De quoi sera fait demain ?
Le dernier gouvernement de transition ne laissera pas un souvenir impérissable dans les mémoires. Issu du compromis du dialogue national, il n’a certes jamais eu la légitimité politique suffisante qui lui aurait permis de pousser plus avant les réformes voire de donner une impulsion à un changement de cap. Alors disons, en raccourci, un succès d’estime plus que d’une véritable victoire sur les dérives récessives qui minent notre substrat économique et social. Ce gouvernement sera parvenu à les contenir un tant soit peu, empêchant le pays de s’enfoncer plus encore vers des abimes inconnus. Une nouvelle étape va être franchie avec ces élections générales.
Les forces politiques, plus éparpillées que de raison, se lancent à corps perdu, dans un contexte, certes quelque peu apaisé, mais toujours aussi fragile et incertain.Des ingérences non souhaitées, de l’argent illicite comme des pratiques frauduleuses pourraient venir entacher les scrutins et fausser la réalité des rapports de forces. De même, la situation sécuritaire reste précaire. Elle pourrait donner lieu, à la moindre étincelle, à de nouveaux troubles. Enfin, la perte de confiance dans les institutions trop centrée sur les jeux politiciens......
Tout ceci concoure à une abstention record.Mais rien ne va plus, les jeux sont faits...dirait le croupier de service. Alors tâchons de circonscrire les enjeux socioéconomiques de la période qui s’ouvre ! D’appréhender dans les programmes les intentions affichées et les approches suggérées ! L’Histoire, la nôtre en l’occurrence a décidé de nous réserver des surprises. Plus exactement, des clins d’œil sous la forme de «déjà vu» pourrions nous dire, qui sont en fait le prolongement de tendances lourdes du passé sous des apparences renouvelées.
Dit autrement, ces élections s’inscrivent sous les auspices du réformisme gradualiste ! Là où l’on attendait un renouveau du discours, une certaine audace dans la définition d’objectifs ambitieux, et un autre courage dans la méthode, on ne trouve que reconduite de schèmes de pensée obsolètes et caducs, reproduction presque à l’identique de démarches et de méthodes que l’on croyait reléguées aux oubliettes ! Admettons que le doute soit permis puisque le débat n’a pas véritablement démarré. Reste que de nombreux programmes, ceux des principales forces sont connus.Tous sont emprunts, -à quelques rares exceptions près-, de la même perception (le pays du juste milieu et des couches moyennes), de la même logique, du même paradigme dans la résolution des problèmes : plus de croissance, plus d’emplois, plus de richesses.
A telle enseigne que la quasi-totalité des formations se réclame d’un centrisme de bon a loi, tantôt dans une version islamo-libérale, tantôt sous l’égide d’un social libéralisme. Ouvrons et refermons vite une parenthèse. Il y aura dans cette campagne d’autres enjeux clivants mais qui risquent une nouvelle fois de prendre le pas sur ceux bien plus lancinants qui ont trait au «mal développement» de notre modèle, et du «mal-vivre» de nombreuses franges de nos concitoyens. Le débat risque de couper court, et de se porter sur ces questions sociétales (comme le mode de vie, ou les pratiques sociales) et plus politiques au sens stricto-sensu (comme la nature de la citoyenneté, le fonctionnement des institutions).
Ce dont il est question ici est bien plus prosaïque: Quid du devenir économique et social. Notre propos n’interpelle pas les notions de modernisme et de traditionalisme, qui peuvent tout aussi bien renvoyer à des visions identiquement conservatrices. Mais bien plus sérieusement de questionner la nature des solutions à court et moyen terme à mettre en oeuvre pour assurer des conditions de vie matérielles et culturelles décentes à toute une population meurtrie par des années de choix désastreux, quand ce n’est pas de couches sociales entières précarisées voire marginalisées.
Alors que trouve-t-on dans les programmes ? Quel redressement avec quels moyens ? Quelle logique d’enchainement des mécanismes ? Réponse récurrente sous la forme d’un alpha et d’un oméga: la sacro-sainte croissance. Tous sont unanimes : Il faut plus de croissance. Progressive pour certains (Afek, Nida et autres) plus exponentielle pour d’autres (Ennahdha), sans que l’on ne s’interroge jamais ni sur son contenu ni sur sa finalité. Il n’aura échappé à personne que ce pays a connu pendant plus de deux décennies une croissance de près de 5% par an. Une croissance ontologiquement apauvrissante et inégalitaire, qui nous a bel et bien mener dans le mur. On l’aura compris : 2 oxymores, 2 paradoxes en 1 ! Qu’à cela ne tienne, et non content de réduire l’échec du modèle aux seules dimensions surreprésentées du népotisme et de prévarication, la plupart des partis politiques jouent la carte de la fuite en avant, du « copier, coller ».
Plus de croissance (de quoi) créera plus d’emplois (quelle qualité), selon une dynamique laissée aux seules forces du marché libre. La fameuse économie de marché sociale de Nida, ou l’économie sociale de marché d’Ennhadha. Une démarche qui s’apparente au « plug and play » mystificatrice quand il est de notoriété publique que tous les modèles économétriques existants (INS, BCT, BM) calent sur la contrainte extérieure dés lors que l’on tente de faire passer la croissance au-delà de 5%. Tous les organismes nationaux et internationaux sont unanimes : Le modèle bute sur 5%. Nous y reviendrons.Quid de l’emploi ? Force est de rappeler que sous ce régime de croissance tirée par le secteur privé -réinvité pour la circonstance-, près des 2/3 des 75.000 postes pourvus par an, l’ont été dans des activités de main d’œuvre banalisée et faiblement rémunérées. Un modèle d’économie compétitive fondée sur une seule variable d’ajustement : celle de l’emploi précaire et des bas salaires. Mais peu importe les uns parlent d’une baisse de moitié du chômage, quand d’autres évoquent 3/4. Chimères des mots, quand ce n’est pas fiction discursive délibérée, indécente et inconvenante.
Aucune remise en cause. Aucune réflexion sur ce modèle jugé sain et performatif, une fois débarrassé de la corruption.Nonobstant ce pseudo réalisme gradualiste emprunté à la pensée dominante, véritable opération d’enfumage de realpolitik, notre modèle de croissance reste impuissant à dépasser 5% sous peine d’imploser sous l’effet la contrainte extérieure exacerbée et insoutenable, son besoin d’argent frais ! Quid alors de son financement ? Ici comme précédemment un désert d’imagination, mais plus manifestement encore un manque de courage politique. Une refonte de la fiscalité ? Des réformes graduelles mais incitatives pour les investisseurs et conformes aux exigences de la compétitivité internationale.
Autrement dit ne pas attendre beaucoup de ce côté-là ! En revanche et comme il fallait s’y attendre la poursuite de l’endettement. Un soutien appuyé des «pays frères» d’un coté, un succédané du Plan Jasmin de l’autre. Pensez, pas moins de 50 milliards en 5 ans. Un sacré talon d’Achille à la plupart des programmes dont il faudra bien pourtant nous expliquer les tenants et les aboutissants !Au total et comme on le devine le paradigme général demeure inchangé. L’ordre social anté a encore de beaux jours devant lui au grand dam d’une double fracture sociale et régionale que des infrastructures parcimonieuses et des mesures sociales ciblées ne viendront jamais à bout. Alors force sera d’attendre que les faits viennent infirmer et contredire ces choix dommageables mais bien emprunts..... de l’air du temps!
Hédi Sraieb
Docteur d’Etat en économie du développement