Un jour
Soudain, les premières lueurs du jour illuminent la nuit noire et la douce voix mécanique rompt le silence de la ville endormie. Des maisons blanches s’étendent à perte de vue, enveloppées dans un mince voile de poussière.
Alors, Tunis s’éveille lentement : les bruits assourdissants de la ville se font entendre. Dans les rues encore souillées des excès de la veille, les portes s’ouvrent, laissant apparaitre des seaux vidés frénétiquement par des femmes chaussées de sandales en plastique : un à un les quelques passants esquivent avec habileté les flaques à l’entêtante odeur d’eau javellisée.
La foule se presse à ses occupations quotidiennes. Déjà, les bords des trottoirs servant de terrasses à des cafés sans charme sont envahis : le serveur circulant de table en table attrape les millimes jetés avec nonchalance et distribue les précieux Ben Yedder avant de disparaître dans de sombres ténèbres où jamais personne ne pénètre.
Les premiers touristes arrivent aux portes de la médina et s’engouffrent dans ce dédale, les yeux émerveillés par cette profusion de couleurs, ces allées étroites cernées d’échoppes toutes identiques. Ces longues enfilades de prétendues vitrines d’un artisanat tunisien, étourdissent. Mais il suffit de tourner au hasard d’une rue pour fuir cette agitation constante ; alors tout redevient calme et la médina retrouve son âme véritable : un secret jalousement gardé par ces portes désespérément closes et ces murs aux façades décrépies. Seuls les chats rôdent, fiers maitres des lieux et ils fixent d’un air méprisant tout voyageur qui brise la beauté du lieu.
Défiant la médina, à l’autre bout de l’avenue Habib Bourguiba, le TGM emporte ses passagers vers la banlieue : les frêles tramways, bondés, filent vers le nord, dépassant Tunis, et arrivent à la Goulette avant de se traîner péniblement jusqu'à la Marsa.
Alors on descend, on passe sans voir la grâce de la station dont tout en elle évoque le désir de mêler tradition et modernité, pour disparaître dans cette ville aux accents si européens. Les vestiges de l’histoire ne sont jamais très loin. La mer attire vite les regards : bleue ciel, bordée par une vaste étendue de plage, elle fait face à « Marsa cube », aux riches villas dissimulées dans une végétation foisonnante et à la colline de Gammarth qui s’étend au loin. Le soleil éblouissant vient parfaire ce tableau digne des plus grandes cartes postales.
Lorsque l’on continue la route de la Marsa, on arrive rapidement à Sidi Bou Saïd, dont les contre-bas sont bordés de cars venus déverser leur flot quotidien de touristes. Cependant le lieu n’est pas sans une certaine élégance : quiconque s’y promène ne peut être insensible au raffinement des maisons blanchies à la chaux et aux porte clouées peintes en bleu. Elles rafraichissent de leurs ombres les lauriers qui grimpent sur les murs. Les fleurs violettes égayent les ruelles et rien ne semble avoir changé depuis des siècles. A l’extrémité du village, un phare garde ses flancs escarpés. La mer disparaît dans le bleu du ciel, ciel et mer se confondant pour ne plus faire qu’un. La vérité cosmique semble alors être là, sur les hauteurs de Sidi Bou Saïd bercées par le souffle du vent sec du désert : les éléments s’accordent, en une harmonie apaisant chaque âme qui vient trouver une réponse à ses tourments.
Puis on revient sur nos pas, heureux, pour monter les marches du café des nattes et siroter un thé brûlant dans lequel flotte une multitude de pignons, tout en dégustant des baklavas aux amandes et à la pistache. Le décor ne semble plus rien avoir d’authentique mais est bien efficace : étourdis par la musique criarde des luths et écoeurés par les sucreries, on s’abîme dans des rêves à la douceur orientale.
