Marzouki à Leaders: Ma fierté, mes regrets, mon témoignage
Inutile de lui poser des questions sur sa candidature à la présidentielle ou son programme électoral. Il s’en tient aux règles et ne veut rien révéler avant l’ouverture officielle de la campagne, le 1er novembre prochain. Mais, sur le reste, Moncef Marzouki a accepté de répondre aux questions de Leaders. Ce jour-là (le jeudi 11 septembre 2014), il sortait de chez le pape François. Le Vatican est déjà impressionnant. L’audience avec le souverain pontife et tout le cérémonial de son déroulement restent gravés dans la mémoire. Ce fut l’unique activité officielle au programme. Marzouki profitera du reste de la journée pour flâner Place Navone, visiter des musées, notamment la Villa Borghese, et s’attarder un peu au Coliseum. La veille, il avait rencontré les présidents italiens officiels qui comptent : ceux de la République, du Sénat, de la Chambre des député et du Conseil des ministres. Sans oublier de saluer des membres de la communauté tunisienne.
Calé dans son fauteuil à bord du Falcon privé qui le ramenait à Tunis, il n’a éludé aucune question. Comme à son accoutumée, il se laisse aller parfois dans des envolées et se cabre, d’autres fois, derrière des réponses courtes, énigmatiques. Impossible d’aller plus loin. Quelles sont les épreuves les plus dures qu’il a vécues à Carthage ? De quoi est-il le plus fier ? Et que regrette-t-il? En une heure de vol, le temps de rallier Tunis, l’entretien était animé. Interview.
Les élections ouvrent une ultime étape de la transition démocratique
Tout à fait ! On a épuisé le temps du politique, il faut passer à l’économique!
En fait, on n’a pas perdu beaucoup de temps, c’est un délai convenable. Je savais que cela devait prendre au moins trois ans. C’est un peu comme un volcan qui explose. Il faut que l’énergie se vide, que les odeurs se dégagent, que les terrains volcaniques se forment. D’ailleurs, les terrains volcaniques sont les plus fertiles.
Je crois que tous se sont acquittés de leur mission avec brio. Tout le monde, l’administration, les corps constitués. Mais, nous n’avons fait que la moitié du travail : la constitution, les institutions et les élections. Il faut terminer l’autre moitié.
Comment avez-vous procédé jusque-là ?
En politique, il faut avoir une vision et une praxis.
La vision, ce sont nos trois espaces fondamentaux, chacun est une richesse pour nous. L’Afrique, où nous devons rattraper le retard pris.
L’Euroméditerranée : j’y crois. D’ailleurs, j’œuvre pour qu’un sommet 5+5 se tienne à Tunis en 2015. Et, évidemment, le Maghreb. Je suis un peu déçu que la situation soit bloquée, mais nous devons continuer à faire les bons offices entre nos frères algériens et marocains. La société civile dans nos pays pèsera sans doute de son poids pour la construction du Grand Maghreb. Je crois beaucoup aux cinq libertés proposées : la circulation, le travail, l’installation, l’investissement et la propriété. La Tunisie doit être précurseur en la matière et les instituer par une loi. Le Maghreb existera ainsi de facto.
La praxis, ce sont des intérêts et des valeurs. Incarner des valeurs de démocratie et des droits de l’Homme est fondamental. Cela peut représenter une approche idéale et idéaliste qui défend des valeurs et des intérêts, mais je m’y inscris. L’éthique, en politique, est essentielle. On dit de moi que j’agis beaucoup plus en militant des droits de l’Homme, j’assume. Pour être un bon politicien, il ne faut pas être un Machiavel. Quel est l’homme politique qui a le plus pleuré. Ce n’est pas Ben Ali, mais Mandela. L’exigence de l’éthique est la plus forte.
Vous vous êtes assigné d’autres objectifs?
Oui, la dette publique, par exemple. J’en fais un axe central de mon action. Le principe, c’est que nous continuerons à honorer les engagements de l’Etat et payer la dette. Mais, je n’ai cessé d’agir pour convertir une partie de cette dette en investissements. Je suis parvenu à convaincre la France qui, sur 1 200 millions d’euros, a accepté de convertir 60 millions d’euros. D’autres pays ont également répondu à l’appel de la Tunisie: l’Allemagne, la Belgique et l’Italie. Cela allège déjà le service de la dette et fera travailler des jeunes et ouvre l’Afrique aux Tunisiens
Quel a été votre mur de vérité à la Présidence?
L’examen à Carthage était pour moi de répondre à cette question : serais-je capable de faire porter mes idéaux et de les faire coïncider avec les intérêts de l’Etat. La question de la peine de mort a été une grande épreuve. J’ai signé tous les recours en grâce présentés par des condamnés à mort. Les attaques de certains médias aussi. Jamais je n’ai porté plainte contre un média ou un journaliste. Je suis resté attaché à mes valeurs. Je tiens à mes valeurs. J’ai accompagné le processus du Dialogue national qui, d’ailleurs, avait commencé à Carthage. Nous y avons passé des soirées entières de discussion. Quand d’autres forces ont voulu le prendre, j’ai dit : prenez-le. L’essentiel, c’est qu’il réussisse !
Vous avez sans doute des regrets?
Mon seul regret est de n’avoir pu abolir la peine de mort. La Turquie l’a fait, pourquoi pas nous. Dieu seul sait combien je suis engagé dans cette cause.
