«Les révoltes arabes» aux rendez-vous de l'histoire de la ville de Blois
Correspondance spéciale pour LEADERS - Les rendez-vous de l’Histoire de la ville de Blois, qui se sont tenus le weekend dernier, constituent l’un des plus grands festivals culturels de France. Ils étaient dédiés cette année aux «Rebelles».
L’ouverture de cette manifestation a été confiée à Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Education, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche scientifique, qui note que « les rebelles ont fait notre Histoire » et ajoute : «Je crois à une forme de rébellion parce que la rébellion exprime une forme de vitalité de l’esprit qui ne peut être que bénéfique. Elle est l’expression de la jeunesse contre les générations précédentes, le désir de construire autre chose. Mais la rébellion n’a pas d’âge. La rébellion est une fontaine de jouvence. A chaque époque, des hommes et des femmes ont choisi de suivre les courants dominants sans se poser de question, tandis que d’autres ont au contraire toujours eu un temps d’avance sur la pensée commune…. »
Ecoutant la ministre française, je ne peux m’empêcher de penser à nos rebelles à nous et à leurs luttes : Ali Ben Ghedahoum, Moncef Bey, Mohamed Ali Hammi, Habib Bourguiba, Tahar Haddad, Aboul Kacem Chabbi, Bchira Ben Mrad, Mohamed Bouazizi….parmi tant d’autres, comme tous ces jeunes tués par la police de Ben Ali, lors de la Révolution de 2010-2011.
Quant au Premier ministre Manuel Valls, il a parlé de Georges Clémenceau, un politicien de haut vol qui a été, entre autres fonctions, ministre de l’Intérieur… ce qui n’a pas manqué d’étonner nombre de festivaliers. Mais pour le Tunisien, Clémenceau était un anticolonialiste qui n’a pas voté la ratification du traité du Bardo de 1881 établissant le protectorat français sur notre pays, un homme qui a dénoncé les magouilles de Jules Ferry, du consul de France à Tunis Théodore Roustan et «des hommes qui sont à Paris, qui veulent faire des affaires et gagner de l’argent à la Bourse.»
Le Salon du Livre de cette importante manifestation a été placé sous la présidence du grand écrivain égyptien Alaa El Aswany, le célèbre auteur de l’ «Immeuble Yacoubian», de «Chicago», de «Automobile Club d’Egypte»…. aujourd’hui traduit en 35 langues et dont les ouvrages sont vendus dans une centaine de pays. El Aswany, à Blois, n’a pas rencontré sur sa route les furieux partisans de Mohamed Morsi, ces enragés qui l’ont empêché de parler, le 16 octobre 2013, à l’Institut du Monde Arabe (IMA) à Paris où ils ont failli le lyncher n’eut été l’intervention du service d’ordre. Outre son rejet du théocrate Morsi, ces fanatiques reprochent probablement à El Aswany d’avoir écrit dans The Guardian (Londres), en septembre 2009 : «Le niqab n’a rien à voir avec l’Islam, mais il appartient aux seules traditions d’une société arriérée du désert…. La lecture wahabite de l’Islam, cette interprétation rétrograde si répandue de nos jours, contribue à en donner une image fausse et injuste ». (Courrier International, n° 982, 27 août- 2 septembre 2009, p. 6). Depuis cette agression à l’IMA, El Aswany ne parle plus que «des fascistes religieux».
