Contre l'encre, pour une éthique électorale
Comme suite à la réaction de notre distingué professeur Mohamed Jemal à mon appel à bannir le stigmate de l'encre de nos élections dès la prochaine présidentielle, voici en résumé mon argumentaire pour une telle abolition au nom de l'éthique électorale et au vu de la défense de notre professeur émérite.
L'inutilité de l'encre
Le Professeur se demande pourquoi supprimer une encre qui est utile de son point de vue, ayant vécu l'expérience des élections de l'intérieur avec des responsabilités dans un bureau de vote.
Tel qu'en témoigne M. Jemal, cette utilité se limite à une question de maintien d'ordre, permettant à l'équipe de coordination de faire évacuer le centre de ceux qui ont déjà voté.
C'est bien mince comme parade à ce qui était censé être la raison même de l'usage de cette encre, à savoir la fraude électorale (le double vote). La fraude se réduit désormais à une éventuelle influence qui peut être faite partout, hors du centre et ailleurs; elle est même plus généralement constatée en amont qu'en aval pour qui observe de près les moeurs électorales.
Une telle défense invalide revient aussi à considérer le Tunisien bien trop mineur pour supposer une telle influence au moment du vote.
De plus, on n'a pas nécessairement besoin d'encre pour veiller à ce que le votant quitte le bureau; il suffit pour cela d'un peu d'organisation.
La pratique démocratique nécessite de la rigueur
Il est vrai, et M. le Professeur le note bien, qu'on manque encore d'expérience démocratique en Tunisie, et cela concerne aussi les membres des bureaux. Or, la meilleure façon de progresser est d'adopter dès le début les meilleures règles et non des pis-aller.
Ainsi, à partir du moment où un instrument a perdu la cause même qui a justifié son usage, il est sain de ne plus y avoir recours. Car ce que nous souhaitons, c'est permettre à la Tunisie d'accéder au rang d'une démocratie véritable; et dans ces dernières, on n'utilise point une telle encre !
La vraie raison de l'encre
Cette fameuse encre est une création des officines occidentales qui cherchent à mettre à profit en termes commerciaux les opérations électorales dans les pays sous-développés; elle n'a aucune autre justification.
Tout ce qu'on évoque aujourd'hui à son propos relève des arguties allant dans le ses des intérêts privatifs de ces officines qui ne croient pas nos pays dignes d'une démocratie pareille à celle pratiquée chez eux. Cela est plus qu'évident et on doit en prendre conscience.
Or, l'acte électoral emporte une forte dose symbolique; c'est d'abord un acte éthique où la moindre suspicion doit être écartée; et l'encre électorale est bien grosse de nombreux motifs de défiance. Ils sont patents quand on enquête sur les intérêts qui distribuent l'encre dans ce commerce réservé aux sous-développés.
D'ailleurs, on aimerait bien que l'ISIE nous dise si elle n'est pas obligée de recourir à cette encre; personnellement, je le crois. Sinon, qu'elle décide de s'en passer en privilégiant le recours aux solutions sérieuses qui s'imposent pour habituer tout le monde aux vraies bonnes pratiques démocratiques !
L'aspect symbolique de l'encre
La charge symbolique de cette encre honteuse est énorme, car elle est un pur stigmate. Ce n'est pas parce que, dans l'euphorie de la pratique de son droit de vote, le Tunisien ne prête apparemment pas trop attention à cet aspect qu'il ne faut pas en parler. J'appartiens à l'école de l'imaginaire et Dieu sait à quel point l'inconscient nous fait et nous défait. Je le soutiens et confirme ici, l'effet de cette encre est néfaste sur cet inconscient et finira par se manifester, tôt ou tard.
Pour que le vote soit un véritable droit, bien plus qu'un devoir, il se doit d'être irréprochable, ne laissant pas le moindre doute quant à un quelconque intérêt commercial se cachant derrière.
Ce n'est pas le cas aujourd'hui et notre détermination à ce que la démocratie en Tunisie soit celle des standards internationaux doit nous amener à rejeter une encre qui déroge à ces standards ou plus de la stigmatisation qu'elle emporte.
L'encre comme opération de commerce
Aujourd'hui, l'encre électorale n'a qu'un seul intérêt, celui de servir les intérêts qui l'ont mise sur le marché. Doit-on être à leur service au point de galvauder nos élections, entacher leur honneur, attenter à l'éthique électorale?
Lors de la première élection libre en Tunisie, cette encre pouvait se justifier en l'absence de listes électorales; or, à partir du moment où l'on a sagement fait le choix d'adopter exclusivement ces listes, l'encre n'a plus de raison d'être et doit disparaître.
Il restera, certes, à faire encore des efforts pour que la tenue des listes soit irréprochable, mais c'est pareil pour tout le reste, y compris l'ordre dans les bureaux de vote. Compter pour cela sur l'encre, c'est illusoirement choisir une solution de facilité qui est grosse de périls inconscients.