Quels sont les moments difficiles vécus durant votre mandat ?
J’ai dû subir de grandes épreuves. La mort de nos soldats, policiers et gardes nationaux a été pour moi d’une grande douleur. Je me suis fait le devoir de les porter sur l’épaule à leur dernière demeure et de recevoir leurs parents. C’est très pénible. Ecouter leurs récits et essayer de les réconforter. Quand j’ai vu des gens détruire ce pays, verser dans la surenchère, tout bloquer, je n’ai pas de solution à apporter à leurs demandes. Ils doivent se calmer et nous aider à attirer des investisseurs pour créer des entreprises et offrir des emplois.
Une période particulière dure pour vous?
L’un des moments les plus tendus fut l’été 2013, entre le 25 juillet net le 6 septembre. Nous étions au bord du gouffre. Déjà, l’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, était une catastrophe. Je l’ai vécue dans ma chair. Je voyais la main de ceux qui veulent nous précipiter dans l’abîme. Le martyre de Mohamed Brahmi a été bouleversant.
Le sit-in Irrahil, au Bardo, n’avait pas de sens.
Vous avez pourtant affiché une position très raide, appelant à ne pas céder à l’appel des manifestants?
Un jour, les historiens et les hommes de bonne foi diront ce que j’avais fait. Quand le bateau tangue, il faut maintenir le cap. Il m’en a coûté. Les Tunisiens doivent être fiers de leur classe politique et de la société civile.
La classe politique a reconnu son échec et fait appel à un gouvernement non partisan. Alors ces politiques la Troïka qui cèdent le pouvoir…
Ils n’ont jamais poussé le pays vers le chaos. Il y a une dizaine d’hommes et de femmes sages.
Vous avez évoqué, durant l’été 2013, un complot, voire un coup d’Etat. De quoi s’agissait-il?
Je l’ai fait avorter. J’ai dénoncé ceux qui voulaient le fomenter.
Pourquoi vous ne les avez pas poursuivis en justice?
Ils ne représentent aucun danger. L’appel à l’occupation des sièges des délégations, gouvernorats et autres édifices publics a échoué. C’est le peuple qui a dégonflé ce complot. Le patriotisme l’a emporté. L’armée, la police, l’administration et tous les corps de l’Etat ont fait preuve d’un sens aigu de la responsabilité et de la défense de l’Etat.
Pourtant vous avez procédé à une série de changements à la tête des armées?
L’armée a été républicaine!
Vous avez reçu les dirigeants de la Ligue de protection de la révolution et des chefs salafistes…
Il faut revenir à une question de principe. J’ai décidé de recevoir tout le spectre politique et sociétal, sauf ceux qui portent les armes contre l’Etat. Ma porte était ouverte même à ceux de l’ancien régime, Hamed Karoui, Béji Caïd Essebsi, Kamel Morjane et autres. J’ai également reçu les salafistes, tous les acteurs significatifs, sans exclusion. Il fallait bien que je reçoive les salafistes. Je voulais comprendre comment ils réfléchissent. Ma fonction était de pousser les salafistes à l’extrémisme ou de les ramener aux valeurs de la République. Je leur ai dit que je n’accepte pas la violence. Vous croyez que c’est facile de recevoir des gens qui vont vous attaquer par la suite. Vous devez admettre qu’ils s’excluent, mais vous ne pouvez pas les exclure. Pour les vaincre sur le terrain en cas de violence, faute de les convaincre, il faut le faire dans le respect des droits de l’Homme. Sinon, on revient 20 ans en arrière.
La cellule de crise montée à la Kasbah fait ses preuves. Vous continuez à réunir le conseil de sécurité à Carthage?
Le conseil de sécurité est très important. C’est la seule instance où les trois présidents sont présents. Il doit continuer à exister. La cellule de crise doit mettre en musique les décisions prises.Certaines délibérations du conseil ont été fuitées dans la presse, comme ce fut le cas pour la réunion du 21 mars 2014, ce qui a incité certains participants à la réserve…
Mais nous avons immédiatement saisi la justice !
C’est la Présidence de la République ou du gouvernement qui a ouvert une enquête et porté plainte auprès de la justice militaire?
J’ai chargé mon directeur de cabinet de suivre le dossier et quand on s’est aperçu qu’une action a été engagée par le gouvernement, on n’a pas voulu faire double emploi. L’essentiel, c’est que la justice en a été saisie.
Quelle est votre grande fierté?
Ma fierté est d’avoir changé l’image du président de la République. Son autorité n’est pas celle de faire peur aux gens, mais c’est sa force de caractère. J’ai ouvert le palais de Carthage aux Tunisiens et je suis fier d’avoir permis à plus de 20 000 enfants d’y entrer. J’ai également fait de Carthage un lieu de réflexion en y invitant de grandes personnalités pour des conférences-débats.
Comment abordez-vous les prochaines élections?
Il faut tenir de bonnes élections. Trois critères au moins doivent être respectés:
- Une forte participation des électeurs au vote
- Une campagne propre qui combat l’argent sale
- Un décompte des voix transparent.
J’ai confiance dans l’Isie et le peuple ne laissera personne jouer sur les élections.
Vous comptez faire valoir votre bilan?
Tous vont défendre le positif. C’est un jeu stérile. J’ai fait mon propre bilan. Il faut apprendre de ses erreurs. C’est de l’avenir de la Tunisie qu’il faut traiter.
T.H