire, celle de « l'interférence » entre souvenirs anciens et informations récentes.
Cette théorie se décline en deux versions opposées. Selon la version de l’interférence dite « rétroactive » il y aurait oubli d'une donnée lorsqu’une autre plus récente empêche sa récupération. C’est ce qui semble se produire ces jours-ci avec la course aux urnes qui crée la diversion médiatique de la question clé de la responsabilité terroriste et qui stimule la déconcentration publique de ce fléau au bonheur des parties soupçonnées laxistes, voire complices. A l’opposé, selon la version de l’interférence dite « proactive », ce sont les souvenirs plus anciens qui empêchent une bonne mémorisation des faits nouveaux. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, ces théories mémorielles sont très perceptibles dans le discours politique tunisien actuel et constituent deux approches rhétoriques en duel.
Deux stratégies de communication en duel
L’exemple concret de la confrontation de ces approches discursives s’observe entre deux groupes de protagonistes directement mêlés dans le débat sur les actes terroristes survenus en Tunisie après la révolution. D’un côté, le mouvement Ennahdha (et ses alliés de l’ex-Troïka) auquel beaucoup imputent la responsabilité d’avoir couvert (commandité, pour certains) les deux assassinats de Belaid et Brahmi. Ennahdha persiste à faire oublier ce sujet brulant en s’accrochant à un discours émotionnel parfois épique qui glorifie leur passage au pouvoir et prêche pour la conciliation sociale et l’unité nationale. « S’il n’y avait pas Ennahda, la Tunisie aurait sombré dans la violence. Nous avons été les gardiens de la paix sociale » avait proclamé Mehrzia Labidi, vice-présidente de l’ANC et membre du Conseil de la Choura. En créant le buzz ou en amplifiant des données de circonstance (souvent issues des débats de l’ANC), tout est exploité pour vendre médiatiquement cette image de pacificateur et conciliateur social.
A l’opposé, tout un mouvement de résistance à l’oubli, mené par le Front Populaire, agit selon une stratégie d’action proactive pour rendre publique la vérité cachée dans les couloirs sombres du Ministère de l’Intérieur sur les deux assassinats politiques de Belaïd et Brahmi (deux de ses figures de proue). C’est devenu un leitmotiv et un mot d’ordre dans les interventions publiques et télévisées des adhérents du Front populaire. Plusieurs données tangibles corroborent le bienfondé de cette prise de position et convergent vers l’idée qu’une stratégie de l’oubli est déjà entrée en action : la «négligence» du Ministère de l’Intérieur à prendre au sérieux le document de la CIA prévenant des menaces d’assassinat contre Mohamed Brahmi ou encore la clôture en mars 2014 de l'instruction à propos du meurtre de Chokri Belaïd, ou la non moins polémique affaire des informations communiquées par l’Etat algérien sur le drame du Chaambi avant que l’opération terroriste ne soit commise.
Deux stratégies de communication se confrontent désormais, l’une pour banaliser des faits compromettants, l’autre pour préserver la mémoire de l’oubli de ces mêmes faits accablants.
L’enjeu électoral entrant en scène, nous assisterons à une campagne médiatique où les deux théories de la communication (rétroactive et proactive) dévoileront, parmi tant d’autres, leurs potentiels de plaidoirie. La différence sera certainement à l’aune des dispositions et des moyens mis en œuvre pour atteindre la psyché de l’électorat. Cela se jouera aussi sur des convictions – émotives ou rationnelles - de beaucoup de tunisiens qui ont déjà pris position par rapport à la responsabilité de l’origine du terrorisme jihadiste sans l’exprimer pour autant de la même manière.
Responsabilité du terrorisme : trois modes de dénonciation
La question de responsabilité revient périodiquement dans les débats politiques et pose les fondements d’une ligne « Maginot » entre des blocs que même des intérêts électoraux communs ne sauraient abolir. Le drame de Chaambi de juillet 2014 a ramené cette question plus que jamais sur le devant de la scène. Il constitue un atout majeur pour les anciens partis de l’opposition qui en font une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’Ennahdha pour son rôle jugé complice dans l’avènement du terrorisme et des assassinats politiques. Tous les opposants à Ennahdha convergent vers cette thèse qu’ils soutiennent au vu de faits et preuves tangibles collectées, se profilant toutefois en trois catégories de dénonciations mesurées à l'aune du positionnement et de l’engagement socio-politique de chacun.
Plus que jamais, il y a ceux qui réclament haut et fort un nom de coupable qu'ils ont le courage ou la liberté d'annoncer publiquement. On considère dans cette catégorie de dénonciateurs, les victimes directes comme les familles Chokri Belaid, Mohamed Brahmi, Socrate Cherni et toute famille qui aurait perdu un proche à cause du fléau terroriste. Elles ont toutes scandé haut et fort la responsabilité du mouvement Ennahdha dans cette dérive sécuritaire sanglante. L’argumentaire de leurs allégations est fondé sur les facilités pourvues aux groupes salafistes jihadistes et les complicités dont ces groupes ont bénéficié dans les circuits officiels des appareils sécuritaires et juridiques pendant le règne de la «lugubre Troïka». «La police arrête des terroristes et les tribunaux les libèrent le lendemain » a-t-on entendu dire plus d’une fois des officiers de l’ordre et des avocats.
