« Je ne soutiens pas particulièrement la candidature de Moncef Marzouki au second tour des présidentielles contre celle de Béji Caïd Essebsi. Mais, je ne saurais accepter la concentration des trois présidences entre les mains de Nidaa Tounès qui mènera alors seul le jeu. Ma position est un appel à l’équilibrage des pouvoirs et à une large participation des forces significatives dans la prise de décision». C’est ce qu’a affirmé l’ancien secrétaire général d’Ennahdha et chef du premier gouvernement de la Troïka, Hamadi Jebali dans une longue interview accordée mardi à Leaders.
« L’erreur stratégique fatale d’Ennahdha, explique-t-il a été de renoncer à présenter son candidat à la Présidence de la République, ou de soutenir clairement un autre candidat. Car, ce faisant, elle aura livré son électorat à lui-même, sans lui fixer au moins l’orientation et le laisser frayer son chemin. Le Mouvement met ainsi son électorat dans une situation difficile qui risque de ne lui laisser comme unique option que de voter pour Marzouki. Il offre les voix à Marzouki, au lieu de les lui prêter, alors qu’il aurait dû les dédier à l’un des fils d’Ennahdha. Nous en verrons les conséquences lors des prochaines élections municipales». Jebali n'exclut rien y compris une atomisation d'Ennahdha.
Mais l'ancien Chef de gouvernement ne se contente pas de cet état des lieux, il apporte dans cet entretien sa réponse à des questions cruciales : l’avenir d’’Ennahdha et les fondements de sa participation ou non au prochain gouvernement, la configuration appropriée de ce gouvernement et son mode de fonctionnement, les accords nécessaires à conclure sur le programme d’action prioritaire et les principales orientations des relations extérieures. Il esquisse également les contours de sa démarche au lendemain des présidentielles et précise les conditions qui pourraient l'amener à créer un parti politique. « Mais, de toutes façons, s’empresse-t-il d’affirmer, ce sera sans Moncef Marzouki, Habib Ellouze et les autres mentionnés, ici et là, et sans la moindre connotation islamique».
Hamadi Jebali estime que les attributions de la nouvelle constitution rendent le régime politique de la 2ème République, beaucoup plus proche du régime présidentiel que celui parlementaire, notamment en octroyant au chef de l’Etat le droit de présider le conseil des ministres, à sa convenance, ce qui lui accorde un droit de suivi des décisions qui y seront prises. Aussi, la question du ministère de l’Intérieur constitue une bombe à retardement et une zone minée, aucune précision n’ayant été faite quant au statut indépendant de son titulaire. «Qu’on le veuille ou non, dit-il, en cas de victoire, ce sera Caïd Essebsi qui choisira le chef du gouvernement et pèsera de tout son poids sur le fonctionnement du gouvernement, après avoir déjà pris pour son parti, la présidence de l’Assemblée des Représentants du Peuple. Nos craintes de concentration des pouvoirs sont fort justifiées. Il aurait pu au moins renoncer au Bardo ou annoncer d’emblée que le futur chef de gouvernement sera indépendant et choisi de manière consensuelle.»
Ennahdha s'est dessaisi de toutes ses cartes
«Ennahdha risque de perdre sa position sur l’échiquier politique en laissant tomber de ses mains toutes ses cartes, affirme Jebali. Certes le contexte général, la situation régionale et d’autres considérations les auraient incité à modérer ses ambitions, ajoute-t-il, mais le Mouvement aurait dû présenter un candidat aux présidentielles, quitte à le retirer après sa victoire lors des législatives, où à l’inverse, faute d’une majorité au Bardo, s’y attacher pour garder son rôle central. Aujourd’hui, il entre dans ce processus avec Nidaa Tounès sans atouts majeurs, ni programme commun, avec comme unique argument le fait qu'il veuille contribuer à trouver des solutions au pays et ne pas compliquer la problématique qui se pose à la Tunisie. Si Béji Caïd Essebsi veut résoudre les problèmes, il n’a qu’à appeler à la formation d’un gouvernement d’union nationale. Outre son chef, indépendant et consensuel, trois autres ministres doivent l’être également. Il s’agit des ministres de la Justice, de l’Intérieur et des Finances».
Jebali va alors plus loin : «S’il l’accepte et s’y engage, rien ne nous empêcherait alors à appeler à voter Caïd Essebsi et je n’hésiterais pas à le faire».
Le concept-profil du futur gouvernement
Tirant enseignement de son expérience à la Kasbah, l’ancien chef du gouvernement de la Troïka estime indispensable de préserver le prochain gouvernement des tiraillements politiques et des allégeances partisanes. « S’il est difficile d’envisager un gouvernement formé uniquement d’indépendants, il faudrait privilégier surtout la compétence et lui garantir le soutien le plus large non seulement des partis politiques, mais aussi des forces sociales, de la société civile et de l’Assemblée.
L’équipe, soudée, doit pouvoir se consacrer aux multiples et urgentes missions qui l’attendent avec acuité, avec deux grandes priorités à savoir le développement économique et social et la sécurité ».
Les accords préalables nécessaires
Jebali ne se fait pas d’illusion. Pour que cette formule puisse fonctionner efficacement, un certain nombre d’accords nationaux sont nécessaires à sceller au préalable. « Je vois au moins six axes principaux, explique-t-il :
- Un budget conséquent pour le développement avec une « sage » répartition entre les régions
- Des réformes urgentes à mettre en œuvre notamment pour ce qui est des finances publiques, la fiscalité, l’éducation, la santé, le tourisme, etc.
- Une entente sociétale sur les valeurs communes et les convictions qui sont déjà réglées par la Constitution pour rompre avec tout retour sur les questions religieuses ou les libertés acquises
- Une paix sociale avec une trêve des revendications, en raisonnant les uns et les autres, c’est-à-dire l’UGTT mais aussi ceux qui sont en face. Chacun doit se serrer la ceinture et les sacrifices nécessaires doivent être partagés par tous et non obérer le dos d’une seule catégorie,
- Une politique extérieure ouverte et équilibrée qui nous épargne tout enlisement dans les zones de discorde et d’affrontement, avec en pierre angulaire nos relations avec l’Algérie
- Une mobilisation nationale dans une unité sacrée contre le terrorisme et pour la sécurité. »
« Ma grande crainte est l'atomisation d'Ennahdha »
« Je crains fort, déclare Hamadi Jebali, de voir Ennahdha s’atomiser, non en raison de mon départ, mais sous le poids de la nouvelle réalité. Nombreux parmi les fils du Mouvement qui sont aujourd’hui perplexes et inquiets, partagés entre leur engagement fidèle et les risques qui menacent la stabilité du pays et sa sécurité. Ils vont essayer de trouver un autre espace, une autre structure. Il y a aussi, hors des rangs d’Ennahdha, des groupes d’intellectuels, de cadres et de simples citoyens à la recherche eux aussi d’un autre cadre mieux approprié à leurs idées et à leur vision pour la société. Je ne prétends pas les réunir, mais si j’estime nécessaire de pouvoir constituer un élément de ce repositionnement, je réfléchirai sans hésitation à structurer cet élan et lui créer le cadre idoine. Ma démarche sera toujours pacifique. Elle ne sera dirigée contre personne. Elle sera en faveur de la patrie. »