L'encre, un signe distinctif
Qu'on ne s'y trompe pas ! l'encre est bel et bien un signe distinctif aujourd'hui; c'est celui d'un pays à cheval entre deux états : la dictature et la démocratie. Toutefois, il n'est nullement une marque de démocratie, mais c'est plutôt celle d'une sous-démocratie dans laquelle il plaît à certains mauvais esprits de maintenir notre pays.
La joie immédiate d'avoir l'index coloré dont parle M. le professeur Jemal ne doit pas cacher un malaise inconscient patent de se distinguer des autres, ceux qui n'ont pas besoin d'encre. Ce n'est pas parce que, dans l'immédiat, le sentiment de se distinguer d'autrui se focalise sur ceux qui sont encore moins développés que nous qu'il faut négliger demain le retour du refoulé, quand il faudra bien se comparer à ceux qui sont mieux lotis que dont et auxquels nous essayons d'ailleurs de ressembler.
C'est ainsi et ainsi seulement qu'on pourra avancer vers le meilleur. Accepter de fausses solutions ou des demi-mesures, c'est se condamner à une sous-démocratie. Qu'on y réfléchisse !
L'encre, manifestation d'une dérive matérialiste
L'encre qu'on ne trouve nulle part dans les démocraties avérées n'est qu'une manifestation de la dérive matérialiste de l'Occident où l'on redécouvre de plus en plus l'importance et l'intérêt des valeurs spirituelles. Or, notre terre de Tunisie est une terre de spiritualité et sa démocratie ne se résorbera jamais en un simple mécanisme matérialiste, l'éthique devant en être le fondement.
Aussi, M. le professeur se trompe quand il utilise l'exemple de l'amputation du doigt afin de se débarrasser du furoncle pour qualifier sa nécessaire suppression. En effet, il ne réalise pas que c'est tout le doigt qui est gangréné par l'encre, symbole de la commercialisation de l'acte électoral. Ainsi, s'il faut amputer le doigt, c'est bien pour sauver toute la main, sinon la gangrène ne s'arrêtera point.
Cela signifiera, de la part de ceux qui défendent l'encre, qu'ils ne veulent pas de vraie démocratie qui est pourtant inéluctable en Tunisie, le peuple y ayant goûté, et devant devenir de plus en plus exigeant en pratique éthique. C'est ce qu'il faut anticiper de la part des élites éclairées loin de tout conformisme logique.
D'ailleurs, on a vu à quel point l'argent sale a marqué les législatives; or, il n'est qu'un aspect de ce que représente l'encre commercialisée par des intérêts économiques qui ne sont soucieux que de faire des bénéfices, point d'éthique. Or, l'élection en démocratie authentique est d'abord un acte d'éthique.
L'encre, un phénomène pour sous-développés
M. le professeur parle enfin du prix dérisoire du flacon d'encre et conclut qu'il serait préférable de maintenir l'utilisation de l'encre tout en dénonçant les intérêts financiers qui sont derrière.
Adopter cette solution serait agir comme Ponce Pilate : on abandonne notre honneur électoral aux intérêts qui en font un acte de pur commerce; quelle différence y a-t-il alors entre une élection et une foire?
S'agissant du prix de l'encre, il importe de le rapporter au système dont il relève et qui s'étend à tous les pays sous-développés. Maintenir l'encre, c'est participer à cette opération commerciale à grande échelle; ce serait aussi plier aux diktats d'intérêts commerciaux qu'on encourage ainsi.
Y renoncer en Tunisie permettrait, déjà chez nous, de moraliser l'acte électoral; ce serait aussi donner un signe dans la bonne direction pour les autres pays sous-développés, la Tunisie continuant ainsi à faire modèle. Ce ne serait que justice pour le premier pays à avoir osé faire sauter la chape de la dictature qui était déjà soutenue à bras le corps par les intérêts étrangers, ne l'oublions pas.
L'abolition de l'encre est une question de principe
On voit bien l'intérêt qui s'attache à l'abolition de cette encre, stigmate de sous-développés.
C'est le principe d'élection véritablement libre de tout intérêt qui est en jeu, car cela reviendra à arrêter une complicité pour le moins objective avec la machinerie commerciale qui est derrière.
Il est impératif pour la crédibilité de notre volonté démocratique, sans parler de celle des élections, de prendre une distance salutaire avec une telle machinerie de commerce afin que l'élection en pays en développement ne rime plus avec pays sous-développé politiquement. Du moins en Tunisie dont on chante à raison la maturité du peuple sans en tirer cependant les conclusions qu'impose la raison.
Pour résumer, il faut faire le choix entre se ranger du côté des intérêts bien compris du peuple ou ceux bien évidents des commerçants de la politique. Que M. Sarar se décide en son homme et conscience, je le sais homme d'honneur !
Et à bon entendeur un salut au nom d'un peuple que d'aucuns veulent en vain maintenir à l'état infantile où le tenait la dictature pourtant à jamais révolue dans les esprits!
Farhat Othman