Ce cercle restreint des familles des victimes constitue la caisse de résonnance d’une masse plus large éparpillée sur les réseaux sociaux, dans les lieux publics et dans les familles. Il a, pour ainsi dire, le mérite d'entretenir une mémoire toujours menacée d’un oubli voulu et arrangé au fil d'évènements de chocs successifs depuis plus de trois ans. Ce cercle résiste surtout à une stratégie inverse d’intimidation exercée par les incubateurs de la terreur et de manœuvres médiatiques visant à détourner l’attention du public par la verve et la loquacité de « beaux parleurs-grandes gueules » qu’on voit très souvent sur les plateaux télévisés, du genre Ziad Laadhari, Abdeltif El mekki, Sihem Badi, Abdelfettah Mourou, etc.
Il y a une deuxième catégorie d’acteurs qui se prononce moins sur la responsabilité de ce fléau social. Des acteurs situés dans une zone où des intérêts de tout ordre, des responsabilités diverses et des contraintes multiples constituent des freins qui les empêchent de se prononcer clairement sur l’identité d’un coupable. On voit bien cette crainte, surtout sur les plateaux de télévision (crainte de la preuve audiovisuelle) ou sur les colonnes de la presse écrite, chez des personnes ayant un statut public ou politique de deuxième rang comme les avocats, les journalistes et chroniqueurs, les présentateurs d’émission, les membres de l’ANC, les chefs syndicalistes, etc., bref tout ceux qui pensent courir un risque quelconque (sanction administrative ou risque de procès) en portant ouvertement des accusations nominatives.
Cette catégorie d'acteurs procède par insinuation en pointant du doigt, mais de façon suggestive (par crainte de preuves), les vrais coupables dans des tergiversations parfois comiques. Car on voit bien clairement leur désir ardent de se défaire des contraintes qui pèsent sur eux pour s’exprimer librement, d’autant plus que tout dans leurs propos indique – sans qu’ils le prononcent – le nom du coupable auquel ils pensent.
Exceptionnel dans cette catégorie fut le témoignage frontal de chefs syndicalistes des services de l’ordre (i.e. Sahbi Jouini, Issam Dardouri) sur des plateaux de télévision qui ont courageusement dénoncé nominativement l’infiltration salafiste (dans la forme d’une police parallèle) au ministère de l’intérieur depuis le temps de Ali Larayedh quand il était ministre de l’intérieur. On peut bien comprendre l’attitude de ces syndicalistes et on apprécie leur courage à faire face à leurs responsabilités surtout qu’ils deviennent à la fois des cibles de sanctions administratives et de menaces terroristes. D’autres moins exposés parmi les journalistes, les universitaires et quelques hommes politiques parviennent aussi à s’assumer courageusement comme l’universitaire Néji Jalloul, les journalistes Sofiane Ben Farhat, Sofiane Ben Hmida, Haythem El Mekki ou encore les députés Monji Rahoui, Samir Bettayeb, etc. Malgré la retenue qu’exige l’éthique de leurs fonctions, tous n'y vont pas par le dos de la cuillère même sous la menace d’une vindicte qui a couté sa vie au martyr Chokri Belaid et qui a failli également couter sa vie au député Mohamed Ali Nasra dans la tentative de son assassinat survenue à Kasserine la nuit du lundi 01/09/2014.
Très significative aussi dans cette catégorie d’acteurs, est l’attitude détournée de certains journalistes qui tentent d’obtenir des aveux de dénonciation par personnes interposées, notamment des hommes politiques de premier rang. La ténacité du journaliste Mohamed Boughalleb pendant une émission télévisée le 9 juillet 2014 sur la chaine nationale pour arracher au Ministre de l’économie Hakim Ben Hamouda une reconnaissance publique de la responsabilité directe du gouvernement de l’ex-Troïka dans la crise économique actuelle a fini par agacer ce dernier qui a du à chaque fois esquiver très habilement de se faire entrainer sur un terrain miné.
Cet exemple résume le profil de la troisième catégorie d’acteurs qui évite à tout prix d’associer publiquement un nom ou un parti politique à la dérive terroriste. Il s’agit d’hommes et de femmes engagés au premier degré (premier rang) dans la vie politique et publique du pays : les figures régaliennes de l’Etat, les chefs de partis politiques, les hauts cadres de la magistrature, de l’armée, de la police et de l’administration, bref tout ceux dont les actes et les paroles sont d’une sensibilité telle qu’ils veillent au grain à leurs propos et gestes. Pour cette catégorie d’acteurs, l’échappatoire à la question dérangeante du terrorisme et de ses commanditaires est toujours la même : «c’est une affaire de justice».
Réplique diplomatique, certes, mais la justice, combien de dossiers d’instructions de nature terroriste a-t-elle conclus jusqu’à nos jours ? La liste est longue pour en faire un état. Le grand nombre d’affaires et d’instructions judiciaires non abouties peut être en soi un facteur de diversion et de banalisation : combien et pour combien de temps le gens vont s’intéresser à des dossiers qui moisissent dans les tiroirs ? La théorie du nombre, nous la retrouvons aussi dans les milliers de recrutements partisans dans l’administration publique du temps des deux gouvernements Troïka : aussi nombreuses que le seront les révocations réclamées dans la feuille de route, il en restera suffisamment dans les rouages de l’administration pour la maintenir sous influence.
C’est par ces diverses pratiques de stratégie de terrain et de communication de masse que la mémoire collective est soumise à un exercice d’usure en vue des prochains rendez-vous électoraux. C’est aussi pour cette raison que cette même mémoire collective devrait être entretenue, rafraichie et actualisée, notamment dans les moments clés de l’histoire du pays, pour éviter un nouveau discours de dupes comme celui des élections du 23 octobre 2011.
A tout bon électeur bonne mémoire !
Mokhtar BEN HENDA
Université Bordeaux Montaigne, France
www.benhenda.com