Le cheikh Al-Fadhil Ben Achour: Le mudarres, historien du droit musulman
C'est un document exceptionnel que livrent, en exclusivité pour Leaders, les professeurs Sana et Rafaa Ben Achour sur leur illustre père, Cheikh Al-Fadhil. Un éclairage fort instructif qui s’ajoute aux communications présentées mi-décembre, à l’ occasion de la célébration de son centenaire.
Introduction
Nous entreprenons cette recherche à cette cérémonie du centenaire avec sans doute le sentiment de rendre hommage à un père vite, trop vite disparu un 20 avril 1970. Nous l’entreprenons avec le souci d’apporter sur une question d’actualité l’éclairage d’un homme qui, pétri dans la tradition juridique maghrébine de sa famille zeitounienne, n’en fut pas moins un grand rénovateur et agitateur d’idées. Ses « leçons d’histoire du droit musulman » en témoignent.
Le corpus, dont nous livrons aujourd’hui la teneur, est établi sur la base des notes de ses disciples. L’ensemble fait 28 leçons transcrites sur 133 pages. D’après le manuscrit, il s’agit d’un enseignement dispensé aux étudiants de la troisième année de droit tunisien durant l’année universitaire 1955-1956
Année charnière, elle annonce le grand tournant que la Tunisie nouvellement indépendante (20 mars 1956) devait prendre sous la conduite du Néo Destour et la place prépondérante tenu au sein de celui-ci par un homme d’Etat, Habib Bourguiba. C’est cette évolution et ses enjeux que nous tenterons de suivre à travers l’histoire des filières d’enseignement du droit. Elle nous permettra de situer la trajectoire de l’homme avant d’aborder son œuvre d’historien.
1) Aperçu historique sur les filières d’enseignement du droit
Le cours d’histoire du droit musulman est assuré par le cheikh al Fadhil au démarrage de l’année universitaire 1954-1955. Ces leçons inaugurent le diplôme de droit tunisien (shahadat al-huquq al tunissiya), diplôme d’Etat nouvellement instauré en 1953 après quarante six ans de « Cours de législation et de droit privé tunisiens », formation “ bricolée ”au début du siècle (en 1907) par les Services Judiciaires de la Âdlya à destination des candidats zaytouniens aux emplois de magistrat (hàkim) et de mandataire (wakil) auprès de la justice séculière. En 1922, ces cours de droit tunisien, prennent un tour officiel. Ils ont la forme d’un enseignement annuel et semestriels hébergé à l’Ecole Supérieure de Langue et Littérature Arabes. L’objectif est d’offrir une meilleure connaissance du droit tunisien issu des codifications du droit musulman et de la jurisprudence tunisienne . Ainsi, au nouvel ordre juridique séculier, nouveau langage et nouvelles méthodes d’inculcation. Accessibles aux étudiants zaytouniens, ces cours représentent des décennies durant, la voie d’accès aux nouveaux emplois judiciaires ainsi que le lieu de fixation de la nouvelle culture juridique. « Hukam » et « wukala » des tribunaux tunisiens y puisent les éléments du nationalisme juridique naissant.
