Tunisie : une démographie en avance sur l'économique et le politique
L’Institut national de la statistique (INS) vient de publier les premiers résultats du recensement de 2014. Dans l’ensemble, ces résultats ne s’écartent pas trop des projections effectuées quelques années auparavant (on dit projection en démographie comme on dit prévision en économie).
Ainsi l’effectif total de la population tunisienne (et non pas de nationalité tunisienne comme on le croit à tort) s’établit en 2014 à 10,983 millions contre 10,983 millions prévus par la projection effectuée en 2007 selon l’hypothèse basse de fécondité. Cela correspond à un taux d’accroissement de 1,03% entre 2004 et 2014, soit le niveau le plus bas enregistré depuis l’indépendance.
Taux d’accroissement de la population tunisienne 1926-2014
Date du recensement | Population | Taux d’accroissement en% |
06/03/1921 | 2.093.939 | |
20/04/1926 | 2.159.708 | 0,6 |
22/03/1931 | 2.410.692 | 2,3 |
12/03/1936 | 2.608.313 | 1,6 |
01/11/1946 | 3.230.952 | 2,0 |
01/02/1956 | 3.783.169 | 1,7 |
03/05/1966 | 4.533.351 | 1,83 |
08/05/1975 | 5.588.209 | 2,35 |
30/03/1984 | 6.966.175 | 2,48 |
20/04/1994 | 8.785.711 | 2,35 |
28/04/2004 | 9.910.872 | 1,21 |
23/04/2014 | 10.982.754 | 1,03 |
Source : INS
Cependant, l’indice synthétique de fécondité (ISF) s’est redressé un peu en 2014 (2,2) pour retrouver un niveau plus haut qu’en 2009 (2,05), 2010 (2,13) et 2011 (2,15). Evidemment, nous sommes loin de l’ISF de 1966 (7,15) ou de 1975 (5,79) ou de 1984 (4,70). Mais il s’agit d’un niveau qui assure malgré tout le renouvellement des générations (seuil requis pour ce faire de 2,1). Il est donc exagéré de parler, à ce propos, de «démographie en berne » d’autant que la démographie concerne aussi des indicateurs essentiels comme l’espérance de vie à la naissance, qui continue à augmenter, ou la mortalité infantile qui continue à diminuer.
Par ailleurs, le rapport de masculinité a retrouvé en 2014 un niveau plus conforme à l’espérance de vie par sexe. Désormais les femmes représentent 50,2% de la population contre 49,8% pour les hommes et ce pour la première fois dans l’histoire démographique moderne du pays. Auparavant, les hommes étaient plus nombreux que les femmes.
Population tunisienne par sexe en %
Années | Masculin | Féminin |
1966 | 51,1 | 48,9 |
1975 | 50,8 | 49,2 |
1984 | 50,9 | 49,1 |
1994 | 50,6 | 49,4 |
2004 | 50,1 | 49,9 |
2014 | 49,8 | 50,2 |
Source : INS
Enfin, l’effet conjugué du vieillissement de la population et des migrations intérieures qui touchent les femmes d’âge fécond explique en partie la baisse des populations de certaines régions. C’est le cas du Nord-Ouest (-0,36%) dont aucun gouvernorat n’est épargné par ce phénomène. Déjà entre 1994 et 2004, cette même région avait enregistré un taux d’accroissement négatif (-0,1%). Ce n’est donc pas par hasard que le gouvernorat du Kef, qui souffre le plus du vieillissement, enregistre aussi le taux d’accroissement de la population le plus bas (-0,62%).
Bien sûr, on pourrait évoquer la baisse de la mortalité infantile ou l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance (différente de l’espérance de vie en bonne santé) à des rythmes moins soutenus et en tout cas disparates selon les régions ou les groupes sociaux , ces trois données constituant les variables explicatives essentielles de la croissance démographique (en plus du solde migratoire), mais cela n’ajoute pas beaucoup à un constat incontournable, méconnu ou sous-estimé jusqu’ici : la démographie tunisienne est en avance par rapport à l’économie du pays et à la perception du politique des évolutions démographiques. En effet, les principaux indicateurs démographiques de la Tunisie la situent bien plus près des sociétés développées que des pays émergents du même âge économique. Or la démographie n’est pas simplement une affaire de chiffres abstraits mais aussi une approche qualitative des populations et de leur dynamique.
Sur ce point, il reste beaucoup à faire puisque le politique est encore au stade où il se préoccupe de la dénatalité alors que les effectifs scolaires ont commencé à baisser depuis 1995-1996, que ceux du secondaire ont suivi à partir de 2005/2006 et que le nombre d’étudiants entame sa décrue (349 142 étudiants en 2008-2009 contre 315 513 en 2012-2013). Le même phénomène touche la demande additionnelle d’emploi dont la satisfaction est passée depuis quelques années déjà d’un problème de masse à un problème qualitatif. Plus de la moitié de cette demande intéresse les diplômés du supérieur (mal formés toutefois), alors que l’état de l’économie tunisienne et sa structure ne lui permettent pas de faire face à un flot de plus de 70.000 nouveaux diplômés par an.
On peut évidemment s’interroger pour savoir si ce décalage non comblé au niveau de la conceptualisation, c’est-à-dire au niveau du politique et de ses choix socioéconomiques, constitue une caractéristique proprement tunisienne ou la conséquence directe d’un modèle de croissance (et non pas de développement, contrairement à la propagande véhiculée) qui n’a pas eu le temps ou les moyens d’arriver à maturité sans se heurter brutalement aux évolutions démographiques, comme ce fut le cas dans le monde industrialisé.
Dans ce monde, en effet, l’industrialisation a précédé la transition démographique alors que nous avons assisté au phénomène inverse en Tunisie. Quoi qu’il en soit, notre pays se trouve moins harcelé à l’heure actuelle par les contraintes du nombre. Cela devrait l’inciter à refondre son schéma de développement sur d’autres bases, sinon la démographie, en particulier le vieillissement et la concentration de la population dans certaines zones, risque de mettre à mal tout l’édifice sociétal construit depuis soixante ans.
H.T.