Les Islamistes tunisiens honoreront-ils leur engagement de ne pas appliquer la charia?
Le dirigeant islamiste tunisien Rachid Ghannouchi vient d'achever une tournée aux Etats-Unis pendant laquelle il a prononcé des discours très remarqués à l'Institut des Etats-Unis pour la paix à Washington D.C., à l'université Yale et à l'université Columbia. La tournée de M.Ghannouchi fait partie d'un effort de changement d'image de son parti, Ennahda, composé d'après lui de bons démocrates, à la veille d'élections législativesen Tunisie à la fin de ce mois. Ce parti avait été critiqué avec virulence en 2012 et en 2013, lorsque ses échecs en matière de gouvernance, conjugués aux craintes relatives à un programme secret et plus radicalvisant l'application de la charia, avaient considérablement réduit sa popularité.
J'ai assisté à sa conférence à l'université Columbia, pendant laquelle M. Ghannouchi a fièrement annoncé l'attachement de son parti à la démocratie et aux intérêts nationaux tunisiens, placés au-dessus des objectifs politiques propres à son parti. Il a affirmé que ce dernier avait constamment travaillé de façon inclusive, qu'en 2011 il avait donné son accord à un gouvernement de coalition par souci d'unité, qu'en janvier dernier il avait démissionné volontairement pour privilégier les intérêts nationaux, et qu'il avait œuvré sans relâche pour réduire au silence les voix extrémistes en Tunisie, y compris Ansar Al-Charia. Ces affirmations sont toutes fortement contestées au sein de la société civile tunisienne et par les dirigeants laïcs.
Après sa conférence, j'ai interrogé M. Ghannouchi au sujet d'un scénario contredisant celui qu'il venait de présenter, fondé en partie sur une vidéo qui avait fait l'objet d'une fuite en octobre 2012. Dans la vidéo, l'on voyait M. Ghannouchi parler sans détours avec des dirigeants salafistes au cours d'une réunion secrète: il les assurait que son parti partageait leurs buts, mais il leur conseillait la patience par pragmatisme – il était plus probable que la charia se réalise en travaillant à l'intérieur du système.
Ce moment édifiant concernant les pensées de M. Ghannouchi suggère un tableau beaucoup plus troublant. Ennahda est-il un phare de démocratie, ou attend-il simplement de consoliderson pouvoir avant de révéler un programme plus radical? Il est important de signaler que dans chacun des cas mentionnés par M. Ghannouchi, l'inclusion représentait également une habile manœuvre politique. A l'origine, Ennahda avait convenu d'un gouvernement de coalition par nécessité;la pluralité qu'il avait gagnée lors des élections initiales n'était pas suffisante pour former un gouvernementà même d'exercer le pouvoir. La démission du parti en janvier dernier n'était pas du tout volontaire non plus. Elle n'est intervenue qu'après des mois de manifestations et de négociations avec l'opposition, et l'on ne peut ignorer la crainte bien réelle dans les milieux islamistes de connaître le même sort que les Frères musulmans égyptiens, renversés par un coup d'état en juillet 2013 et maintenant soumis à une répression brutale. Et même la campagne d'Ennahda contre le groupe terroriste salafisteAnsar Al-Charia n'était survenue qu'après que la menace d'un effet de rapprochement préjudiciable fut devenue bien réelle : les relations du parti avecAnsar Al-Charia commençaient à saper l'image soigneusement façonnée d'Ennahda en tant que parti islamiste “modéré”. Il est certes important de noter que le parti a bien voulu travailler de façon démocratique et inclusivelorsque cela servait ses intérêts, mais l'affirmation de M. Ghannouchi selon laquelle cette attitude était motivée par un amour inconditionnel de la démocratie devrait être remise en cause.
Alors que la Tunisie se prépare à des élections législatives à la fin de ce mois, il est important de garder à l'esprit un principe fondamental de la démocratie : celui de la responsabilité. Dans une démocratie saine, les candidats mettent à profit la période de la campagne pour élaborer un programme clair composé d'engagements politiques explicites. Si, une fois élus, ils s'écartent de ce programme, ils auront probablement des difficultés à se faire réélire. Les électeurs tendent à désavouer les dirigeants qui n'honorent pas leurs engagements. La capacité de récompenser ou de sanctionner les dirigeants en fonction du respect de leurs positions déclarées constitue le principe de responsabilité.
Sachant cela, il devrait apparaître clairement que les candidats d'Ennahda défendent un programme d'inclusion et s'engagent à ne pas essayer d'appliquer la charia – une positionau sujet de laquelle j'ai interrogé M. Ghannouchi, et qu'il a confirmée. Quel que soit le résultat des élections à la fin de ce mois, le peuple tunisien se souviendra de ces engagements.Ennahda devrait se rendre compte qu'il devra répondre de ses actes s'il ne les honore pas. Ce parti a affirmé que ses intentions sont démocratiques et qu'elles appuient les intérêts nationaux de la Tunisie.S'il apparaît que cela est faux, on peut s'attendre à ce que l'islamisme soit très bientôt balayé de la vie politique tunisienne.
Aubrey Clark-Brown
(*) Auxiliaire de recherche au Centre de la New York University
pour lesdialogues: le monde islamique – les Etats-Unis – l'Occident.