Mais les cours de la Âdlya ne résistent pas à la critique et ne tiennent pas la comparaison face aux autres filières d’enseignement, en l’occurrence, face au Centre d’Etudes Juridiques de Rectenwald, sorte d’annexe privée de la faculté de droit d’Alger (1920), ainsi qu’à la Section Juridique de l’Institut des Hautes Etudes de Tunis (IHET), premier jalon d’une université française en Tunisie (1945) . Reprochant à l’enseignement supérieur tunisien son caractère restreint à simples objectifs pratiques et à l’I.H.E.T. son caractère français, un mouvement pour une “Université tunisienne populaire, arabe et moderne” se dessine et prend corps à la khaduniyya que dirige alors le cheikh al-Fadhil ben Achour ( nous y reviendrons au point 2 de l’introduction)
C’est donc dans un contexte de remise en cause du système colonial d’enseignement qu’a lieu, en 1953, la réforme des cours de droit tunisiens et leur transformation en diplôme d’Etat. Enseignement supérieur d’une durée de trois ans, il est destiné aux étudiants zaytouniens dont on voulait faire les nouveaux professionnels de l’ordre judiciaire tunisien mais aussi les vecteurs de la nouvelle culture juridique reçue. Discipline, examens et concours en assurent la nouvelle rationalité moderne. Ils finissent par induire le nouveau profil de «l’homme de loi» mais par marquer le clivage entre les élites tunisiennes, entre les bilingues et les bi-culturées formées dans les universités de la métropole ou leurs annexes tunisiennes et algériennes et celles arabisantes sorties des rangs zaytouniens et titulaires du diplôme de droit tunisien
L’histoire de ce diplôme dans l’enseignement supérieur de la Tunisie indépendante est emblématique de la raison « destourienne » du nouvel Etat. La filière est progressivement disqualifiée puis abolie en 1973. Avec l’indépendance, l’enseignement traditionnel zaytounien est liquidé (1958) et remplacé par un enseignement de type moderne dont la jeune Université publique avec sa faculté de droit est le fleuron (1960) . Celle-ci, en héritant en 1960 de la Section Juridique de l’Institut des Hautes Etudes de Tunis, hérite aussi des cours de droit tunisien, placés en 1953 en son sein. La filière se maintient en l’état jusqu’en 1966, date de son absorption par l’Ecole Supérieure de droit (al madrassa al ôlya lil huquq) et la transformation du diplôme (shahada) en « licence» (Ijaza) sanctionnant les quatre années d’étude nouvellement exigées . L’enseignement y est donné en arabe aux derniers diplômés zayouniens. L’histoire du droit musulman figure au nombre des matières nouvelles de la première année. Le programme officiel semble calqué sur le plan du cours du cheikh dont on s’est contenté de reproduire les têtes de chapitres .
Devenue en quelques années l’exutoire d’une jeunesse arabisante et unilingue (les diplômés d’al âlimiya et du tahcil admis à y entrer sur examen), l’Ecole supérieure de droit ne résiste pas à la vague « sécularisante » et occidentalisante des années 60. L’expérience prend fin en 1973 .
2) Le cheikh à la croisée des chemins
En cette rentrée de l’année universitaire 1955-1956, le cheikh avait 46 ans et déjà, derrière lui, une longue carrière d’enseignement et de magistrature charaïque ainsi qu’un long parcours militant contre l’occupant et pour le relèvement politique et culturel » de la nation. Mudarres à 23 ans (1932), il se fait remarquer par ses prises de position nationalistes et la force de ses engagements pour l’arabité et l’Islam. Homme d’action et de réflexion, il remplit dans les années quarante la scène publique Tunisienne et anime ses principaux foyers intellectuels et culturels : la Grande Mosquée, le collège Sadiki , la khalduniyya dont il est en 1945 le président. C’est sous son action qu’elle se dote de trois Instituts- l’Institut d’Etudes Islamiques, l’Institut Arabe de Droit, l’Institut de philosophie - unités d’enseignement libre participant de « l’université populaire arabe et moderne » qu’il appela de ses vœux et à laquelle il consacra ses efforts. A l’inauguration, le cheikh al Fadhil, en précise l’esprit et en définit la mission:
“Cette institution devra être un organisme complémentaire d’enseignement qui aura pour tâche d’adapter dans le mesure du possible l’enseignement zeitounien aux exigences de la culture moderne ” .
