Le dessalement de l'eau: un engouement oublieux des retombées sur l'environnement?
“Water, water, everywhere
Nor any drop to drink.”
Coleridge (1772-1834), poète anglais.
Les marins ont eu, les premiers, besoin d’eau potable à partir de l’eau de mer.
Lorsque la Grande-Bretagne s’empara de l’Inde, elle construisit rapidement une unité de dessalement thermique à Aden (occupée dès 1839) pour que les navires de l’Amirauté en provenance des Iles Britanniques puissent faire le plein d’eau potable et continuer leur route vers le joyau de la Couronne. Aujourd’hui, la plupart des bateaux ont un dessalinisateur à bord et la mésaventure vécue par le vieux marin de Samuel Coleridge ne risque plus de se reproduire. Les porte-avions nucléaires, par exemple, produisent assez d’eau potable pour alimenter une ville de taille moyenne. Le porte-avions américain USS Carl Vinson peut produire 378 000 litres d’eau douce par jour. C’est ainsi qu’il a été dépêché à Haïti, après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, pour alimenter en eau potable les populations sinistrées.
En 2009, on comptait 14 451 unités de dessalement dans le monde d’après l’Association internationale de dessalement (IDA). Le dessalement a permis de produire 68 millions de m3 d’eau potable en 2010. On estime qu’il permettra la production de 120 millions de m3 d’eau douce en 2020. L’industrie s’attend à une croissance des capacités de production au Moyen-Orient, au Maghreb, en Inde, en Chine, en Australie, en Espagne, aux Etats-Unis, voire en Grande- Bretagne. La plus importante unité de dessalement dans le monde est celle de Jebel Ali aux Emirats arabes unis. L’Algérie, Israël, l’Arabie Saoudite possèdent aussi des unités imposantes.
Le dessalement en Tunisie
L’ANC a ratifié, en mars 2014, l’accord de prêt signé entre le gouvernement et la banque allemande KFW pour la réalisation d’une station de dessalement à Djerba.
Notre pays s’est essayé au dessalement de l’eau saumâtre à Kerkennah depuis 1983 puis le dessalement a atteint Gabès en 1995 et Djerba et Zarzis en 1999. Quatre nouvelles stations de dessalement d’eau de mer sont programmées par la Sonede à Djerba, à Zarrat (Gabès, opérationnel en 2017), à Sfax et à Kerkennah avec réalisation en 2022 pour un coût de 700 MD dont 300 MD proviendraient de l’Agence japonaise de coopération internationale.
Rappelons que le dessalement a été un domaine où Sakhr Materi a donné toute la mesure de son sens des affaires en s’emparant de ce bien commun qu’est l’eau. Ainsi, il avait projeté une unité de dessalement à Djerba avec un investissement de 133 millions de dinars pour une production de 50 000 m3/jour. L’exploitation et l’entretien seraient du ressort du consortium formé entre l’espagnol Befesa Aqua et le groupe Princesse El Materi Holding de Sakhr El Materi, gendre de Ben Ali. La concession était consentie pour vingt ans au moyen d’un contrat BOT (Build, Operate and Transfer) qui confère un droit réel sur les biens en cause et permet d’amortir les investissements consentis. Par la vente de l’eau produite, sur 20 ans, les recettes devraient frôler les 419 millions de dinars et le chiffre d’affaires annuel atteindre 21 millions de dinars. Or, pour réaliser ces chiffres, il faut produire une eau cédée au tarif moyen de 1 140 millimes le m3 tout au long de la concession des vingt ans. Ce tarif est très élevé comparativement aux taux fixés par l’arrêté interministériel de juillet 2010, taux qui varient de 145 à 890 millimes. Bien juteuse affaire donc pour M. El Materi et ses compères ibériques ! Suite au 14 janvier, la Sonede a repris ce dossier car la signature de la convention devant mettre l’affaire de Materi sur les rails était prévue pour le 17 janvier 2011. Mais, comme entre-temps, Ben Ali et son gendre ayant filé à l’anglaise, le projet a déraillé.
