Dr Mustapha Ben Jaafar: Rassembler les sociaux-démocrates
Mustapha Ben Jaafar vient de subir une défaite humiliante à la présidentielle. Il y avait cru, pensant effacer le revers subi aux législatives par son parti. Pourtant, l'idée d'un retrait de la vie politique ne l'a jamais effleuré. Il continuera le combat, même si des voix s'élèvent au sein même de son parti pour l'appeler à démissionner. Regrette-t-il sa propre candidature à la présidentielle, puis au second tour, le soutien d’Ettakatol à Moncef Marzouki? Quelle a été sa plus grande fierté et sa plus grande déception? Interview.
Avec le recul, avez-vous regretté votre candidature à la présidence de la République?
Cela peut vous paraître paradoxal,mais je ne regrette pas, après avoir été président de l’ANC, d’avoir présenté ma candidature à la présidence de la République. Cette candidature nous a donné l’occasion d’avoir une vision plus précise de la situation et de procéder à une meilleure analyse concernant tant notre place concrète sur l’échiquier politique que la loyauté de nos partenaires et l’attitude des différents acteurs politiques. A partir de là nous pouvons être mieux en mesure de définir la stratégie du parti pour les prochaines années.
Bien sûr, pour moi et mes camarades nous ne nous attendions pas à ces résultats qui ont été pour nous un véritable choc.
Nous avons, tout au long des dernières décennies, inscrit notre action dans le cadre d’un long combat pour la démocratie. Ce combat a souvent été difficile et incertain. Notre liberté a été chèrement acquise au prix du sang de nos martyrs, mais la démocratie est un si long chemin…et nous n’en sommes qu’au début…De plus, depuis la Révolution, le paysage politique a été bouleversé… Après les élections d’octobre 2011, nous avons mis en place les fondements de cette démocratie: Constitution, instances indépendantes dont l’Isie chargée des élections… Aujourd’hui, bien que le contexte ait changé, nous ne pouvions pas nous dérober à nos responsabilités car ce n’est que maintenant que commence le vrai travail de consolidation de cette démocratie naissante !
Qu’est-ce qui vous a le plus impressionné durant cette campagne: avec votre équipe, sur le terrain, avec les médias et avec les politiques?
Le plus impressionnant, parfois à la limite du choquant, a été la disparité des moyens employés entre les partis aux législatives, et entre les candidats à la présidentielle… Au sortir d’une période où l’argent avait étouffé la politique, on croyait encore aux vertus de l’esprit républicain. Or nous sommes à l’ère du télévisuel et au cours de ces dernières élections, certains partis, profitant du laxisme juridique de la période de transition concernant le financement de la campagne, ont fait appel aux spécialistes et techniques de pointe les plus avancées, bien sûr avec des moyens financiers conséquents. Ensuite, les enjeux ont tout de suite mis à l’écart les principes moraux élémentaires de base. Nul besoin de faire des enquêtes pour constater les dépassements et les délits. Tout était flagrant! L’égalité des chances a été un slogan vide de sens, sur le terrain comme dans les médias ! Il y a un risque que les prochaines élections perdent leur crédibilité si l’Isie n’est pas en mesure de faire respecter la loi et surtout de sanctionner les fauteurs pris en flagrant délit.
Mais je refuse de tomber dans la victimisation et laisse aux institutions concernées et aux organisations spécialisées le temps de tirer la leçon et surtout d’apporter les corrections nécessaires.
Les résultats sont là, nous devons les accepter. Il faut souligner qu’ils s’inscrivent dans la continuité d’une campagne de près de deux ans fondée sur le dénigrement systématique de l’adversaire au point de le diaboliser. La bipolarisation qui en a résulté a totalement laminé les partis de la résistance à la dictature de Ben Ali et de la famille sociale-démocrate, qu’ils se soient positionnés au pouvoir ou dans l’opposition.
Combien a coûté votre campagne et comment l’avez-vous financée?
