Les medias et l'alternance politique
Au lendemain du 14 janvier 2011, Rached, Sihem, Moncef, Samia, Mustapha, Hamadi, Meherzia, Ali et les autres…ont surgi de partout sur le devant de la scène. Les uns des geôles du dictateur ; les autres de l’étranger où ils ont fui ou trouvé une terre d’asile ; les troisièmes de la clandestinité et les derniers de la marginalité où la dictature les a confinés. Et depuis, pendant quatre ans, ils n’ont pas quitté la scène médiatique, la squattant, comme pour compenser un manque ou pour se venger.
Un couple infernal
Pendant ces quatre longues années, ils ont nourri les médias, par leurs déclarations et leurs maladresses; leurs frasques etleurs excès ; leurs bourdes et leurs fautes ; leurs incompétences et leur mauvaise foi. Par leur violence et leurs délits et leurs crimes…Et en échange les médias ont, directement ou non, à bon escient ou inconsciemment, caressé leur narcissisme hypertrophié et flatté leur gigantesque ego, les rendant ainsi familiers, connus, célèbres. Ils leur ont donné le sentiment d’exister.
Entre les médias et ces acteurs politiques, il s’est tissé unevéritable relation d’interdépendance dans laquelle chacun était tour à tour dépendant et pourvoyeur. Et lorsque dans une telle relation, le pourvoyeur faillit ou disparait, s’installe le manque et son corollaire, la souffrance …
Or, les pourvoyeurs d’hier sont sur le départ, en trainant la patte,il est vrai, et parfois en se retournant, incrédules, pour vérifier la réalité de leur défaite et mesurer l’ampleur de leurchute. Et malgré l’acharnement de certains, qui continuent à tirer sur des ambulances, ces hommes et ces femmes politiques déchus, impopulaires voire honnis vont progressivement tomber dans l’anonymat et pour certains dans l’oubli. Mais ils vont aussi se faire regretter par des journalistes, descommentateurs, des analystes, des caricaturistes car, comme l’on dit, ils étaient bons clients. Il y avait « quelque chose en eux de Sarkozy », ils ont communiqué tous azimuts, en occupant l’espace médiatique et en créant l’événement. Et leur absence crée un vide et comme on le saitles médias, à l’exemple de la nature, ont horreur du vide.
Un couple fusionnel
Changement de majorité et alternance politique. Et les médias de se précipiter et de s’abandonner dans les bras des nouveaux venus. Le soulagement après deux éprouvantes campagnes électorales ; la conscience de l’exceptionnelle réussite tunisienne à la suite d’un long et douloureux processus de transition,dans un monde arabe en ruine ; la fierté d’avoir résisté, d’avoir mené un combat rude et de l’avoir emporté, tous ces éléments engendrent l’euphorie et l’étourdissement qui à leur tour endormentla raison et embrouillent la conscience.
Et en effet, les médias et les citoyens dans un élancommun se sont lancés dans la fête, s’autocongratulant, se félicitant et célébrant leurs nouveaux dirigeants politiques. Une véritable lune de miel ! d’autant que les nouveaux arrivants bénéficient d’un préjugé positif et jouissent d’un fort capital de sympathie et de confiance ne serait-ce qu’en raison du partage de certaines valeurs et de l’accord sur certains préalables : l’aspiration à la démocratie, le choix d’un modèle social moderne, l’option pour un modèle étatique séculier…
Mais cette étroite proximité avec le nouveau pouvoir et la trop grande empathie éprouvée à son égard ne sont pas sans risques:
- Bien sûr il faut être conscient de sa valeur et avoir de l’estime de soi mais sans la modération cela peut mener au narcissisme et à la fatuitéet engendrer un nationalisme exacerbé.
- Quant à la confiance accordée a priori aux dirigeants avant même de les avoir vuagir, ellepeut réserver de grandes déceptions et entrainer vite l’impopularité sinon la haine.Que l’onse souvienne à cet égard de l’immense espérance suscitée par l’élection de Barak Obama et duressentiment tout aussi immense engendré par ses promesses non tenues alors qu’il a été nobélisé avant même d’avoir fait quoique ce soit.
- Le nouveau pouvoir est admiré, respecté, célébrémais l’excès dans ce domaine peut générer la sacralisation laquelle génère à son tour, l’émoussement du sens critique, l’unanimismeet surtout le culte de la personnalité. Or, comme toutes les sociétés arabes, la Tunisie a pratiqué pendant des décennies ce culte profane et elle sait de science sûre que cela réduit les citoyens à l’impuissance ou à l’hypocrisie des courtisans et transforme les médias en des « voix de leur maître » s’adonnant quotidiennement à la flagornerie et au « cirage de pompes »
- Le consensus mou et l’unanimisme constituent un danger mortel pour la démocratie et pour la liberté d’expression. Ils ont emporté corps et âme nombre de médias dans les vieilles démocraties occidentales. En effet, les éloges, les félicitations, les congratulations… s’épuisent très vite, ils deviennent routine or l’information n’aime pas la routine, elle est même l’antithèse de la routine. En effet, tous les étudiants en journalisme savent que les trains qui arrivent à l’heure ne constituent pas une information, ils savent aussi qu’un chien qui mord un facteur, c’est banal mais qu’un facteur qui mord un chien, c’est un événement !
- Faudrait-il pour conclure rappeler la si précieuse affirmation de Beaumarchais : « Sans la liberté de blâmer, il n'est pas d'éloge flatteur ».
Slaheddine Dchicha
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