Révoltes Arabes
Le 10 octobre, à Blois, avec le Syrien Farouk Mardam-Bey, éditeur chez Actes Sud et Gilles Gauthier, ancien consul à Alexandrie, ancien ambassadeur de France au Yémen et traducteur d’El Aswany en français, notre auteur a traité des «Révoltes arabes : où en est-on ?» lors d’une table ronde, dans une salle pleine à craquer. On a appris ainsi que notre auteur- toujours chirurgien-dentiste au Caire, «pour ne pas perdre le contact avec les gens» - a passé 18 jours sur la Place Tahrir, au plus fort du soulèvement du peuple égyptien contre la dictature de Moubarak et son système prédateur. C’est ainsi qu’on apprend que cinq Egyptiens sont parmi les hommes les plus riches du monde. L’arrivée des Frères Musulmans Place Tahrir s’est faite tardivement, dit El Aswany, et ils ont voulu changer la nature de la Révolution en brûlant des églises et en s’en prenant aux citoyens coptes. Arrivée aussi tardive au final, que chez nous, en Tunisie ! Comme si on avait à faire à une guerre de religion alors que les revendications sociales et politiques étaient omniprésentes déplore El Aswany ! De fait, on est à mille lieues de la religion. Le quotidien Al Masri al-Youm du 11 février 2011 écrivait: «Une nouvelle vague de sit-in, protestations et manifestations ouvrières, comprenant des centaines de milliers de personnes s’est répandue hier au Caire et dans les gouvernorats. Revendications sociales, demandes d’augmentation des salaires et d’amélioration des conditions de vie s’y sont mêlées aux revendications de réformes politiques ». (Cité par Gilbert Achcar, «Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe», Sindbad Actes Sud, Arles, 2013, p. 216-217)
Morsi va faire un véritable coup d’Etat en novembre 2012, disant, tel Louis XIV, «La loi, c’est moi». Mais, affirme El Aswany, optimiste pour l’avenir, les Egyptiens ont changé : ils ont franchi la barrière de la peur. Ils ont ôté toute légitimité à Mohamed Morsi par l’énorme manifestation de rejet du 30 juin 2012. Si l’auteur de «Chicago» est partisan du régime actuel du maréchal Sissi, il n’en critique pas moins la loi sur les manifestations qu’il vient de prendre et qui punit de 3 à 15 ans de prison les personnes participant à une manifestation non autorisée. Mais il exprime en même temps son adhésion à la révolte «socialiste» des Officiers Libres de Naguib et de Nasser de 1952. Pour El Aswany, une révolution ne saurait concrétiser ses objectifs rapidement : il lui faut du temps. Il faut que les mentalités évoluent. Pour le moment, la jeunesse ne paraît plus disposée à se soumettre aux diktats et aux menées despotiques de la police qui a pu, peu de temps avant le début de la Révolution en janvier 2011, lyncher à mort à Alexandrie un jeune, dans la rue, au vu et au su de tous. Mais il déplore et condamne les attentats et l’insécurité observés actuellement dans le pays.
Les deux autres participants à la table ronde - grands connaisseurs des sociétés arabes - relèvent que les révoltes dans le monde arabe n’ont pas épargné les royaumes d’Oman, de Bahreïn, du Maroc et de la Jordanie où les peuples exigent des monarchies constitutionnelles. Ils notent qu’en Arabie Saoudite, le régime a dépensé énormément d’argent pour apaiser la colère de la population et renforcé, dans le même temps, l’arsenal répressif. Ils expliquent la montée en puissance de l’Islam radical par la persistance du conflit israélo-arabe**, l’occupation illégale de la Cisjordanie et le fait qu’Israël soit au-dessus de la loi internationale. La défaite de 1967, l’échec du panarabisme, l’absence de démocratie et la toute-puissance de la police ont aussi joué un rôle.
Automobile club d’Egypte
Le samedi 11 octobre, El Aswany, s’est prêté à un «Grand Entretien» dirigé par Yasmine Youssi dans le cadre de la belle salle des Etats Généraux du Château Royal de Blois. Il a d’abord parlé de ses démêlés avec la censure égyptienne…. bête et bureaucratique à souhait ; incapable de comprendre une œuvre littéraire, confondant les idées de l’écrivain avec celles des personnages fictifs qu’il met en scène. Il a fait un peu de théorie littéraire et insisté sur le rôle de la fiction révélant au passage que, sur la place Tahrir, les gens lisaient beaucoup.
Il a expliqué la genèse de son dernier opus qu’il a mis cinq ans à achever: «Automobile Club d’Egypte» enfanté pendant et après la Révolution qu’il a accompagnée de bout en bout, place Tahrir.
Ce club a été fondé en 1924, essentiellement par les Anglais qui voulaient en faire la réplique de celui de la capitale britannique. Or, ce club – un lieu- est en fait le héros de ce livre. Après avoir brossé un haletant récit de la mise au point de la première automobile par Carl Benz et noté que ce moyen de locomotion est arrivée très vite en Egypte - tout comme le cinéma introduit dès novembre 1896 à Alexandrie - notre auteur plonge dans les arcanes du fonctionnement du club, dans les années 1940. Ce lieu reproduit le dualisme, le hiatus de la société égyptienne où la bourgeoise n’est pas l’Egypte…. d’autant plus qu’elle s’exprime le plus souvent en français. Au club, le chef des serviteurs - tous prêtés par le Palais du roi Farouk - reproduit sur ses compagnons l’oppression que vit le peuple. Comme dans la vraie vie, corrompu et injuste, le chef des serviteurs demeure pourtant un «père» tutélaire et protecteur- image du dictateur qui préside aux destinées du pays. En somme, l’éternel dilemme: sécurité ou liberté ?