Notre campagne a été d’une grande sobriété, son coût n’ayant pas dépassé les cent mille dinars, y compris la part du financement public. J’ai fait beaucoup de terrain et réservé une bonne partie de mes efforts aux médias. Pas de meetings ni campagnes d’affichage. C’était hors de portée…
Qu’est-ce qui a fonctionné et qu’est-ce qui n’a pas fonctionné?
A l’instar de mon parti Ettakatol pendant les législatives, je n’ai pas connu lors de la campagne de la présidentielle d’accrocs significatifs. Nous avons été partout bien accueillis, souvent avec respect et sympathie. Mais une fois dans l’isoloir, les citoyens se sont exprimés sur la base d’autres critères : la bipolarisation n’a laissé aucune place ni à l’idéologie ni aux programmes. On a voté utile, ayant peur : peur du désordre et du terrorisme, peur d’une restauration de l’ancien régime et d’un retour de la répression... Dans cette ambiance, un grand nombre d’électeurs ont fait un choix par défaut plutôt qu’un choix de conviction.
Quelle aura été votre plus grande fierté?
Ma plus grande fierté a été de conduire l’Assemblée constituante à la rédaction de la constitution de la deuxième République, et de contribuer avec les députés et les ministres de mon parti Ettakatol à mener le processus de transition démocratique et le processus électoral à son terme, sans fracture irrémédiable, évitant à la Tunisie, notamment au cours de l’été 2013, le chaos que d’autres pays en transition ont connu. En suspendant les travaux de l’ANC, j’ai pu préserver l’intégrité de la seule institution légitime, tout en soutenant le dialogue national et en créant les conditions favorables au retour des députés mécontents. Le résultat, ce fut ce grand moment de la nuit du 26 au 27 janvier 2014, lorsque la nouvelle Constitution a été adoptée par 200 voix sur 216 présents. J’ai vécu là une singulière impression de paix intérieure. Le spectacle qui rassemblait, dans la communion et la liesse, les députés, toutes tendances confondues, dépassait tout ce dont on pouvait rêver. Voir ces députés qui se sont affrontés sans ménagement pendant deux ans tomber les uns dans les bras des autres, lancer des cris de joie puis entonner avec ferveur l’hymne national, c’était tout simplement magique!
Et votre plus grande déception?
J’ai aussi été déçu : tout d’abord par la politisation de la question sécuritaire, lorsque, à chaque attentat, à chaque acte terroriste, certaines voix se sont élevées pour incriminer un adversaire politique. Alors que tout un chacun sait que le terrorisme se situe maintenant à l’échelle interrégionale, voire internationale, qu’il ne peut être vaincu essentiellement que par un front intérieur uni et solidaire, que la solution nécessite une approche globale, sécuritaire certes mais aussi sociale, économique, éducative…
J’ai été déçu de constater que le discours de la modération, axé sur les questions traitant des problèmes quotidiens que vivent les Tunisiens, particulièrement les plus démunis d’entre eux, ce discours était inaudible, largement couvert par les cris de la «peur de l’autre», les appels au «vote utile» pour éliminer l’autre en le diabolisant si nécessaire…
Dans la mise en place de notre jeune démocratie, la classe politique, particulièrement celle qui se situait du côté de la défense des classes populaires, pouvait mieux faire. Au sein d’Ettakatol, nous nous félicitons d’avoir pu faire passer dans la Constitution la plupart de nos principes et l’essentiel de notre programme… Mais peut-être devrions nous admettre aussi qu’en évitant la radicalité et en restant conformes à nos valeurs, nous sommes tombés dans une sorte d’angélisme en décalage total avec le climat régnant actuellement…
Dans l’ensemble, quels enseignements majeurs en tirez-vous?
Actuellement il est encore trop tôt pour tirer des enseignements.
