Marzouki face à son « peuple citoyen », discours de la négation, naissance d'un populisme
Le discours de Marzouki devant des milliers de jeunes « électrisés » hier soir n’est pas une banalité ou un fait divers de la fin d’une campagne soldée par son échec électoral. Non, c’était bien l’annonce d’une rupture et d’un projet politique nouveau » au nom de la Révolution.
Dans un discours au ton violent et passionnel, Marzouki invente un autre peuple, celui du « peuple citoyen », notion puisée dans l’imaginaire révolutionnaire jacobin de la Révolution française et qui va prospérer à la faveur de l’éclosion des mouvements révolutionnaires en Europe aux XIX et XX siècles, jusqu’à la montée des fascismes et populismes de gauche comme de droite et d’extrême droite.
Marzouki se rebelle contre Ennahdha
Le ton de la rupture avec Ennahdha était clair, il cherchait par là à se débarrasser de sa tutelle. Jusque là vu par une large partie de l’opinion comme une « marionnette » du parti islamiste qui l’a fait président, Marzouki voulait hier rompre définitivement avec cette image aliénante. Sa revanche sur ses parrains d’hier, il veut l’imposer au « peuple » même d’Ennahdha , public qu’il a tant courtisé des mois durant, cherchant ses voix. En l’appelant hier à s’affranchir avec lui pour devenir « le peuple citoyen » il cherchait ouvertement à le dévoyer, à le réincarner par un discours de la « régénération ».
Le citoyen contre l’individu
Sur le même ton, Marzouki, sorti des élections gonflé par 1,3 million de voix, se présente en conquérant et promoteur du « citoyen vertueux », un citoyen qui n’existe pas pour lui, comme simple individu en société, mais qui ne peut exister que dans la posture de l’éternel insurgé contre tous les « vices », contre l’injustice, contre la corruption, contre le mal. Le citoyen prôné hier par Marzouki ne peut être que l’incarnation d’une utopie qui a surgi dans la tête de Marzouki même, celle d’inventer un peuple « aguerri », révolutionnaire et de le dresser contre la société « siège de tous les vices » et indignement représentée par les élites décriées hier par le « président du peuple » qui s’oppose ainsi « dignement » au « président des élites » celui élu par un autre peuple, celui tunisien.
La promotion du citoyen « vertueux », conduit à la négation simple du citoyen tel qu’il existe dans le réel. Il est de ce fait une illusion puisque renvoyé à un principe abstrait, celui de la révolution qui n’est pour le citoyen ordinaire qu’un événement contingent aussi exceptionnel soit-il mais qui, dans la tête de Marzouki, est un idéal en incessante réalisation, toujours à parfaire parce que imparfait.
Un peuple qui n’existe pas, contre un peuple qui existe
Images et mots se bousculaient hier dans sa tête en laissant jaillir toutes les contradictions et ambigüités : crier au complot « des urnes » pour préparer une conspiration « insurrectionnelle » et faire le procès de la démocratie naissante au nom d’une utopie démocratique ; opposer l’archaïsme du peuple à la société civile moderne et organisée. A aucun moment il n’a fait usage des notions structurantes comme celle de société ou de société civile. A aucun moment il n’a évoqué la femme tunisienne qui a voté massivement pour son concurrent. Son adversaire, pourtant victorieux des suffrages n’avait pas de place dans son discours ; il fallait justement l’ignorer parce que représentant des « vieilles élites décadentes » face « au nouveau « guide du peuple citoyen ».
Par son jeu de mots et d’images, il a simplement opposé un peuple qui n’existe pas à un peuple existant ; par son « citoyen » nouveau, il a nié l’individu pragmatique et modéré construisant sa citoyenneté à partir de ses références habituelles.
Il ne manquait à son discours qu’un élément pour compléter la« cohérence révolutionnaire » : l’appel à la démocratie directe ou au pouvoir direct du « peuple souverain » qui a marqué dans les annales les pires moments de la terreur robespierriste d’après la révolution de 1789 jusqu’aux abîmes deGueddafi dans la Libye voisine. Ce pas a failli être franchi puisque le mot « le pouvoir au peuple souverain » revenait tel un refrain tout le long du discours.
En opposant hier peuple à élites, il a versé dans le populisme le plus cru, populisme qui a servi de réserve idéologique aux pires violences contre l’UGTT, contre les militants politiques et contre toutes les manifestations publiques qui ne plaisaient pas à ces missionnaires de la « violence purificatrice ».
En bref, le discours de Marzouki rappelleaussi les discours fondateurs du fascisme du temps de Mussolini: on fait appel à une entité sacralisée, le peuple"déifié" qu'on dresse contre un ennemi intérieur qu'il faut extirper au nom de la vertu révolutionnaire, ensuite on maquille ce populisme haineux et hargneux par un vernis de citoyenneté trompeuse, le tout donne une justification à toutes les dérives violentes et autoritaires.
Une droite populiste organisée et totalitaire en projet
Hier Marzouki a tout simplement annoncé la naissance d’une droite populiste organisée et totalitaire. Quelles sont les chances de succès d’un tel projet ? Historiquement les projets populistes se sont nourris des frustrations et des crises profondes des sociétés qui les ont vus naître, ainsi que de la capacité de personnes démagogues et ambitieuses à pouvoir s’en servir pour canaliser et orienter les colères et en faire des forces de frappe insurrectionnelles.
Ce ne sont ni les frustrations ni les crises qui manquent à la notre. Les violences protestataires dans les fiefs électoraux de Marzouki au sud du pays et dans certains foyers de l’exclusion pourraient constituer les premiers terreaux de cette « genèse rêvée » du populisme. Reste que beaucoup de choses dépendront de la manière dont la société sera gouvernée par les nouvelles élites portées au pouvoir, de la manière aussi dont les réponses seront données aux problèmes, sociaux, culturels et idéologiques d’une jeunesse aux abois.
Sinon, le net recul de l’islam politique et les désillusions qu’il provoquera, les limites et ambigüités du discours politique du réformisme tunisien réactivé à la faveur de la montée de NidaaTounes, la crise durable des idéologies de gauche ; tout cela risque de perpétuer un vide propice à l’éclosion de tous les populismes et notamment de ceux qui trouveront un chef, incarnant l’enfant du peuple et l’image du guide d’une révolution toujours rêvée, mais jamais accomplie.Marzouki l’a bien dit hier « je suis cet homme providentiel » pour un peuple « idéal ». Pourtant, il le sait, ce peuple « réservoir » qu’ il rêve de guider est aussi fait des membres des LPR interdits pour violences, auxquels il voudrait additionner d’éventuels désenchantés d’Ennahdha, des anciens activistes des petits partis de l’extrêmes, le tout servirait de carburant à une lame de fond dont il détiendrait seul les secrets.
L’histoire n’est jamais un progrès linéaire de la raison, elle peut enfanter les pires folies..