C’est cet esprit que poursuit l’Institut Arabe de Droit ( al maâhad al ârabi lil huquq), placé à sa naissance sous le signe “pour le droit et l’arabisme” ( lil haqqui wal ûruba). Dans un article intitulé “Pourquoi avons-nous fondé l’Institut Arabe de Droit ?”, Taieb al Annabi, le Secrétaire Général de l’association, insiste sur la nécessité d’offrir aux Tunisiens dans leur langue “naturelle”, une solide formation en droit qui soit en harmonie avec leur culture arabo-musulmane, mais aussi qui soit adaptée aux exigences de la vie moderne ( mutatalibat al âsr). Les cours de la moribonde Adliya, suscitent ses réserves. “Licence tronquée”, “squelettique” écrit-il, “elle ne comprend pas l’étude des disciplines aujourd’hui indispensables à la formation du juriste telles, l’économie politique, le droit constitutionnel, l’histoire du droit, la législation financière, le droit international public”. C’est justement ces sciences juridiques modernes que l’Institut inscrit à son programme d’enseignement : l’histoire du droit musulman, l’histoire de la justice tunisienne, le droit constitutionnel, l’économie politique, le droit international public, le droit romain, l’introduction générale au droit . L’administration coloniale ne manquera pas de voir dans cette orientation d’inspiration nationaliste en faveur de la langue arabe, une “attaque” contre l’Institut des Hautes Etudes de Tunis . En réalité, pour reprendre ici Jacques Berque cette posture marque le moment à partir duquel le Maghreb, “ dispute au regard de l’étranger non pas un quant-à-soi blotti dans ses refuges et tenté par l’irrationnel, mais une interprétation historisante de lui-même ” .
Et en effet, la nation vient de recouvrer son autonomie interne (1954) et de mettre fin au régime du protectorat (20 mars 1955). Un grand chantier s’ouvre à elle dont le sens s’enracine dans la promulgation d’un code moderne du statut personnel (13 Août 1956). En rupture avec les règles de la famille musulmane traditionnelle, il interdit la polygamie, instaure l’égal accès au divorce judiciaire, fonde le mariage sur le libre et plein consentement des futurs époux. Il est l’acte fondateur d’un vaste ensemble de réformes de l’Etat, de son droit et de la société, participant de l’étatisme bourguibien et de sa raison moderne. Sa promulgation est antérieure à la constitution politique du pays, dont la difficile gestation s’achève au 1er juin 1959. Dans l’intervalle, c’est sous la conduite du parti et de son chef que tombent une à une toutes les citadelles de la société traditionnelle : liquidation des habous avec transfert des habous publics au domaine privé de l’Etat (2 mars 1956) et suppression des habous privés (18 juillet 1957) ; dissolution des tribunaux religieux charaïques (mai 1956) et rabbiniques (1er octobre 1957), unification de la justice sur le modèle de la justice française (mars 1957) ; abolition de la monarchie beylicale et proclamation de la République (25 juillet 1957) ; démantèlement de la séculaire université Zeytounienne (1958).
1955-1956, le cheikh est à la croisée des chemins. Il amorce sa nouvelle trajectoire, dans une sorte « d’équilibre transactionnel » entre gallicanisme bourguibien et réformisme musulman. Auparavant mufti malékite (en 1953) puis qadi en 1956 au Tribunal Supérieur du Charaâ de Tunis (al majliss al-chariî) , il est intégré dans les cadres de la magistrature des juridictions de droit commun au poste, nouvellement créé, de président de chambre à la cour de cassation . Promu au rang de Premier président, il exerce ses fonctions judiciaires jusqu’en 1962, date de sa nomination au poste inédit et comme crée pour lui de « Mufti de la République » qu’il assumera jusqu’à sa mort en avril 1970 . Entre temps, il est nommé en 1961 doyen de la faculté de la charîâ et de théologie (kuliyat al sharîa wa usul al-din) poste qui le confirmera dans sa stature de « bahr ».
C’est donc sans étonnement que l’on retrouve ce rénovateur de la pensée islamique à la tête d’un cours novateur, étranger alors au champ classique des études islamiques et dont l’intitulé « tarikh al-tashrîi al islamy » témoigne du renouvellement du champ du droit musulman (I) et des méthodes de son exposition (II)
I – Le renouvellement du champ du droit musulman
Témoin de ce renouvellement, la requalification du droit musulman ( fiqh) en « tashrîi islamy » (I-1) et sa redéfinition comme un droit humain à référencement islamique ( I-2).
