Les législatives vues par Aziz Krichen : son analyse, ses pronostics et les différents scénarios
Frappé par l’indifférence en cette campagne électorale qui met en présence deux mondes distincts, la classe politique face au pays réel, Aziz Krichen, figure de proue depuis plus de 40 ans, du militantisme démocratique, souligne la distorsion entre l’offre et la demande politique. Aucun mouvement, regrette-t-il, n’a été capable de présenter au pays un projet national d’ensemble, répondant à ses aspirations réelles, capable de rassembler et de mobiliser une majorité significative de citoyens.
Quels enseignements majeurs tire-t-il de cette campagne ? Quels pronostics des résultats peut-il faire et comment se présente l'après-élections. Il a bien voulu répondre aux questions de Leaders. Rentré en Tunisie après la révolution, Aziz Krichen a vécu depuis janvier 2012, une expérience exceptionnelle, aux premières loges de la transition, en tant que conseiller politique de Moncef Marzouki, à la présidence de la République, avant de finir par remettre sa démission en mai 2014.
S’il lui est difficile, en l’absence de sondages fiables, de faire des pronostics quant aux résultats des urnes ce dimanche, il craint un taux d’abstention élevé et prévoit l’arrivée d’Ennahdha et Nidaa Tounes, en tête du classement, loin devant les autres listes.
Krichen estime que les partis et listes se réclamant du camp démocratique et progressiste, en raison de leurs divisions et de leur incapacité à se présenter comme une véritable alternative à la bipolarisation risquent de réaliser des scores très médiocres et apparaître comme les grands perdants de ces élections. Restent, selon lui, deux inconnues : les listes destouriennes indépendantes, d’une part, les listes soutenues par l’argent sale, d’autre part. Il ne les sent pas en mesure de créer la surprise, au moins localement.
Les conséquences de ce tableau sont multiples : surtout, un parlement morcelé et un gouvernement qui peut se révéler instable. Tout va dépendre de ce que décideront les dirigeants des partis qui sortiront vainqueurs des élections, à savoir selon lui, Nidaa Tounes et d’Ennahdha. « S’ils parviennent, dit-il, à s’entendre et à former un gouvernement de large coalition – un gouvernement qui disposerait d’une majorité parlementaire largement supérieure à 51% –, on pourrait envisager l’avenir sans inquiétude excessive ; sinon, ce sera l’aventure. Pour que la voix de la raison l’emporte, il faudrait sans doute aussi que l’écart entre eux deux, en nombre de députés, ne soit pas significatif. Sinon, pour le parti arrivé détaché en tête, la tentation serait trop forte de faire cavalier seul, avec une majorité de circonstance, qui s’effondrera à la première épreuve… ». interview .
En cette dernière ligne droite vers le scrutin de ce dimanche 26 octobre, comment se présentent d’après-vous les élections législatives?
Du point de vue de l’organisation, les choses semblent se présenter plutôt bien. Nous sommes aujourd’hui à trois jours du scrutin et je constate que l’ISIE et le gouvernement, chacun pour ce qui le concerne, ont convenablement accompli leur mission. Malgré un environnement très difficile au départ, ils sont parvenus à assurer les conditions minimales de transparence et de sécurité nécessaires au bon déroulement du processus électoral. Ce n’est pas rien, surtout par comparaison avec ce qu’il se passe dans les autres pays dits du « Printemps arabe ».
Sur un plan purement technique, mon appréciation est pas conséquent globalement positive. Sur le plan politique, par contre, le tableau est beaucoup plus sombre…
Qu’est-ce qui a le plus retenu votre attention dans la campagne électorale?
Ce qui m’a le plus frappé durant ces dernières semaines, c’est l’indifférence de la population. On est en présence de deux mondes distincts, presqu’entièrement déconnectés l’un de l’autre, la classe politique et le pays réel. L’impression qui domine est que la première ne parvient pas – malgré tout le tapage que les partis peuvent entretenir et toutes les outrances auxquelles ils peuvent se laisser aller – à susciter l’attention et l’intérêt de la grande masse de nos compatriotes.
Je ne suis pas en train de dire que les partis politiques sont totalement suspendus dans le vide. Les plus importants d’entre eux, notamment Ennahdha et Nidaa Tounes, disposent d’une base sociale véritable. Mais le phénomène est limité. Ces bases d’appui fonctionnent en fait comme des clientèles particulières. A aucun moment, durant cette campagne, on n’a eu le sentiment qu’un quelconque mouvement était capable de présenter au pays un projet national d’ensemble, répondant à ses aspirations réelles, capable de rassembler et de mobiliser une majorité significative de citoyens.
Quels enseignements en tirez-vous?