Faut-il rappeler ici l’article 13 de la Constitution qui dit que «les ressources naturelles sont la propriété du peuple et que l’Etat exerce sa souveraineté sur ces ressources au nom du peuple »?
Cependant, en dépit de cet engouement chez nous et ailleurs pour le dessalement, le jeu en vaut-il la chandelle? Est-il sans risque? Est-il sans alternative aucune?
Une leçon en provenance de Singapour
Indépendante du colonialisme britannique en 1959, Singapour devint membre de la Fédération de Malaisie en 1963 pour la quitter en 1965. Bien que cette Ville-Etat de 4,6 millions d’habitants recueille et utilise la moindre goutte d’eau qui tombe, la moitié de sa consommation d’eau vient de l’Etat malais voisin de Johor Baru. Son gouvernement s’attela, il y a vingt ans de cela, à l’étude des moyens pour se libérer de cette contrainte. Ouverte sur la mer, Singapour projeta de construire cinq usines de dessalement qui utiliseraient de l’eau saumâtre des marais ou celle de la mer. Mais, au cours des études de faisabilité, banquiers et ingénieurs découvrirent, à leur grande surprise, qu’il était plus économique de recycler l’eau usée tant domestique qu’industrielle et de la traiter de manière à satisfaire les normes de potabilité plutôt que de faire appel au dessalement. Aujourd’hui, la plupart des besoins en eau sont ainsi satisfaits à Singapour grâce à de l’eau recyclée appelée NEWwater. En 2008, on en a produit 200 millions de litres/j. Cette eau est obtenue par microfiltration et osmose inverse des eaux usées et traitement aux rayons UV - outre les techniques de traitement conventionnel de l’eau potable. En 2007, Singapour a reçu la consécration internationale pour ses efforts de recyclage des eaux usées lors de la Semaine mondiale de l’eau à Stockholm. Parallèlement à ces succès techniques que Singapour exporte même en Chine, le gouvernement a fait d’intenses campagnes pour amener la population à économiser la ressource. Autre fantastique succès : les pertes et les fuites d’eau du réseau sont parmi les plus faibles au monde : 5% seulement sachant que le record mondial de 3% est détenu par Copenhague, au Danemark. A Paris, ces pertes sont de 30% et au Canada elles atteignent 38%.
On aimerait bien connaître ces chiffres pour le Grand Tunis, Sfax, Sousse…. par exemple.
Ainsi, Singapour prouve que les eaux usées seront, à l’avenir, la plus importante ressource durable d’eau.
Le coût environnemental du dessalement ou de «l’électricité en bouteille»
Dans un rapport publié en 2007, le Fonds mondial pour la nature (ex-WWF) avertit que le dessalement de l’eau de mer pourrait aggraver la crise de l’eau vécue en divers point du globe car, selon cette étude, l’impact du dessalement sur l’environnement n’est pas bien connu. Ce document déplore que « les unités de dessalement sont en train de devenir les «nouveaux barrages» qui détournent l’attention d’alternatives moins coûteuses et bien plus bénignes pour l’environnement.»
Le dessalement demeure très coûteux malgré la baisse due aux nouvelles membranes. En général, l’eau dessalée coûte trois fois plus cher que celle produite par les techniques traditionnelles d’eau potable. Naturellement, les pays du Golfe, assis sur leurs matelas de dollars et leurs puits de pétrole, ne sont guère concernés par ces considérations mesquines, eux qui dépensent 18 millions de dollars par jour pour boire cette eau dessalée.
De plus, cette technique est très gourmande en énergie. Pour le Premier ministre Bob Carr du Queensland en Australie, l’eau dessalée est de «l’électricité en bouteille». Ses émissions de gaz à effet de serre sont importantes. Or, le changement climatique avec ses effets négatifs sur les précipitations n’est-il pas dû à ces gaz? On pourrait assister, avec la généralisation du dessalement, à une aggravation des sécheresses et à la fonte des glaces polaires et des glaciers qui contribuent pour 69% au capital hydrique de la planète. Ces craintes sont d’autant plus fondées que la Chine, par exemple, avec son énorme unité à Tanjin, utilisera du charbon. De plus, les difficultés techniques – comme l’encrassement des membranes- ne sont pas toutes résolues. Enfin, il y a la question du rejet en mer des milliards de litres de saumure produit par le dessalement. Outre les sels, cette saumure renferme des coagulants, des détergents, des biocides et des antitartres. Autre souci : les milliards de petits organismes marins happés par les pompes qui appauvrissent la biodiversité marine. Quel impact sur les richesses halieutiques?