I-1) La requalification droit musulman en tashriî islamy
L’expression Tashrîi, substantif construit sur la racine Sh.R.Â, désigne techniquement l’action de légiférer et de faire la loi. Elle semble bien, par sa connotation positive, échappée à la tradition juridique islamique pour qui il y a la Shariâ d’Allah, voie sacrée et loi révélée de l’islam, commandant en tout lieu et en tout temps tous les aspects de la vie des musulmans sur terre et dans l’au-delà. Ainsi donc la notion d’un droit construit en lien avec la société, correspondant à ses conditions d’existence et à ses exigences, est a priori rejetée
Or, c’est justement l’objet du Tarikh al taschrîi al islamy que de montrer la densité historique de la production du droit musulman, non pas que cette production soit coupée des sources scripturaires et sacrées de l’Islam, mais qu’elle est le fruit d’un travail doctrinal d’interprétation s’étalant sur des siècles d’efforts législatifs. « L’histoire du tashrî serait donc l’histoire de l’Ijtihad », affirme l’auteur. C’est en effet cette orientation que prend le cheikh al Fadhil en introduction à son cours où méthodiquement, il commence par délimiter le champ et par expliciter les notions.
Il est important de noter que le « tashrîi al islamy » est une notion récente que prône le mouvement réformiste musulman sous l’effet du néo-classicisme théologique de Mohamed Abduh, Rachid Ridha, Jamal al-din al Afghani, et de biens d’autres adeptes de l’Ecole égyptienne du Manar. Son existence est liée à l’évolution politique du monde musulman et au contact avec la modernité juridique occidentale. Dans ces pays, le droit musulman s’est profondément modifié du fait de sa codification, mouvement à l’origine de l’émergence de lois positives nationales se voulant trait d’union entre «l’ islam et la modernité ». C’es ainsi que les premières recensions du fiqh sous la forme de codes modernes remontent à la deuxième moitié du XIX siècle avec le code Ottoman (la mejelle 1869-1876) et ses adaptations officieuses égyptienne, le Murshid de Mohamed Qadri Pacha (1875). Basés sur le droit musulman des contrats, des obligations et de la procédure civile ces recensions rassemblent dans des codes modernes les solutions classiques du droit musulman tout en en réaménageant l’ordre et l’architecture. Ils constituent les actes fondateurs d’un nouvel ordre juridique et politique naissant fondé sur l’affirmation de l’Etat patrie (l’Etat watan) et le réaménagement des droits subjectifs. Ces premières expériences eurent lieu sur la base de l’Ikhtiyar (le choix) et du Talfiq (l’emprunt des solutions à différentes écoles juridiques de l’islam sunnite) avec recours parfois sur des questions mineures , à l’opinion isolée d’un docteur de la loi, voire à l’ijtihad (l’effort d’interprétation) et à « l’innovation juridique » dans les limites bien comprises de la conformité aux prescriptions charaïques.