Mais c’est Carthage qui triomphe véritablement dans les inconscients collectifs : elle, qui eut le malheur de s’opposer à l’hégémonie romaine et contre qui Caton l’Ancien prononça ces mots terribles : « Delenda Carthago est ». Tragique menace qui pesa sur le royaume d’Hannibal dont les terres furent ravagées. Les ruines qui parsèment la ville rappellent encore la lutte ayant opposé les deux grands. Elles se fondent dans le paysage, dissimulées derrière quelques enchevêtrements de genêts et de pins. Et l’on se souvient de la reine Didon et de son amour pour Enée, tout comme l’on se souvient de l’amour de Mathô pour Salammbô.
Salammbô ! Désormais tu n’es plus qu’un nom sur une carte. Tes murs renferment des maisons au luxe discret, et seule une porte ouverte nous permet de les entrevoir.
Là, un homme se promène : il regarde d’un air distrait le port punique. Inspirant profondément, il retrouve avec émotion ce parfum de jasmin aux notes ambrées qu’il associe à son enfance. A l’aube de la cinquantaine, il mesure tout le chemin accomplit : son départ, sa nouvelle vie, si différente de celle qu’il avait connu jusqu’alors. Aurait-il du rester ? Il regrettait quelque fois. Il aurait pu rester ici, avoir la même vie que les autres : travailler à Tunis, aller regarder les matchs de football dans un café le samedi soir, passer ses vacances à Hammamet. Mais son ambition et son amour pour l’inconnu l’avaient forcé à tout quitter, à fuir ce destin déjà tracé qui le remplissait d’effroi. Il reviendrait peut-être. L’envie ne lui manquait pas.
Faisant demi-tour, il se dirige vers son quartier, le Kram. Ces rudes sonorités contrastent avec la poésie inhérente au nom de Salammbô. Le quartier avait autrefois connu un faste certain : Italiens et Arabes se croisaient, l’italien répondait à l’arabe et les pasta au couscous. Ainsi ces deux cultures se mêlaient, donnant au Kram sa singularité propre. Mais le temps fuyait : les Italiens étaient partis et lentement le quartier avait perdu de sa splendeur. Les maisons se sont alors construites, souvent de manière anarchique, et les ordures jonchent constamment les bords des trottoirs.
Pourtant une atmosphère de joie et de nonchalance y règne continuellement. Les épiceries s’entassent les unes à cotés des autres, et les femmes voilées, un cabas à la main, en font le tour chaque matin. Elles échangent nouvelles et commérages entre elles : ici, on connait tout le monde. Midi approchant, les boulangeries sont combles et chacun lutte âprement pour être servi le premier. Des enfants se glissent au milieu de la foule, entassée devant le comptoir, avant de rentrer chez eux, quatre baguettes tenues maladroitement sous le bras. Les nombreux vendeurs de sandwichs, de fricassés quant à eux, préparent leur cuisine et commencent leur friture.
L’huile jaillit des poêles, on tartine généreusement les morceaux de tabouna d’harissa et on les fourre agilement de crudités, de thon, d’œufs, d’escalopes… Une bouteille de Bouga à la main, les clients contemplent cette agitation dans la chaleur caractéristique des journées tunisiennes.
L’été semble être éternel et les plages qui longent le quartier du Kram attirent bien souvent des familles entières malgré la couleur peu engageante de l’eau. Elles viennent chercher quelques instants de bonheur et s’offrir des vacances improvisées sous les palmiers secs et poussiéreux. En face, on peut apercevoir des bateaux. Ceux-ci fascinent : promesses de voyages extraordinaires, ils semblent toujours partir à la découverte d’horizons lointains bravant les vagues les plus terribles.
La nuit tombe. La voix du muezzin retentit. Les klaxons retentissent et les voitures se hâtent de rentrer chez elles. Une fois les appétits satisfaits, on s’affale sur des banquettes inconfortables : le téléviseur s’allume et le musalsal commence.
Enfin, tout se calme.
Camille-Cyrine Chekir
Etudiante en classes préparatoires aux Grandes Ecoles à Khâgne