On notera que l’injection de ce brouet dans le sous-sol californien est soupçonnée de provoquer des séismes.
Signalons cependant que des recherches en vue du couplage de l’éolien avec l’unité de dessalement ont lieu. De même, une cellule d’électrodialyse microbienne est en mesure de générer de l’hydrogène utilisé comme carburant du processus de dessalement. Elle a été mise au point à l’Université de l’Etat de Pennsylvanie aux Etats-Unis fin 2010.
Le rapport du Fonds mondial pour la nature affirme : «L’appât probablement illusoire d’une eau dessalée abondante …est de nature à fortement détourner l’attention du public ainsi que celle des décideurs et des bailleurs de fonds d’un besoin urgent : celui d’un usage rationnel de toute l’eau douce disponible».
Le rapport critique fortement l’Espagne qui recourt au dessalement en négligeant d’autres solutions. De plus, ses agriculteurs utilisent l’eau dessalée pour arroser des plantes incompatibles avec les terres espagnoles plutôt arides. Pour l’Australie, la partie la plus aride du monde habité, le recours au dessalement – qui coûtera la bagatelle de 13,2 milliards de dollars- va fournir 30% de la consommation d’eau en milieu urbain. Mais c’est le moyen de s’adapter au changement climatique qui frappe le pays (incendies, agriculture et élevage en berne, sécheresse de 2000 à 2009...). Tous les Australiens ne considèrent pas d’un bon œil l’irruption de cette technologie capable d’aggraver le désordre climatique. Ils mettent en cause le mode de vie de leurs compatriotes dont les piscines, les terrains de golf et l’électroménager inefficace consomment une eau précieuse. (The New York Times, 10 juillet 2010). Notons enfin que l’eau dessalée n’est pas potable sans correction d’autant qu’elle peut parfois renfermer du bore, un élément chimique aux effets inconnus chez l’homme.
On voit ainsi que dire : «Le dessalement est un enjeu stratégique et représente une ressource alternative qui apporte des réponses aux besoins en eau à court et à long terme non seulement pour la Tunisie mais aussi pour l’ensemble de la planète, dans la mesure où la disponibilité d’une eau douce, pure et saine conditionne l’avenir de la biosphère tout entière» (voir EcoJournal, 5-11 novembre 2010, p.16) est passablement exagéré.
Le rapport ne rejette pas systématiquement le dessalement. Il conseille plutôt de l’utiliser pour traiter les eaux saumâtres et les eaux usées. Quant aux grandes unités, elles doivent être approuvées, au cas par cas, et après s’être assuré que l’offre et la demande d’eau font l’objet d’une approche intégrée et qu’elles sont construites avec le souci de protéger l’environnement. D’autres suggèrent de recourir au dessalement en ajustant le fonctionnement des unités avec les réserves d’eau et les précipitations.
Avant donc de nous précipiter sur le dessalement, ses prêts ruineux, ses gaz à effet de serre et son gargantuesque cocktail de saumure, la bonne gouvernance pourrait résoudre, dans bien des cas, les problèmes d’eau potable.
Economiser l’eau, éduquer les utilisateurs, lutter contre les fuites, recueillir l’eau de pluie comme on le faisait dans nos maisons traditionnelles, recycler les eaux usées, est souvent plus rentable- sur les plans économique et environnemental- que le dessalement.
Mais, bien sûr, il ne faut pas oublier les efforts du business…et de ceux qui mettent un prix sur toute chose, oubliant la valeur des choses comme dirait Lord Byron.
Mohamed Larbi Bouguerra