En Tunisie, c’est ce même mode opératoire que l’on observe et auquel les ûlama zaytouniens ont apporté leur contribution et leur expertise. Il est à l’origine de la législation husseinite pré-coloniale ainsi qu’à la base de la législation d’époque coloniale et, pourquoi pas le code du statut personnel de 1956. Pour notre vénérable auteur, le CSP est « sans nul doute un tashrî islamy, c’est à-dire un droit moderne issu du fiqh ». Dans différents travaux, dont en particulier un sur « les sources du droit de la famille » (masadir qanun al usra), il soutient l’idée selon laquelle le CSP est le fruit de l’esprit réformiste musulman et de sa méthode législative. Ses solutions sont inspirées des différentes écoles juridiques de l’islam, avec référence fréquentes à l’école malékite et à l’école hanéfite. Ses dispositions s’appuient, comme le prédit l’école du Manar, non sur une interprétation exégétique des textes, mais sur leur sens (iîtibar al ma’âni) et la prise en compte des pratiques et des besoins sociaux, (comme pour la polygamie dont la condition charaïque est la justice). L’énoncé du droit s’éloigne de la méthode casuistique traditionnelle et adopte les catégories abstraites du droit moderne. Le texte évite le détail des solutions et emploie des formules générales et succinctes. Ces caractéristiques formelles en font une œuvre d’ijtihad dont les solutions sont inspirées d’après le cheikh
- des législations musulmanes antérieures telles la charte Djaît ( la la’iha de 1946),
- Des lois du statut personnel qui ont fleuri en Egypte sur les règles du mariage, du testament, de l’héritage, des naissances et des décès, des tribunaux nationaux,
- des lois syriennes de1953 plus connu sous le nom de qanun al ahwal al shakhsiya
- De la loi civile iranienne promulguée en 1928
- Du code Napoléon, le code civil français de 1804.
Sur un autre plan, selon le cheikh al Fadhil, les solutions du statut personnel tunisien sont le fruit d’un takhayur, autre principe d’Ijtihad permettant de considérer les autres écoles juridiques comme alternative à l’école dominante. C’est ainsi que l’abolition du tuteur matrimonial (al wilaya fi al-zawaj) est inspirée du droit hanafite comme pour bien d’autres solutions du code relativement à la garde, à la gestion autonome par les femmes de leurs biens, l’âge au mariage, etc.
Ainsi le mot tashrîi islamy, tout en lavant le droit musulman de l’accusation de stagnation permet de l’identifier comme une œuvre d’ijtihad, se déployant à l’intérieur des limites imposées par les prescriptions charaïques et les commandements divins.
A cette première requalification de l’objet droit musulman, correspond une autre sur le caractère positif du fiqh islamique
I-2 : Le fiqh musulman = une œuvre humaine à éthique islamique
Cette affirmation découle logiquement de la première. Car si, comme le dit l’auteur le droit musulman est le produit de l’ijtihad, son résultat, c’est-à-dire, les qualifications auxquels il parvient, sont œuvre humaine. Toutefois, il ne s’agit pas d’une œuvre laïque détachée de tout impératif religieux mais un ensemble dont le principe même est d’être islamique, fondé sur la foi (âquida) et cherchant par conséquent à se conformer aux prescriptions du Charâa.
Cette manière d’affirmer le caractère positif (wadhîi) du fiqh n’est pas nouvelle. Les fuqaha, savent plus que quiconque qu’il est une herméneutique, une somme d’interprétations positives du commandement divin. En réalité c’est le rappel de cette vérité qui est peu anodin et semble placé le cheikh hors des sentiers battus de la pensée usuliste, dont il est paradoxalement le plus brillant représentant. En réalité, plus que par son contenu, ce cours est novateur par son approche et sa méthode d’exposition.
II - Le renouvellement des méthodes d’exposition
«Une histoire du droit musulman est-elle possible » ? L’interrogation est récurrente et semble bien signifier le déni d’histoires dans les récits se rapportant au droit musulman. Selon l’orientaliste Coulson, « la notion d’une élaboration historique de la loi était totalement étrangère à la science classique du droit islamique. L’histoire du droit dans le sens occidental du terme était un sujet non seulement vide de signification, mais inexistant » . Quoique largement vérifiée, cette affirmation est à nuancer comme le montre le Cheikh al Fadhil dans son cours. En effet, à partir de 1920 et sous l’influence de l’orientalisme, une discipline s’est constituée «tarikh al-tashrîi al islamy » et dont le pionnier est Muhamed al Khudhari. C’est cette discipline nouvelle que le cheikh emprunte à son tour (II-1) et lui permet de suivre la genèse du tashriî en identifiant le processus de sa construction (II-2)
II - 1 : L’histoire du droit musulman : une discipline nouvelle dans le champ des sciences islamiques
Le cheikh réserve de longs développements introductifs à l’histoire du droit musulman dont il fait remonter l’origine à Mohamed al Khudhari
« L’histoire du droit musulman n’est pas une science établie de longue date. Elle est apparue sous ce titre il y a seulement trente cinq ans. Le premier à en parler et à employer cette terminologie est le Cheikh Mohamed al Khudari en 1920 dans son célèbre et significatif ouvrage « Tarikh al-tashriî al islamy » « Histoire de la législation musulmane ». C’est le premier ouvrage à porter ce titre. En ce sens, le cheikh al khudhari, savant juriste et historien de l’islam, voyait tout cela avec recul sur la base de ses larges horizons et vastes connaissances, étudiant et analysant les questions d’histoire et de droit. ».