Le club est en fait le microcosme qui reproduit les rapports sociaux de domination de la société égyptienne. Celle-ci commence pourtant à se plaindre d’un pouvoir plongé dans la frivolité et un roi ayant pour seule occupation le plaisir. Le majordome en chef est le roi des serviteurs. Les Anglais regardent de haut les Egyptiens et les méprisent. L’auteur trace en fait un parallèle entre la société des années 1940 et celle d’aujourd’hui en posant les questions qui préoccupent toujours ses concitoyens à propos de la justice, du pouvoir, de la femme, de la dignité…. Pour El Aswany, la littérature est d’abord un message d’humanité.
Dans un article publié dans The New York Times du 16 octobre et intitulé «Quand un Arabe voyage», El Aswany conte ses tribulations avec les officiers de l’Immigration à son arrivée dans un aéroport occidental. «En dépit du fait que je suis toujours bien traité par les gens dans le monde des livres, dans les aéroports, je ne suis qu’un Arabe de plus, un terroriste potentiel. Je n’ai aucune plainte à formuler quant aux mesures de sécurité destinées à la protection des voyageurs…. mais certaines de ces mesures vous rabaissent et vous font comprendre que vous n’êtes pas le bienvenu ou que vous êtes un inférieur. La police des aéroports est là pour attraper les trafiquants mais si vous êtes Arabe, ou si vous êtes noir ou si vous êtes une femme avec un foulard sur la tête, ils se dirigent droit sur vous et vous posent une série de questions provocatrices qui n’ont rien à voir avec la contrebande….. ». Mais, face à ce type de situation, El Aswany use de l’humour en nous rapportant son arrivée à l’aéroport de Nice où un policier l’a interpellé d’une manière plutôt cavalière en lui demandant, après examen de son passeport, «Que venez-vous faire ici?» plutôt que « quel est le but de votre voyage ?». «Je viens acheter des vaches» lui répondit de la manière la plus sérieuse du monde notre auteur. Désarçonné, le policier dit : «Des vaches ? Mais votre passeport dit que vous êtes dentiste de profession!». Il lui expliqua : «C’est bien ma profession mais il y a des dentistes dont le violon d’Ingres est de collectionner les vaches et j’en suis un». Nous échangeâmes quelques regards obliques et il finit par me rendre mon passeport et me laissa partir». L’écrivain reproche aux islamistes de salir l’image de l’Islam et note qu’ils ont fait plus de victimes musulmanes qu’occidentales. El Aswany rappelle une règle de base de la justice : la responsabilité criminelle est individuelle non collective et d’interroger : «Peut-on rendre responsable des tortures infligées aux prisonniers irakiens à Abou Ghraib tous les Américains?»
Les rendez-vous de l’histoire de Blois ont vu la participation d’universitaires tunisiens, algériens et marocains. La guerre d’Algérie a été abondamment évoquée tant par les historiens que par les Français qui se sont démarqués de la torture et des massacres commis à l’encontre du peuple algérien. Ils ont payé le prix fort : prison et exil.
Au lendemain du 17 octobre, nous ne pouvons oublier la répression sauvage et le crime d’Etat qui ont abouti à la mort de 300 manifestants algériens jetés dans la Seine par la police parisienne, en 1961, sur ordre de Maurice Papon, préfet de police de Paris et ancien préfet sous l’Occupation à Bordeaux et alors que le Général de Gaulle était Président de la République. Ces ouvriers algériens protestaient contre le couvre-feu illégal qui leur avait été imposé dans la région parisienne le 5 octobre 1961.
Nous ne les oublions pas. Paix à leur âme.
Mohamed Larbi Bouguerra
**The New York Times (Article de Jodi Rudoren du 16 octobre 2014) signale l’assassinat du jeune Bahaa Samir Moussa Badr, 13 ans, tué par une balle en pleine poitrine par l’armée israélienne à Beït Liqya près de Ramallah le 13 octobre. L’OLP note que, depuis le début de l’année, les forces israéliennes et les colons ont assassiné pas moins de 53 Palestiniens depuis le début de l’année.