Opinions - 26.12.2014

Elections d'hier….élections d'aujourd'hui

Pour les trois scrutins de cette année, j’ai présidé un bureau de vote à Paris. La spontanéité et l’enthousiasme  d’un grand nombre de  nos compatriotes expatriés lors de l’exercice de  leur droit de vote m’ont rempli de joie malgré la fatigue des trois longues journées qu’exige le vote à l’étranger et une participation plutôt en retrait.

Me revient alors en mémoire le souvenir de ces élections d’antan…des années cinquante en fait. Jeune adolescent, je me souviens des affres endurées.

Ces élections souvent voulues par les autorités mais boycottés par les nationalistes dee tout bord  semaient la panique dans la population dans ces terribles années 1950-1954 marquées par les cahots des gouvernements de Mustapha Kaâk, M’hamed Chenik,  Slaheddine Baccouche et Mohamed Salah Mzali. Elles concernaient pêle-mêle «les réformes» voulues par le Résident Général Pierre Voizard, les scrutins municipaux  de 1953 boycottées par les nationalistes car permettant aux Français de s’exprimer au sein des conseils municipaux et niaient la souveraineté tunisienne et  les fameuses Conventions sur l’autonomie, la participation des Français à la vie politique dans certaines villes, le statut du sud du pays…. A Bizerte, la police  -et le terrible inspecteur Ali Chéour, parti dans les bagages des Français à l’indépendance- relevaient le nom de ceux qui n’allaient pas voter et notamment les commerçants qui s’exposaient à de multiples  contrôles  et mille  tracasseries. La police et les mouchards rôdaient dans la médina aux boutiques et aux cafés fermés et l’atmosphère générale était électrique. Les journaux Ezzohara, Ennahda, Mission, El Ousbou (de Nourreddine Ben Mahmoud**) paraissaient avec les colonnes blanches des articles censurés. Gare aux nationalistes dont les allées et venues étaient épiées…et qui se déplaçaient parfois que sur les toits des maisons pour semer les rondes de soldats,  les agents de police et les nuées d’indicateurs. 

A l’indépendance, vinrent des élections que j’imaginai libres et transparentes étant un lecteur assidu de  Victor Hugo qui, dans sa profession de foi aux élections du 4 juin 1848 appelait à «une république de la civilisation» et prônait «la sainte communion de tous les Français dès à présent, et de tous les peuples un jour, dans le principe démocratique; la république fondera une liberté sans usurpations et sans violences, une égalité qui admettra la croissance naturelle de chacun, une fraternité, non de moines dans un couvent, mais d’hommes libres, donnera à tous les enseignements comme le soleil donne la lumière, gratuitement ; introduira la clémence dans la loi pénale et la conciliation dans la loi civile….combinera pacifiquement, pour résoudre le glorieux problème du bien-être universel, les accroissements continus de l’industrie, de la science, de l’art et de la pensée ; poursuivra, sans quitter terre pourtant, et sans sortir du possible et du vrai, la réalisation sereine de tous les grands rêves des sages ; bâtira le pouvoir sur la même base que la liberté, c’est-à-dire sur le droit ; subordonnera la force à l’intelligence ; dissoudra l’émeute et la guerre, ces deux formes de la barbarie ; fera de l’ordre la loi des citoyens, et de la paix la loi des nations ; vivra et rayonnera.. , conquerra le monde, sera, en un mot, le majestueux embrasement du genre humain…»

Je n’imaginais pas autrement les politiciens de mon pays et je les voyais faire passer l’intelligence avant la force, je les voyais défenseurs de la loi et de la liberté. Je les voyais hugoliens!

La réalité se révéla autre, à ma grande déception et me fis douter de l’avenir de notre  système politique.
A cet égard, je  me souviens tout particulièrement des premières élections présidentielles de 1959. J’avais enfin atteint l’âge légal pour exercer mon droit de vote. Bourguiba avait enthousiasmé et transporté  l’adolescent que j’étais lors ce mémorable et historique discours du 13 janvier 1952,  au cœur de Bizerte, sur la Piaça, et  dans lequel il parlait de la plainte déposée par la Tunisie à l’ONU et «qu’il fallait faire valider par le sang». N’empêche!  La candidature  de Bourguiba me gênait….parce qu’unique. Inscrit au bureau de vote  de Sidi Ahmed Tijani sur le Vieux Port de Bizerte, je fis  sensation sur les membres du bureau en entrant dans l’isoloir …qui était là apparemment  à  titre de décoration ! Protégé des regards, j’ai soigneusement raturé mon bulletin afin d’en faire un nul et l’ai  glissé  dans l’urne. Le  lendemain, je courus à la Municipalité pour consulter les résultats. A ma  stupéfaction, pour mon bureau de vote, aucun bulletin nul n’était recensé.

Inutile de décrire mon amère  déception. J’étais fier de voter. J’étais fier de pouvoir m’exprimer en tant que citoyen libéré du joug colonial. J’étais fier de participer à la marche de  mon pays enfin indépendant, après ces luttes et ces martyrs  dont on me parlait si souvent dans ma famille,  proche de celle du leader Habib Bougatfa. Dans cette ville où la présence des Français, de leurs soldats, de leur marine de guerre  était si oppressante, si humiliante…. Avec la caserne Maurand pointée sur la médina et  sur Houmet Echourfa,  les arrogants forts militaires de Koudia, Nador, la base aérienne de Sidi Ahmed….

J’appris plus tard que les urnes avaient été dirigées vers le gouvernorat où eut lieu le dépouillement. Un proche parent avait été désigné pour faire partie d’une vague   commission de contrôle des élections. Il me raconta,  plus tard,  que son «contrôle» a consisté à attendre, dans une pièce glaciale  du gouvernorat,   avec le reste de la commission,  que le maître des lieux  les fasse  appeler pour signer le procès-verbal d’opérations….. auxquelles ils n’avaient pas assisté. L’historien Jean Ganiage, ancien professeur à la Faculté des Lettres de Tunis écrit : «Aux élections de novembre 1959, Habib Bourguiba, seul candidat à la présidence se fit confirmer son mandat par 99,8% des votants. Les listes du Néo-Destour enlevèrent avec la même facilité les 90 sièges de l’Assemblée. La façade démocratique n’était qu’un décor destiné à faire illusion au dehors. Les apparences étant sauves, la terminologie officielle servait seulement à masquer la toute-puissance d’un homme servi par l’appareil solide d’un parti totalitaire». (in « Histoire contemporaine du Maghreb de 1830 à nos jours», Fayard, Paris, 1994, p. 566)

Les abstentionnistes et notamment les jeunes qui ont zappé cette occasion de donner leur avis devraient méditer sur ce passé récent et réaliser  que rien ne tombe du ciel.

Car aujourd’hui, enfin, notre pays donne l’exemple s’agissant de la démocratie affirme l’éditorial du Monde (24 décembre 2014, p. 25). De quoi donner chaud au cœur de tous les patriotes. Surtout quand on regarde les terribles évènements qui ensanglantent malheureusement tant de pays du  monde arabe.

** Voir le site de Leaders 14 octobre 2014.

Mohamed Larbi Bouguerra

 

Tags : bourguiba   ennahda