Discipline nouvelle, elle s’est enrichie d’un autre ouvrage, écrit en 1939 par le marocain Mohamed al Hajwi « al fikr al-samy fi tarikh al fiqh al islamy ».
Ainsi dans le monde musulman, des tentatives sont-elles amorcées pour « contextualiser » un tant soi peu l’histoire du droit. Les auteurs semblent tenir compte des conditions politiques et sociales déterminant parfois le cours de l’histoire du droit, ou expliquant les divergences d’opinions ou même le triomphe d’une opinion sur une autre.
II -2 : La méthode d’exposition du processus de développement historique du taschriî.
Deux questions de méthodes sont dès l’abord posées par l’éminent professeur. Quelles sont les sources de l’histoire du droit musulman et quel cours le droit musulman a-t-il suivi ?
La réponse ne tarde pas à venir. En voici l’exposé
« L’histoire du droit musulman trouve ses sources dans trois catégories d’ouvrages de référence.
- Les ouvrages des fondements (kutub al usul )
- Les ouvrages de droit ou de jurisprudence ( kutub al-fiqh ) »
- Les ouvrages biographiques ( Kutub al-tabaqat)
En plus de son intérêt intrinsèque, cette bibliographie interpelle le chercheur par la diversité des champs mobilisés. Ce qui retient en particulier l’attention, est la référence aux ouvrages des pratiques judiciaires (âmal), ouvrages mineurs, souvent délaissés par la science classique (aux dires des orientalistes) et renseignant pourtant sur les processus judiciaires d’intégration des coutumes au droit savant. C’est en effet par elles que le droit doctrinal s’est trouvé chargé de « coutumes en actions » selon l’expression de Jacques Berque. En réalité, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un savant malékite, fidèle à la tradition juridique du Maghreb, réfère à ces pratiques judiciaires. Ne dit-on pas qu’elles sont l’invention du Maghreb ?
A la question quel cours a suivi l’histoire du droit musulman, l’auteur, comme son prédécesseur al-khudary, établit une succession dont il caractérise les cinq temps.
En voici la présentation:
« Cette production juridique a pris des siècles et connu cinq étapes :
- L’étape de la fondation (ta’sis)
- l’étape de la ramification (tafriî)
- L’étape de l’application (tattbiq)
- L’étape de l’abrogation (tanqih)
- L’étape de la codification (taqnin) »
Peu importe ces divisions. L’évolution générale semble depuis acceptée. Savants musulmans et Orientalistes admettent ces divisions qui attestent du tarissement de l’activité législative après son jaillissement du début et le flot de spéculations auquel elle a donné lieu. En tout état de cause, l’histoire du droit musulman est aujourd’hui à revisiter. Un impressionnant patrimoine juridique attend encore d’être soumis aux méthodes de la critique historique. Si les historiens s’en sont saisi, peu de juristes modernes s’y intéressent. Or dans un contexte saturé de prescriptions identitaires, le juriste moderne ne peut se permettre d’être un mauvais historien.
