Gilles Kepel: La dissociation entre la Tunisie des côtes et celle des marges est un défi majeur
Observateur attentif de la situation en Tunisie où il s’est rendu plus de quinze fois depuis le déclenchement de la révolution, Gilles Kepel livre à Leaders sa lecture des élections législatives. Il analyse la portée du vote remporté par Nidaa Tounes et les raisons qui ont plombé Ennahdha, et met en garde d’un côté contre la fracture entre les régions et, de l’autre, les menaces que fait peser l’effondrement de la Libye. Interview.
Quelle est votre première lecture du scrutin du 26 octobre 2014
Le processus électoral pour les deuxièmes élections en Tunisie confirme que ce pays joue un rôle de premier ordre et original pour la transition démocratique dans le monde arabe. Contrairement aux « révolutions » qui ont sombré dans le chaos, la violence ou ont favorisé un retour au statu quo ante, la Tunisie a réussi ce que l’on considère comme l’un des principaux tests démocratiques. Un test où une majorité différente de la précédente l’a emporté et l’ancienne majorité – Ennahdha – a accepté les résultats des élections.
Ma réaction à chaud est de considérer en réalité que ce processus bien huilé doit beaucoup au chef du gouvernement, Mehdi Jomaa. Je crois que son gouvernement, au-dessus des partis, a pu restaurer, chez une grande partie des Tunisiens, l’image d’un Etat indépendant et compétent.
Aussi, il me semble, en ce qui concerne les résultats, que Béji Caïd Essebsi a aussi bénéficié d’une image rassurante qui renvoyait vers les fondamentaux du bourguibisme.
Et Ennahdha?
Quant à Ennahdha, il a souffert à la fois de la gestion parfois hasardeuse de ses équipes aussi du fait que le risque terroriste n’a pas été pris suffisamment au sérieux par ses dirigeants, notamment depuis 2012.
Pour ce qui est des élections législatives, la sécurité a fini par devenir une préoccupation essentielle, suivie de la question économique et sociale. C’est ce qui a fait reporter les suffrages sur la figure rassurante qui donnait le sentiment de se situer dans la continuité de ce qui est entrepris par l’actuel gouvernement et capable d’en tirer bénéfice, comme on l’a vu lors la conférence « Investir en Tunisie » de septembre dernier où Mehdi Jomaa a été adoubé par Manuel Valls, Abdelilah Benkirane et Abdelmalek Sellal –une configuration inhabituelle.
Et comment s’annoncent d’après vous les prochaines étapes?
Maintenant, bien sûr, ce n’est que le début du processus, car aucun parti n’a la majorité requise lui permettant de former le gouvernement seul. On va voir si une entente qui fait primer les intérêts supérieurs de la nation, entre différents partis ou composants de ceux-ci, pourra prévaloir sur les intérêts politiciens à court terme et leurs jeux empoisonnés. D’autre part, dans la configuration politique inédite qu’il faut considérer, la seconde République tunisienne est un régime parlementaire mais où le président de la République dispose d’une aura et d’une capacité qui lui permettent d’indiquer les grandes orientations. On se situe entre la IVème République et la Vème République en France, mais dans un statut différent l’un des autres. Les résultats de l’élection présidentielle seront décisifs pour compléter l’échiquier.
Dans son ensemble, la situation est-elle rassurante pour vous?
Les atouts de la Tunisie sont immenses, malgré l’éminence des périls en Afrique du Nord telle qu’elle se reconstruit et se pense aujourd’hui dans une relation prioritaire à l’Afrique et à l’Europe où se joue l’essentiel des flux économiques, sociaux et en partie culturels. La Tunisie dont la classe moyenne est polyglotte et au moins bilingue, arabe - français, et aussi fortement mondialisée, dispose de ressources de soft-power exceptionnelles.
Le problème aujourd’hui est l’implosion au Moyen-Orient qui arrive jusqu’en Libye voisine. L’effondrement de la Libye est un facteur de menace considérable et rend nécessaire une sorte de prévention pour permettre à l’Afrique du Nord d’éviter le destin funeste qui est celui du Machrek.
Y a-t-il des risques internes?
Une analyse plus subtile des résultats électoraux en Tunisie montre que les régions frontalières, aujourd’hui soumises au poids du trafic et de l’économie parallèle, ainsi que les régions marginalisées ont voté moins que les autres. Il ne faut pas oublier que c’est de Sidi Bouzid qu’est partie l’étincelle qui a mis le feu dans toute la plaine arabe. Or le taux de participation au vote à Sidi Bouzid a été particulièrement le plus bas. Je crois que la dissociation entre la Tunisie des côtes et celle des marges est un défi majeur pour demain et que ce sont dans ces interstices que se glissent tous les dangers, depuis le trafic d’armes, la contrebande et bien entendu le problème du jihadisme qui touche la Tunisie de manière importante. Plusieurs milliers de jeunes tunisiens combattent en Syrie et en Irak dans les rangs de Daech.
G.K.