Ni sauveur suprême! Ni responsabilité collective!
L’islamologue et poète Abdelwahab Meddeb semble, ces derniers temps, agir en marquant chaque fois un léger décalage, un léger retard.
En effet, il aurait pu tout simplement ajouter son nom à la liste des intellectuels tunisiens qui ont appelé à soutenir la candidature de M. Béji Caid Essebsi, parue dans Leaders le 8 septembre 2014. Il faut croire que c’était trop tôt ou trop simple ou trop banal. Presqu’un mois après l’appel, le dimanche 5 octobre 2014 sur le site du même Leaders, Abdelwahab Meddeb signe un papier intitulé modestement « je vote » … plus loin le lecteur constatera que le verbe est transitif puisque l’intellectuel dévoile: «Nidâ’ Tounis, pour les législatives et Béji Caïd Essebsi pour les présidentielles»
De prime abord, il n’y a rien à en dire. Sinon à relever l’aspect théâtral du geste, l’aspect performatif et quelque peu directif de cet énoncé puisqu’après avoir discerné la véritable nature de l’Islam politique : «Nous estimons que la vision globalisante de l’islam s’est transformée en une idéologie totalitaire qui ne peut conduire qu’au fascisme.», M.Meddeb explique son geste «Cela s’appelle voter utile pour le bien public» et pour conclure, il décrète au conditionnel il est vrai : «C’est vers ce choix que devrait s’orienter la volonté du peuple afin que sa souveraineté soit affermie»
Il n’y a donc pas de quoi fouetter un chat. Le Maître a parlé. Mais pas assez à son goût. Offusqué par certains de ses lecteurs qui, au lieu d’acquiescer et d’obéir ont osé, démocratiquement, discuter et critiquer ses dires devenant ainsi ses détracteurs, il reprend la plume pour leur répondre le lendemain, le 6 octobre et toujours dans Leaders.
Ce qui était un geste individuel et qui était censé le rester dans le secret des urnes est en passe de devenir affaire publique par la volonté et la notoriété de Monsieur Meddeb. Sa notoriété fait de lui un leader d’opinion et il agit en tant que tel. Mais ce faisant, sa démarche s’apparente étrangement à celle des Islamistes: auto-proclamation, attente de l’homme providentiel et recherche du candidat consensuel, trois attitudes qui maltraitent quelque peu le crédo démocratique.
Eloge de l’apostat
Autant le «Je vote» était simple, explicite et surtout direct, autant la réponse aux détracteurs est alambiquée et indirecte.
Afin de justifier ce qu’il appelle sa « mue de l’extrême gauche à une ouverture critique sur le phénomène de la mondialisation» (admirable périphrase ! splendide euphémisme!), Abdelwahab Meddeb, poète, penseur et enseignant en littérature comparée, procède à un long détour par ses filiations poétique, philosophique et littéraire. Pour ce, son texte est criblé de noms de stars parmi les plus brillantes. Jugez-en : Edouard Glissant, Abdellah Laroui, Mario Vargas Llossa, Octavio Paz, Régis Debray, Derrida, Habermas, Mandela, Ghandi. Et même ceux qui ne trouvent pas grâce à ses yeux parce qu’ils n’ont pas su changer ou parce qu’ils sont restés fidèles à eux-mêmes, brillent de mille feux dans le firmament de l’esprit : Benda, Gabriel Garcia Marquez, Bourdieu, Toni Negri, Aganben, Badiou.
Pour simplifier à l’extrême, disons que Abdelwahab Meddeb avait été, dans un passé lointain, gauchiste, mais le phénomène de la mondialisation et les attentats du 11 septembre 2001 ont provoqué un changement radical qui l’amène aujourd’hui à appeler à voter pour Nida Tounis et pour BCE
Il a changé. Quoi de plus banal, de plus courant, «seuls les imbéciles ne changent pas» dit le sens commun. Changer et tenter de s’expliquer, d’expliquer et de justifier ce changement, rien de plus ordinaire. A titre d’exemple, il y a quatre ans, en 2010, aux Editions du Seuil, Jean-Pierre Martin a consacré tout un livre à l’Eloge de l’Apostat, où en partant de son expérience personnelle, il a traité du changement et de la quête d’une « vita nova » chez Gide, Koesler, Nizan, Duras, Vailland, Sartre, Semprun…et tant d’autres.
Le problème n’est donc pas de changer ou pas, il est de changer pour devenir qui et pour faire quoi? Le problème réside aussi dans l’explication/justification de cette mutation.
Abdelwahab Meddeb pratique le « name droping » afin de constituer un argument d’autorité. Le compagnonnage physique ou spirituel de ces personnalités et leur exemple sont censés expliquer, justifier et absoudre l’attitude de M. Meddeb.
Tout ça pour dire trivialement qu’il a viré sa cuti et qu’il est passé du col Mao au Rotary , pour reprendre le titre de Guy Hocquenghem qui, en 1986, a épinglé certains qui sont passés du gauchisme (la Cause du peuple) au libéralisme le plus sauvage. Cet ouvrage qui a plus de vingt-huit ans reste d’actualité car les Finkielkraut, BHL, Cohn-Bendit, Bruckner, Kouchner et autres Glucksmann…dont le spectaculaire changement est décrit par l’auteur, sont encore d’actualité et ont continué leur «mue »jusqu’à devenir de fanatiques néoconservateurs prêchant le droit d’ingérence et soutenant les guerres étasuniennes pour imposer leur «démocratie Nescafé», selon l’heureuse expression d’Octavio Paz, une des vedettes citées par Meddeb ! Or, pour mémoire ce dernier n’est pas tout à fait hostile à l’ingérence avec tout ce qu’elle comporte de guerre chirurgicale ou pas, de dommages collatéraux, de destructions, de morts…
Pour conclure, on ne peut que se demander à qui s’adresse cet article qui s’apparente à la confession d’un repenti ? Aux lecteurs en désaccord avec sa position ? Combien de dizaines. A l’élite tunisienne ? Combien de divisions ? A moins qu’il ne cible d’autres lecteurs plus nombreux, une autre élite plus étendue…car on assiste là à l’import/export des idées de part et d’autre de la Mare Nostrum.