Cela dit, pour nous, la priorité consiste à préciser notre propre responsabilité, faire le diagnostic de nos erreurs. C’est à ce prix que nous serons capables de rebondir et retrouver la place digne d’Ettakatol. Nous avons déjà engagé une vaste opération d’évaluation concernant aussi bien la stratégie politique que l’organisation du parti. Nous sommes conscients d’avoir sacrifié les intérêts du parti en accordant la priorité au succès du processus de transition.
Nous l’avons chèrement payé mais nous ne le regrettons pas. Nous avons aussi commis des erreurs : en n’étant pas assez exigeants quant à la plateforme fondatrice de notre programme de gouvernement ; en n’appréciant pas à sa juste mesure l’impact de cette stratégie de démolition pratiquée systématiquement pendant trois ans par nos adversaires et en manquant de force de persuasion pour convaincre l’opinion de la justesse de nos choix. L’histoire nous rendra justice, peut-être plus tôt que prévu, car déjà certaines «alliances», «coalitions», « cohabitations », que sais-je encore, sont en train de se nouer au nom de l’intérêt national, alors que ceux qui les préconisent continuent à tirer à boulets rouges contre le «tahalof» d’hier qui avait pourtant les mêmes objectifs d’intérêt national…diabolisés hier, sacralisés aujourd’hui ?...
Quelle est votre lecture du nouveau paysage politique?
Il faut attendre qu’il se précise et que les institutions en place commencent à fonctionner. Les équilibres instaurés par notre Constitution doivent être testés. Cela prendra quelque temps. Après les élections législatives et présidentielles, des interrogations, voire des inquiétudes, se sont exprimées quant au risque que pourrait engendrer la concentration des pouvoirs entre les mains d’un parti dominant. Sans tomber dans le procès d’intention, ces inquiétudes suscitées par une restauration possible de l’ancien régime sont légitimes et il faudra que tous les démocrates les prennent au sérieux et restent vigilants.
Sur un autre plan tout aussi important, cette vague conservatrice qui a déferlé sur l’Assemblée des représentants du peuple pose un réel problème, car la stabilité politique et surtout la cohésion sociale exigent que le paysage soit rééquilibré et que le peuple de gauche dans toutes ses variantes soit plus présent et plus influent.
Comment voyez-vous la prochaine étape pour la Tunisie et ses impératifs?
Maintenant que le socle de notre démocratie est en place, il reste à le consolider en renforçant les libertés acquises et en mettant notre arsenal législatif en conformité avec la Constitution. Mais le souvenir de la révolution est encore vivace et il est nécessaire de tenir compte de ses deux revendications essentielles : le pain et la dignité. La priorité doit être la relance de l’économie et une meilleure répartition des fruits de la croissance. La désaffection inquiétante des jeunes, qui ont boudé les élections, souligne à quel point il est urgent de s’attaquer aux problèmes du chômage, à la cherté des produits de première nécessité, aux disparités régionales. Depuis la Révolution, c’est le processus politique qui s’est imposé générateur de libertés. La relance de notre économie doit mobiliser l’effort de tous pour assurer à tout un chacun une vie digne par un travail digne.
Que comptez-vous faire à présent et à moyen terme?
Prendre le temps nécessaire pour réfléchir à la meilleure manière de servir la Tunisie ainsi que les idéaux pour lesquels je me bats depuis plus de quarante ans. Parmi les objectifs à atteindre à moyen terme, la priorité devra être accordée au rassemblement des sociaux-démocrates. Un grand défi pour les mois à venir !
De toute façon et quoi qu’il arrive, je resterai un fervent défenseur du processus démocratique et des institutions de la démocratie aux côtés, je l’espère, de tous les vrais démocrates et militants de la société civile afin de le préserver contre tout danger qui puisse le guetter ou tout retour en arrière sur les libertés chèrement acquises au prix de la vie de tous nos martyrs. S’il ne reste qu’une seule voix pour le faire, ce sera la mienne.
T.H