Le principal enseignement est un constat. La Tunisie souffre aujourd’hui d’une sorte de distorsion, d’inadéquation entre l’offre et la demande politique : ce que les partis proposent n’est pas adapté, pas conforme, pas cohérent avec les attentes de la société. Cet écart, qui reflète le décalage considérable existant entre le peuple et l’élite politique, n’est pas récent. On a pu l’observer il y a quatre ans, lors du soulèvement contre Ben Ali, qui était entièrement spontané. On l’a ensuite observé lors des élections de la Constituante en 2011, lorsque la moitié de la population ne s’est pas déplacée pour aller voter, malgré le caractère historique du scrutin. On l’observe aujourd’hui encore devant le nombre effarant de personnes qui se déclarent non concernées par le rendez-vous de dimanche prochain.
Et cela s’explique assez facilement. Les périodes de transition sont formées par un mélange d’ancien et de nouveau, et le nouveau ne finit par s’imposer qu’après un long moment de gestation et de lutte. Le soulèvement populaire de décembre 2010-janvier 2011 a fait surgir des problèmes nouveaux. L’élite politique actuelle, formée pour l’essentiel sous l’ancien régime – elle en porte d’ailleurs les stigmates, notamment le goût effréné du pouvoir et de ses privilèges –, n’a pas de solution appropriée pour ces problèmes nouveaux. Son logiciel mental n’intègre ni les problèmes nouveaux, ni les solutions nouvelles.
Je crois que les prochaines élections joueront, à cet égard, un rôle impitoyable de révélateur. Je pense ici en particulier à ma propre famille politique, le camp des démocrates et des progressistes. Lorsque les illusions seront dissipées, le temps de l’affirmation du nouveau viendra nécessairement.
Quels sont vos pronostics?
Cette question est très difficile, surtout en l’absence de sondages fiables et dans un contexte marqué par beaucoup d’inconnues et d’incertitudes. Je vais quand même me hasarder à y répondre, en me basant sur ce que je sais et sur ce que je perçois – tout en espérant que les résultats effectifs des élections démentiront mes prévisions les plus pessimistes.
- Je vois d’abord un niveau très élevé d’abstention, supérieur en tout cas au taux enregistré en octobre 2011.
- Je vois ensuite – comme tout le monde – Ennahdha et Nidaa Tounes arriver en tête du classement, loin devant les autres listes.
Chacun de ces deux partis dispose d’une sorte de « clientèle captive » d’environ un million d’électeurs. Ennahdha a beaucoup perdu en popularité en 2012 et 2013, mais le mouvement islamiste s’est refait une santé après avoir quitté le pouvoir. Nidaa Tounes, à l’inverse, après une progression spectaculaire jusqu’au premier trimestre 2014, s’est ensuite essoufflé, en raison de dissensions internes et de difficultés avec ses alliés. Mais le parti de BCE bénéficiera sans doute du réflexe vote utile. Dans ces conditions, qui devancera l’autre ? Je ne saurai honnêtement le dire, même s’il semble qu’Ennahdha parte avec un léger avantage.
- Passons à présent aux partis et aux listes se réclamant du camp démocratique et progressiste. En raison de leurs divisions et de leur incapacité à se présenter comme une véritable alternative à la bipolarisation, je les vois réaliser des scores très médiocres et apparaître comme les grands perdants de ces élections.
- Restent deux inconnues : les listes destouriennes indépendantes, d’une part, les listes soutenues par l’argent sale, d’autre part. Je les sens en mesure de créer la surprise, au moins localement.
Au total, je prévois une scène parlementaire extrêmement morcelée, où le total cumulé des députés Ennahdha et Nidaa Tounes risque de ne pas dépasser la barre fatidique des 50%, malgré un mode de scrutin largement favorable aux grandes formations.
Et quels en seront les conséquences possibles?
Un parlement morcelé, c’est par définition un parlement instable. Or la Tunisie aura impérativement besoin, les cinq prochaines années, de stabilité et de sécurité, dans le respect des droits et des libertés nouvellement acquis. Tout va dépendre, par conséquent, de ce que décideront les dirigeants des partis qui sortiront vainqueurs des élections, je parle bien entendu de Nidaa Tounes et d’Ennahdha. S’ils parviennent à s’entendre et à former un gouvernement de large coalition – un gouvernement qui disposerait d’une majorité parlementaire largement supérieure à 51% –, on pourrait envisager l’avenir sans inquiétude excessive ; sinon, ce sera l’aventure.
Pour que la voix de la raison l’emporte, il faudrait sans doute aussi que l’écart entre eux deux, en nombre de députés, ne soit pas significatif. Sinon, pour le parti arrivé détaché en tête, la tentation serait trop forte de faire cavalier seul, avec une majorité de circonstance, qui s’effondrera à la première épreuve…