Not in my name
A peine deux jours après cette réplique, (graphomanie soudaine?) Abdelwahab Meddeb publie le 8 octobre une tribune « Face au désastre » toujours dans Leaders (On ne reconnaitra jamais assez le rôle éminent que joue ce journal en ligne dans la promotion du débat et de la vie démocratiques en Tunisie).
Tribune décalée, puisqu’elle vient plus de deux semaines après la campagne « Not in my name » et le débat qui s’est ensuivi en Grande Bretagne puis en France. A juste titre, Abdelwahab Meddeb y condamne fermement la barbarie de Daech et appelle « chaque musulman honnête» à faire autant en empêchant les tueurs de Daech de commettre leurs forfaits en son nom et en faisant barrage à l’assimilation de l’Islam à ces actes criminels. Pour ce, Meddeb convie les musulmans, d’une part, à protester en déclarant : « en tant que musulman, ces horreurs ne peuvent être faites en mon nom».
D’autre part, il prône l’entretien et la transmission du Soufisme « cette merveille de l’islam » car là résiderait d’après Docteur Meddeb le remède à cette maladie, à cette peste noire qui frappe l’Islam.
Passons vite sur la lubie de M. Meddeb consistant à diagnostiquer indéfiniment la maladie de l’Islam. Depuis le temps que l’Islam est malade et depuis le temps que le Docteur Meddeb a établi le diagnostic, le Malade aurait dû trépasser depuis belle lurette. A moins que ce ne soit son fantôme qui revient hanter et torturer les musulmans de ne lui avoir pas aménagé de sépulture!
Passons aussi vite sur le soufisme. Le dernier chic, en ce moment en France et en Occident, c’est d’être soufi, de se déclarer comme tel. C’est très tendance et c’est moins vulgaire et moins commun que d’être tout simplement musulman à l’instar du travailleur immigré ou du clandestin africain. Le soufisme est réservé à une élite aristocratique, cultivée et raffinée qui se coopte par initiation. Outre entretenir son âme, être soufi peut vous ouvrir un réseau très utile pour faire une carrière.
Attardons-nous sur l’incitation à dire «en tant que musulman, ces horreurs ne peuvent être faites en mon nom. A l’instar de l’initiative «Not in my name»
A l’heure où des voix commencent à s’élever contre la fabrication d’un nouveau bouc émissaire, à l’heure où des intellectuels occidentaux, tels Edwy Plenel ( Pour les musulmans, La Découverte, 2014) ou Enzo Traverso ( La fin de la modernité juive, La Découverte, 2013) en France et tel John R. Bowen (L’islam un ennemi idéal, Albin Michel, 2014) aux Etats-Unis, s’élèvent contre la construction de l’ennemi musulman, cet ennemi qui après le passage par différents avatars (Indigène, Nord-Africain, Maghrébin, Oriental, Arabe, Islamiste) a remplacé le Communiste de la guerre froide ; cet ennemi qui a remplacé le Juif de l’entre - deux guerres, M. Meddeb essentialise les musulmans à son habitude et participe ainsi à la double contrainte qui exige des musulmans à la fois de ne pas être : (pas de communautarisme, assimilez-vous, effacez-vous, disparaissez) et en même temps d’être : essentialisme, assignation identitaire : soyez, parlez, agissez en tant que musulmans. Et ce faisant, il islamise des questions sociales, politiques et géopolitiques et retarde la guérison qu’il appelle de ses vœux. Car après tout, si les barbares de Daech sont les symptômes de la maladie de l’Islam en quoi les musulmans bien portants sont-ils responsables ? Doivent-ils s’excuser d’être bien portants?
Son appel ne fait que rendre les musulmans responsables collectivement des actes d’une minorité criminelle : «Confondre une entière communauté — d’origine, de culture ou de croyance — avec les actes de quelques individus qui s’en réclament ou s’en prévalent, c’est faire le lit de l’injustice. Et laisser s’installer ces discours par notre silence, c’est habituer nos consciences à l’exclusion, en y installant la légitimité de la discrimination et la respectabilité de l’amalgame. Au XXe siècle, la tragédie européenne nous a appris la fatalité de cet engrenage, dans l’acceptation passive de la construction d’une question juive. Ne serait-ce que parce que nous avons la responsabilité de cet héritage, nous refusons de toute notre âme cette insidieuse et insistante construction contemporaine d’une question musulmane.» Edwy Plenel (Pour les musulmans, La Découverte, 2014, p.31).
Slaheddine Dchicha
P.S
«Comment accepter que le si bon Hervé Gourdel soit sacrifié comme l’agneau mystique?» dit M.Meddeb dont l’érudition notamment en histoire de l’art et en histoire des religions est reconnue de tous. Donc il n’ignore pas que l’agneau mystique est une évocation évidente de la Passion de Jésus-Christ et il sait quel rôle a joué l’idée du peuple déicide dans l’antisémitisme or voilà que par la magie d’un «lapsus calami ?» un autre peuple vient se substituer aux Juifs, les musulmans