Notes:
- Les arrêtés du ministre de la justice Sadok Djaziri du 4 juillet 1953 réglementant l’organisation et le fonctionnement des cours de législation et de droit tunisien, du 6 juillet 1953 réglementant l’examen probatoire et du 8 juillet 1953 fixant les conditions de délivrance du diplôme de législation et de droit tunisiens, J.O.T, 28 août 1953, p. 1600.
- Arrêté du 21 janvier 1922 instituant “ les cours de législation et de droit privé tunisiens ”, Journal des Tribunaux de la Tunisie, 15-31 mai 1922, n°9-10, pp.145-147.Cf.
- BEN ACHOUR Sana, « L’enseignement du droit en Tunisie pendant la période coloniale », Les Dossiers du CEDEJ, politiques législatives, Tunisie, Algérie, Maroc, 1994, p. 45
- Décret n° 60- 172 du 12 mai 1960 relatif à la licence et à la capacité en droit
- Décret n°66-249 du 21 juin 1966 relatif à la création de l’Ecole Supérieure de Droit, JORT, 21-24 juin 1966, pp.971-977.
- Annexe 1 de l’arrêté du S.E à l’éducation nationale du 21 juin 1966 portant organisation de l’Ecole supérieure de droit. En voici le programme : « Définition de la législation musulmane, histoire du mouvement de l’interprétation (-ijtihad), les doctrines, le droit musulman à l’époque des compagnons du prophète, l’époque de fixation des principes fondamentaux, l’époque de ramification des principes à l’état des doctrines, l’époque de l’application des principes et ses maîtres, l’époque de la modification des principes et ses maîtres, l’époque de la législation »
- Décret n° 72-253 du 12/08/1972, portant intégration des étudiants de 1ère et 2ème années de l’Ecole supérieure de droit à la faculté de droit et des sciences politiques et économiques, JORT, 34 du 18/08/1972, p.1251 - 1252
- SAYADI Mongi , Al Jam’iyya al khalduniyya. 1896-1958, Préface Jaques Berque, Tunis, M.T.E, 1947.
- BEN ACHOUR M.Fadhel, Conférence de la Khalduniyya 27 août 1945, Centre des Archives Diplomatiques de Nantes, Fonds de la Résidence, bob 346, carton 2077, folio 516.
- ANNABI al-Taieb, “ Limadha assasna al ma‘ahad al ârabi lil huquq ”, Al-Usbû, N°40, du 5 janvier 1947, p.4.
- MAST, Note au sujet de l’Institut Arabe de Droit, 30 décembre 1946, Archives du Quai d’Orsay, Série 1944-1949, carton 230, bob 616, folio 87.
- BERQUE Jacques, Préface à Mongi Sayadi, Al jamîyya al-khalduniyya, op.cit..
- FREGOSI Franck, « Bourguiba et la régulation institutionnelle de l’Islam : les contours audacieux d’un gallicanisme politique à la tunisienne », in Habib Bourguiba, La trace et l’héritage, Ed. Karthala, Paris – Institut d’études politiques, Aix-en-Provence, 2004, p. 78.
- Il est nommé mufti malékite par Décret beylical du 5 novembre 1953.
- Nommé Mufti de la République par Décret du 6 avril 1962
- D. 25 septembre 1956 portant mouvement dans la magistrature. Il vient en application du décret pris à la même date portant intégration des magistrats des juridictions du statut personnel dans le cadre des magistrats des juridictions de droit commun, JOT, du 25 septembre 1956, p. 1288
- cité MANAI Hassan, p. 319
1991-1990 - COULSON Noël J., Histoire du droit musulman, traduit de l’anglais par Dominique Anvar, Paris, Puf, 1995, p.3
- Mohamed al-KHUDHARY, est, le concepteur et fondateur de cette discipline moderne de l’histoire du droit musulman. Magistrat égyptien de l’ordre des tribunaux séculiers, enseignant à l’université du Caire, il publie son ouvrage Tarikh al tashriî al islamy au Caire en 1920.