Aziz Krichen: Les responsables de la débâcle de leurs partis aux élections doivent se retirer de la présidentielle
«Ils ne peuvent pas se comporter moins honorablement que Hechmi Hamdi ! Je souhaiterais que les candidats qui portent personnellement une lourde responsabilité dans la débâcle de leurs partis aient la décence de se retirer de la compétition.» Aziz Krichen est direct quand il évoque les «résultats catastrophiques des partis de la mouvance démocratique et progressiste». Pour ce qui est du futur gouvernement, il esquisse deux scénarios possibles, le premier où Nidaa Tounes formerait une coalition avec plusieurs petits partis, rejetant Ennahdha dans l’opposition. Et un deuxième, où Nidaa Tounes et Ennahdha constitueraient ensemble le socle d’un gouvernement de rassemblement national. Celui qui a sa préférence. Retour sur l’analyse du scrutin et explication. Interview.
• Quelle lecture faites-vous du résultat des élections du 26 octobre?
Trois jours avant les élections, vous m’aviez déjà demandé, pour Leaders.tn, un pronostic. Malgré le caractère hasardeux de la tâche, ma réponse était articulée autour de quatre points :
1 – J’avais prédit un niveau d’abstention élevé, supérieur à celui enregistré en 2011. C’est ce qui est arrivé. Trois millions de citoyens se sont rendus aux urnes cette fois-ci, contre quatre millions et demi la fois précédente, sur un corps électoral potentiel global d’environ huit millions de personnes. Ce faible taux de participation ne remet évidemment pas en cause la légitimité des résultats obtenus. Il donne cependant une image précise de l’écart qui perdure entre la classe politique et la masse de la population.
2 – J’avais prévu que Nidaa Tounes et Ennahdha arriveraient en tête, très loin devant les autres listes, du fait du durcissement de la bipolarisation. C’est également ce qui s’est produit. Dans mon pronostic, j’avais cependant estimé que Nidaa Tounes serait légèrement distancé par Ennahdha. C’est l’inverse qui est advenu. Et ce n’est pas plus mal. La formation islamiste méritait amplement d’être sanctionnée pour sa gestion calamiteuse des affaires du pays entre novembre 2011 et janvier 2014. Le fait de perdre son leadership la poussera à un travail d’autocritique plus approfondi et lui permettra, je l’espère, de franchir un cap supplémentaire dans sa mutation interne, c’est-à-dire dans sa transformation en parti politique moderne.
3 – En troisième lieu, j’avais anticipé la débâcle des listes se réclamant du camp démocratique et progressiste. Les résultats ont dépassé mon pessimisme. A l’heure où je vous parle, nous ne disposons pas encore des chiffres définitifs concernant leurs « performances » respectives. D’ores et déjà, on peut néanmoins avancer que des partis comme Ettakatol, Al Joumhouri, le CPR, Al Massar, etc. vont quasiment disparaître de la représentation parlementaire. Ils paient ainsi le prix de leurs divisions et de leur servilité à l’égard de l’un ou l’autre des chefs de file du jeu bipolaire.
4 – J’ai enfin parlé des surprises que pouvaient provoquer les listes destouriennes indépendantes ou celles financées par l’affairisme. Là aussi, il n’y a pas encore de chiffres définitifs. Mais les scores que l’on attribue à l’UPL indiquent que cette dernière inquiétude était fondée.
Au total, nous aurons demain un Parlement organisé autour de trois axes : un premier bloc d’élus Nidaa Tounes, avec un peu plus de 85 députés ; un deuxième bloc d’élus Ennahdha, avec 69 députés ; un dernier tiers très hétérogène, d’environ 60 députés, pour une dizaine de listes différentes. Au-delà de ces résultats, l’élément essentiel à rappeler se situe ailleurs : malgré toutes les difficultés qui l’assaillent, la Tunisie est en train de réussir son examen de passage à la démocratie. C’est quelque chose dont on peut tous, légitimement, être fiers. Reste le changement économique et social, à l’origine du soulèvement de notre peuple en décembre 2010. Pour le réaliser, il faudrait pouvoir s’appuyer sur des forces politiques nouvelles. Leur émergence sera l’un des enjeux majeurs de la prochaine étape.
Quelles perspectives ces élections ouvrent-elles quant au gouvernement du pays?
Vous savez qu’il y a deux scénarios possibles. Un premier scénario où Nidaa Tounes formerait une coalition avec plusieurs petits partis, rejetant Ennahdha dans l’opposition. Et un deuxième scénario, où Nidaa Tounes et Ennahdha constitueraient ensemble le socle d’un gouvernement de rassemblement national. Ma préférence va à la dernière formule. Pour deux raisons. Une raison négative : étant donné l’émiettement des alliés éventuels de Nidaa Tounes dans un gouvernement de coalition, celui-ci serait structurellement instable. Or le pays a plus que jamais besoin de stabilité et de sécurité. Et une raison positive : nous sommes toujours– et pour plusieurs années encore – dans une période de transition et d’institutionnalisation. Dans pareil contexte, le devoir d’unité et de consensus passe avant tous les autres. J’espère que les dirigeants de Nidaa Tounes sauront maîtriser leur victoire et se montrer plus clairvoyants que ne l’ont été les dirigeants d’Ennahdha en octobre 2011.
Quel sera l’impact de ces législatives sur la prochaine élection présidentielle?
Tout dépendra de la manière dont sera réglée la question du gouvernement. Dans un cas, on recherchera une solution de compromis, qui passera par la mise en avant d’un candidat indépendant, à même de garantir l’impartialité de l’Etat et la neutralité des institutions. Dans l’autre cas, on ira à la confrontation, bloc contre bloc, pour amplifier ou inverser le résultat des législatives. A l’heure actuelle, personne ne peut préjuger de l’orientation qui sera finalement décidée.
Une dernière remarque. J’ai parlé des scores catastrophiques des partis de la mouvance démocratique et progressiste. Il se trouve que ces partis présentent, presque tous, des candidats à la présidentielle. Je souhaiterais que ces candidats – qui portent personnellement une lourde responsabilité dans la débâcle – aient la décence de se retirer de la compétition. Ils ne peuvent pas se comporter moins honorablement que Hechmi Hamdi ! En agissant ainsi, ils s’éviteraient – et nous éviteraient – une nouvelle défaite et une nouvelle indignité.
A.K.