Mon hommage à Abdelhamid Escheikh et la raison de son limogeage de Paris
Dans l'hommage rendu ici à notre regretté Abdelhamid Escheikh, mon ancien collègue est estimé ami Raouf Ben Rejeb évoquant la mission à Paris du regretté disparu note qu'il a été «Limogé de son poste sans raison » précisant juste avant que «c’est … sa sincérité, son patriotisme, son attachement aux institutions plus qu’aux personnes qui lui jouèrent des tours».
Ayant été sous les ordres de Si Abdelhamid Escheikh de mars 1992 à fin 1995, je peux apporter une précision sur la raison de son limogeage de son poste en plus de mon témoignage personnel confirmant les propos de M. Ben Rejeb quand il affirme ceci : «Alors que le discours officiel était de prétendre que «tout allait bien dans le meilleur des mondes», lui disait qu’on n’était qu’au tout début du chemin et que tout pouvait être remis en cause si on n'y prenait garde».
Circonstance de notre rencontre
J'étais à l'époque en poste en tant que recruté local au consulat général de Tunisie à Paris. Diplomate de carrière, affecté au Consulat général en 1984, j'ai sollicité une mise en disponibilité pour études afin de terminer une thèse d'État qui était en cours, mon ambition en intégrant les Affaires étrangères ayant été d'allier recherches scientifiques et travail administratif irréprochable. La qualité de ce travail amena le Consul général à s'attacher à mes services en me proposant de continuer à servir l'Administration durant ma mise en disponibilité moyennant un contrat d'agent local. Ce qui fut fait.
Arrivé à l'Ambassade en février 1991, Si Abdelhamid ne tarda pas à obtenir de l'Administration centrale mon affectation auprès de lui après suspension de ma mise en disponibilité et du contrat de local au Consulat général. C'est donc en réintégrant mon corps d'origine que je fus nommé Conseiller social à l'Ambassade chargé de l'unité des droits de l'Homme.Cette unité venait d'être créée suite à la détérioration de la situation à ce niveau en Tunisie; on estima donc nécessaire de contrer la campagne qui visait notre pays.
En m'appelant auprès de lui, l'ambassadeur savait compter sur mon patriotisme et ma plume pour défendre la Tunisie maltraitée. C'est ce qu'il me dit en me recevant dans son bureau. Je me rappelle lui avoir répondu, en mettant la forme, que si j'avais demandé une mise en disponibilité pour études, c'était que je pensais intégrer l'université n'ayant pas réussi à allier la recherche scientifique et le travail administratif.Je signalerais ici que j'avais déjà soutenu à Tunis, en étant à l'Administration centrale, un Doctorat de Troisième Cycle de sciences politiques dont le mémoire a été consacré aux relations de la Tunisie avec l'Europe de l'Est, unerecherche qui a été saluée par l'Administration pour laquelle elle a constitué un travail de première main.
Un diplomate sans langue de bois
Je fus alors surpris du ton de l'ambassadeur qui ne s'embarrassa pas de formules diplomatiques, me disant tout de go : «Je vous connais depuis la Tunisie (il était ministre des Affaires étrangères depuis février 1991) et je sais que vous militez pour les valeurs de la démocratie. Sachez que je suis le premier à vous en y encourager, car j’ai vu que vous faites cela dans la discipline et le respect de la réserve qui vous incombe et que vous avez jusqu'ici respectée malgré le fait que vous vous êtes toujours comporté en électron libre. Or, c'est ce que j’apprécie, car dans le métier qui est le mien, aussi bien la diplomatie que l'art militaire, il nous faut des électrons libres; c'est comme la fenêtre qui permet de laisser passer l'air et la lumière».
Ces termes — quasiment les siens— qu'il me tint il y a si longtemps déjà restèrent à résonner dans ma tête, car je ne m'y attendais pas. Ni d'ailleurs à l'accord tacite qu'on passa ce jour-là, à savoir que dans le traitement des missives nombreuses arrivant à l'ambassade et auxquelles je devais répondre, je pouvais (c'est ce que je proposais) et je devais même (ce fut sa proposition) admettre ce qui était avéré en assurant que même les démocraties n'échappent pas aux bavures avec l'engagement en Tunisie de les éviter, les efforts pour la démocratisation des autorités du pays étant une volonté politique affichée.
