La «ghassalet ennaouder» électorale
Les élections d’octobre et novembre ont pris des allures de «ghassalat ennaouder», cette première pluie torrentielle d’automne qui vient lessiver l’air et les sols après la récolte.
Et c’est une bonne nouvelle pour la démocratie, qui avait cruellement besoin d’un paysage politique allégé des trop nombreuses fantaisies dont la loi électorale a favorisé l’émergence.
La mauvaise nouvelle en revanche, c’est que certains partis historiques, qui ont fait leurs classes dans la lutte contre la dictature, soient les premiers à en payer la note. Nous ne parlons pas des deux partenaires d’Ennahdha au sein de la Troïka, qui ont achevé en 2014 de régler - à tempérament - la facture politique de leur alignement sans nuances sur leur mentor depuis 2011. Le CPR ayant poussé le zèle jusqu’à doubler ce dernier sur sa droite pour aller pêcher dans les eaux troubles de la violence politique et du djihadisme.
Pour Al-Joumhouri-PDP, la chute était aussi programmée depuis 2011. Car l’histoire ne repasse pas les plats, et le sien lui avait été servi sur un plateau d’argent au lendemain de la révolution. Avec sa stature nationale,
son parti auréolé de la lutte contre la dictature, avec la reconnaissance de son leadership par la totalité de l’arc démocratique, Ahmed Nejib Chebbi avait tout pour construire le «Nidaa Tounès» avant l’heure que le camp séculier attendait désespérément. Il n’a pas voulu - ou pas su - saisir cette occasion unique, préférant poursuivre le mirage d’un destin personnel bâti sur ses états de service, en laissant passer le train de l’histoire. Un train qu’en vieux briscard de la politique, Béji Caïd Essebsi n’a pour sa part pas manqué à l’arrêt suivant.
Plus troublant est l’effondrement d’El Massar, dont tout le monde reconnaît le travail remarquable effectué par ses députés à l’ANC. Mais qu’il en vienne à croire que les voix obtenues en 2011 reflétaient son poids électoral réel, alors que la plupart d’entre elles ne s’étaient portées sur lui que par défaut ! Et cette étrange campagne législative menée au nom d’une coalition électorale virtuelle à laquelle manquait l’élément déterminant ! Ses électeurs ont donc préféré assurer, lui faisant payer cash le prix d’un positionnement confus. Son absence de choix pour la présidentielle, motivée par le seul souci de ses équilibres internes au détriment de sa place sur l’échiquier politique, a fait le reste.
Le flambeau de la gauche tunisienne semble donc durablement être passé aux mains du Front populaire, qui tire profit d’un positionnement politique clair tout en restant ouvert, d’un recentrage idéologique appuyé et d’une campagne présidentielle d’une grande intelligence. Nul doute qu’il doit aussi une part de son succès à la mémoire des deux martyrs de la nation issus de ses rangs, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.
La première leçon de ce chambardement, c’est que les états de service militants sont un fusil à un seul coup, et que celui-ci a été tiré par la plupart des acteurs en 2011. Les choix des citoyens se font désormais sur des questions d’avenir, celle du choix de société occupant la position centrale. Et ce malgré l’adoption d’une Constitution partagée, sans que l’on sache toutefois si elle l’a été également par tous. Et malgré - ou à cause ? - des résultats mitigés des législatives et du premier tour de la présidentielle.
La seconde leçon, c’est que la présidentielles était bien une élection à part entière, et de tout premier plan de surcroît. Car elle parle directement au citoyen. Les partis qui ont tenté de la reléguer au second plan en inversant le calendrier électoral en ont été pour leurs frais. Et le premier d’entre eux, qui a poussé la logique jusqu’à s’en désintéresser — au moins en apparence — au motif des modestes prérogatives constitutionnelles du président, s’en mord aujourd’hui les doigts. Car il avait oublié que l’élection au suffrage universel direct à l’échelle nationale confère à celui qui en bénéficie une autorité politique majeure, infiniment supérieure à celle de n’importe quel député.
Mais ces erreurs de jugement sont inhérents à tout apprentissage démocratique, et le nôtre n’en est encore qu’à ses débuts. Il nous reste à expurger notre paysage politique des scories qui y subsistent, celles de l’argent occulte et de la violence en premier lieu, pour pouvoir enfin vivre une démocratie apaisée dans un paysage politique plus simple et plus lisible. Il ne faudra toutefois pas compter sur la sagesse de nos hommes politiques pour nous y conduire, et c’est la troisième leçon de notre transition. Mais qu’importe après tout, puisque «ghassalat ennaouader» sera là pour s’en charger, élection après élection. Lentement, mais sûrement.
M. J.
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Um Bel article,écrit dans un francais de qualité et libre de tout esprit partisan ni agressivité excessive,qui altèrent souvent les contributions les mieux intentionnées. En plus,ll'auteur accorde ici toute son importance à un élément essentiel ,souvent passé sous silence,qu'est le facteur,indissociable de toute œuvre humaine sérieuse. Grand merci pour l'effort et pour l'honneteté intellectuelle.
Le bien que la lecture de cet article m’a fait est indicible. Eu le sentiment de lire un des élèves de Beuve Méry (fondateur du journal Le Monde), dans le fond et la forme. Avec, de surcroît, le renvoi à un déluge –salutaire- sanctifié, par une pièce de théâtre tunisienne, il y a quelques années. Merci monsieur M. J.
A MEDITER !
L'on ne peut qu'être déçu, très déçu pour les résultats des 2 élections, obtenus par ces 2 "Grands militants" de la 1ère heure! Décidément, les Tunisiens, dans leur grande majorité ont "la mémoire courte" et l'intérêt "immédiat" pour la chose politique !!? Dommage...Leurs Partis devront en prendre la leçon, et rebondir, car les valeurs qu'ils défendent sont "universelles", et finiront par triompher!...
Mon Cher Professeur et Maître d’Analyse Numérique. Oui, vous dites bien : ‘ Mais qu’importe après tout, puisque «ghassalat ennaouader» sera là pour s’en charger, élection après élection. Lentement, mais sûrement.’ C’est cela espérons que le parcours de notre pays restera toujours dynamique, renouvelé, renouvelable. Vous savez Si Mohamed, toutes nos équations sont linéaires. En finance, en banque, en tout nous sommes linéaires. On a longtemps cru que nos agrégats avançaient ! Linéaire, n’est ce pas un angle constant. Constant et stagnant, figé, comme est notre économie. (Meilleures salutations / Lotfi)