Fallait-il fixer un âge limite pour les candidats à Carthage ?
Quelque paradoxal que cela puisse paraître, il ne fait pas bon être vieux en Tunisie, pays qui a pourtant la structure d’âge la plus vieille d’Afrique. On ne les noie pas, comme autrefois les Romains. On ne les bannit pas, comme jadis les Japonais. On a encore quelque scrupule à les envoyer dans les maisons de retraite. Mais On cède à la tyrannie du «jeunisme» pour se mettre dans l’air du temps ou pour assouvir cette tentation irrépressible de tuer le père. On les éloigne des postes de décision, quitte à priver les administrations et le pays de leur savoir-faire et de leur longue expérience. L’idéologie dominante a favorisé une vision dévalorisante de la vieillesse perçue souvent comme une déchéance.
Depuis trois ans, on le répète à l’envi. La révolution tunisienne a été faite par les jeunes et pour les jeunes. Exit les «vieux chevaux de retour», les « Mathusalem indéboulonnables». Et place aux jeunes. L’exaltation de la jeunesse est légitime quand elle vise à insuffler régulièrement un sang neuf dans le corps social. Elle peut tourner carrément à la gérontophobie comme c’est le cas dans notre pays quand une partie de la population est systématiquement mise au rencart et stigmatisée et c'est tout juste si on ne leur a pas reproché d'être toujours en vie.
Pourtant, dans les moments de doute ou de crise majeure, c’est vers eux que les peuples se tournent généralement pour se rassurer et éventuellement rebondir. Le maréchal Pétain avait 84 ans lorsqu’il fut nommé «chef de l’Etat français» en 1940 après la débâcle de l’armée française. Konrad Adenauer, premier chancelier de la République fédérale allemande, ne quitta le pouvoir qu’à l’âge de 91 ans, alors que Béji Caïd Essebsi fut rappelé aux affaires à l’âge de 84 ans pour mener à bien le processus électoral de la première phase de transition. Si le premier n’a pas été bien inspiré en collaborant avec les nazis, les deux autres se sont bien acquittés des tâches qui leur avaient été confiées. Pour remplacer Ali Larayedh, démissionnaire, le Dialogue national a pensé d’abord à des hommes qui ont largement dépassé l’âge canonique: Mustapha Filali, 93 ans, qui a décliné l’offre, Ahmed Mestiri, 90 ans, qui a posé des conditions inacceptables, puis Mohamed Ennaceur, 80 ans, dont Ennahdha ne voulait pas, avant de faire appel à la dernière minute à Mehdi Jomaa. Ce n’est pas un hasard, non plus, si les gouvernements qui se sont succédé depuis la révolution ont dû recourir à plusieurs reprises « aux sages du village » -qui se trouvent être souvent d'un âge certain- en vue de mettre fin à une grève ou résoudre un conflit devant l’impuissance de l’Etat à faire respecter la loi.
En 1963, le général de Gaulle, qui venait de subir une opération chirurgicale délicate, s’était fait apostropher par un journaliste lors d’une conférence de presse : «Vous devez la vérité aux Français. Quel est votre état de santé?» Réponse de De Gaulle: «Je me porte bien. Mais, rassurez-vous :je ne manquerai pas de mourir ». La même question a été posée sur un ton comminatoire il y a quelques semaines à un homme politique tunisien. Ce dernier n'a pas jugé bon de répondre. Mais une semaine auparavant, il avait improvisé, debout, un discours d'une haute tenue de 50 minutes devant près de 2 000 personnes. Combien d’hommes politiques tunisiens jeunes et moins jeunes en seraient-ils capables?
Alors, chers compatriotes, ne perdez pas patience. Cette génération dont vous piaffez d'impatience de prendre la relève «ne manquera pas de mourir». En attendant, faites votre profit de leurs expériences, de leurs conseils. Vous en avez bien besoin.
Hedi Béhi