Mustapha Tlili: De coûteuses chimères arabes
A l'exception de la Tunisie, aucun Etat arabe n'a pu maintenir l'élan pro-démocratique suscité par le printemps arabe. Tous les Etats arabes, à l'exception de la Tunisie, manquent d'une forte identité nationale. Afin de surmonter ce triste legs, les gouvernements arabes devront élaborer un nouveau contrat social entre les autorités et les citoyens. Grâce à l'établissement d'un tel contrat, une identité nationale distincte – et, en fin de compte – une allégeance nationale s'instaureront et mettront ces pays sur le long chemin de l'expérience démocratique.
Le printemps arabe avait apporté l'espoir d'une ère nouvelle – au cours de laquelle la Tunisie, l'Egypte et d'autres pays souscriraient aux idéaux et aux pratiques de la démocratie. Mais les mois qui ont suivi le renversement des présidents Zine El Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak ont révélé de graves malentendus au sujet de la difficulté de réaliser une démocratie effective.
Deux factions politiques ont exploité ces malentendus. L'une – les Islamistes – a prétendu louer la démocratie, mais ne souhaitait secrètement qu'imposer son idéologie messianique. L'autre – les reliquats de l'élite qui avait prospéré sous les anciens régimes – s'est efforcée de perpétuer ses avantages économiques et politiques. Ces forces ont vite essayé de profiter du désordre.
Actuellement nous sommes témoins des conséquences néfastes des efforts des Islamistes et des anciens régimes : l'Egypte semble régresser vers son état précédent, le chaos règne en Libye, et la Syrie et l'Iraq (en plus des atrocités commises par leurs propres régimes) doivent faire face aux horreurs de l'Etat islamique en Irak et en Syrie (EIIS).
Ces bouleversements découlent de la faiblesse du lien entre les gouvernements arabes et les populations sur lesquelles ils règnent. Et sans le lien solide de l'identité nationale, les pays arabes peuvent-ils espérer vaincre les sombres forces qui s'opposent à eux ?
Le problème remonte à des arrangements coloniaux mal conçus, dont le pire est l'accord Sykes-Picot. En 1916, en pleine première guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne convinrent en secret de découper le Moyen-Orient en pays nouvellement imaginés, devant être régis par leurs empires. Elles le firent sans que quiconque connaissant bien les cultures et les peuples de la région n'apporte la moindre contribution, et encore moins une personne de la région elle-même. Les nouvelles frontières divisèrent des tribus, tout en obligeant d'autres tribus n'ayant aucun lien historique entre elles à partager le même pays. Malgré leur nature artificielle et aléatoire, pour l'essentiel ces frontières restent encore intactes de nos jours.
Afin de surmonter cette histoire troublée, de nombreux Arabes ont traditionnellement recherché l'unité dans une identité arabe commune. Ils se tournent vers des dirigeants charismatiques comme l'ancien président égyptien Gamal Abdel Nasser pour essayer de parvenir à un seul Etat pan-arabe, au lieu de faire confiance à leurs propres pays et gouvernements. Ils pensent à tort que, étant donné que l'Irak est une création de l'Occident, les Iraquiens ne devraient pas considérer que leur gouvernement soit légitime.
Mais comment un Etat peut-il s'acquitter de ses obligations tout en sachant qu'il n'acquerra jamais de légitimité aux yeux de son propre peuple ? Il en résulte malheureusement que de nombreux gouvernements arabes négligent purement et simplement leurs obligations envers leurs populations.
De fait, la "nation arabe" est une illusion qui masque les patrimoines culturels spécifiques aux nombreuses populations arabes. Cette illusion – ou, plus précisément, cette chimère – peut empêcher les peuples arabes d'agir en fonction de leurs intérêts supérieurs, bien qu'ils en partagent certainement plusieurs, car nombre de ces intérêts ne coïncident pas nécessairement.
Au cours d'années récentes, une seconde chimère, encore plus toxique, s'est développée : la chimère de l'Umma – un mot arabe qui se réfère à la communauté islamique supranationale –, au moyen de la restauration religieuse du califat, pourtant aboli par Ataturk après l'effondrement de l'empire ottoman. La notion d'un califat islamique régional ou mondial était d'abord devenue populaire à l'époque contemporaine en Egypte, grâce aux ouvrages de Sayyid Qutb, dont la philosophie a jeté les fondements des Frères musulmans et de l'idéologie islamiste. Par la suite, cette croyance en un califat moderne a été adoptée et radicalisée plus avant par Al-Qaïda. A présent l'EIIS semble décidé à faire de ce mythe une terrible réalité.
La solution est peut-être de créer un lien plus fort entre le gouvernement et sa population : un lien de citoyenneté entre chaque individu et l'un des 22 pays arabes, plutôt qu'avec le "monde arabe", la "nation arabe" tout entière, ou encore avec l'Umma islamique. Le renforcement des identités nationales par l'entremise de la citoyenneté permettrait aux pays et tribus arabes de célébrer leurs identités singulières plutôt que de les occulter.
Cette tâche n'est pas facile : afin de susciter un profond sentiment de citoyenneté et d'identité nationale, un pays donné devra promouvoir l'éducation moderne et laïque et le développement économique et social en faveur de la majorité pauvre de la population. Les systèmes politiques devront être restructurés au moyen de l'adoption de constitutions laïques garantissant l'état de droit, l'équilibre des pouvoirs et des élections libres, honnêtes et périodiques. La société civile devra soutenir les voix de la raison pour combattre les extrémistes. Les élites arabes devront renoncer à la démagogie et entreprendre la tâche ardue et radicale d'un examen d'elles-mêmes, qui pourrait les conduire à une approche plus saine et plus productive de la politique en tant qu'art du possible. Le plus important, c'est qu'il faudra du temps pour qu'une nouvelle classe de citoyens instruits et éclairés monte en puissance, convaincue que la démocratie laïque et libérale, telle qu'elle s'est développée en Occident au cours des 300 dernières années environ, constitue la meilleure voie vers la prospérité et la coexistence pacifique.
Prenons l'Europe, où la notion d'Etat-nation apparut dans les Traités de Westphalie en 1648. Ce n'est que 300 ans plus tard, avec les précurseurs de l'Union européenne, que les peuples de l'Europe ont commencé à imaginer qu'ils faisaient partie d'une seule entité. L'identité européenne est maintenant devenue plus forte, mais elle continue de s'ancrer dans les cultures particulières des différents pays. Il n'existe pas d'Europe sans la Belgique, la Pologne, le Portugal ou encore la Norvège.
Les pays arabes peuvent-ils tirer des enseignements de l'expérience de l'Europe ? Le rêve d'un "monde arabe" uni devra peut-être attendre que les différents pays arabes deviennent mieux définis. Le moment est maintenant venu de renforcer les identités nationales arabes et de forger les liens de la citoyenneté, avec tous les droits et devoirs qu'elle entraîne.
Mustapha Tlili
Ecrivain et chercheur à la New York University (NYU),
est le fondateur et le directeur du Centre de NYU pour les dialogues :
le monde islamique - les Etats-Unis - l'Occident.
Il est membre du Comité consultatif de Human Rights Watch
pour la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.