Cela confirme ce qu'en a dit Raouf Ben Rejeb: «Alors que le discours officiel était de prétendre que «tout allait bien dans le meilleur des mondes», lui disait qu’on n’était qu’au tout début du chemin et que tout pouvait être remis en cause si on n'y prenait garde».
Et j'ai eu confirmation de son sérieux à l'occasion du courrier que je préparais en réponse aux démarches des organisations des droits de l'Homme avec lesquelles j'avais des rapports étroits que facilitait ma qualité de Conseiller social. De plus, en ce temps-là, on a même vu des opposants appeler l'ambassade pour s'enquérir de leur dossier; chose inimaginable avant !
Je n'ai pas besoin ici de confirmer les propos de mon collègue Ben Rejeb sur les qualités personnelles de Si Abdelhamid, «homme droit, affable, toujours disponible, un chef qui savait déléguer, mais aussi soutenir ses collaborateurs. Il était un animateur d’équipe qui écoutait et tranchait toujours dans le bon sens sans jamais craindre d’assumer ses décisions. Contrairement à ce qu’on pouvait penser d’un ancien militaire (un dur des durs) il était un homme de dialogue, ouvert et d’une immense tolérance.» Je rajouterais juste que c'est peut-être le fait qu'il était militaire — un vrai militaire — qui faisait de lui l'homme de parole qu'il fut.
Cause de son limogeage de Paris
Et j'en viens à la cause de son départ. En homme de parole donc, le jour où j'ai eu les preuves accablantes que le régime était bien coupable de la mort en prison d'un opposant sous la torture, il ne s'opposa pas à ma lettre en réponse aux protestations qui n'avaient pas manqué de submerger l'ambassade. J'ai répondu que les autorités tunisiennes regrettaient cette abominable bavure et feront tout pour qu'elle ne se répète plus. Il signa ma réponse et le courrier officiel de l'ambassadeur fit l'effet d'une bombe : les autorités tunisiennes reconnaissaient la mort dans leurs prisons d'un opposant ! On eut même, à cette occasion, la visite de certaines de ces ONG, et l'ambassadeur, en ma présence, confirma sans ciller les propos de sa lettre préparée par mes soins.
Bien évidemment, cela ne plut pas en haut lieu et on commença par réclamer ma tête ; on me rappela à l'Administration centrale comme sanction. La refusant, j'ai songé démissionner; c'est alors que j'ai mesuré à quel point ce militaire pouvait aller dans la défense de ses valeurs. Il me déconseilla de démissionner, insista pour que je demande une nouvelle mise en disponibilité, me disant de laisser passer le temps, que les choses changeront. Et à ma réplique que l'Administration n'acceptera jamaisune nouvelle demande de mise en disponibilité de ma part, il me dit en faire son affaire. Il s’en chargea, obtenant l'accord verbal de l'Administration centrale ; et la demande de mise en disponibilité fut même envoyée sous bordereau de l'ambassade.
Dois-je dire ici que Si Abdelhamid essaya avant cela d'obtenir mon maintien, ne tarissant pas d'éloges sur mes services? Ce faisant, il devait savoir déjà que son crédit auprès du Palais commençait à s'épuiser, car il me dit à l'occasion de ce bras de fer qu'il engageait en ma faveur : «je sais que j'irais à ma perte à cause de vous, mais je vous appuie, malgré tout, car je fais mienne votre cause, vous êtes utile à l’administration !».
Ce furent les dernières paroles que j'entendis de lui, m’étant retenu de le déranger davantage, ayant résolu de laisser la Providence faire son oeuvre. On était en 1996 et il fut rappelé peu de temps après à la suite de cette affaire. En ce qui me concerne, ne pouvant se déjuger après l'accord verbal donné à l'ambassadeur,l'administration s'employa à occulter la demande de mise en disponibilité et eut recours à un subterfuge, un détournement caractérisé de procédure pour me considérer en abandon imaginaire de poste.
J'ai eu l'occasion de revoir Si Abdelhamid lors d'une hospitalisation à Paris pour la tumeur qui l'emporta au royaume des justes. Malgré son mal, il me reçut avec son affabilité habituelle, me disant sur ce ton affiché comme plaisanterie et qui n'était pas moins la vérité même: «Vous voyez ce que vous m'avez fait endurer!» Que son âme repose en paix ! Il fut un grand homme, un géant chez les nains, juste parmi les injustes.
Farhat Othman
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