Mustapha Kamel Nabli: La prochaine étape sera difficile mais porteuse d’espoir
«Tourner la page de la Troïka et engager un nouveau départ». Pour Mustapha Kamel Nabli, l’essentiel est effectivement de réussir ce redémarrage qu’il entrevoit peu facile, mais porteur de beaucoup d’espoir. Il ne regrette ni sa candidature à la magistrature suprême, ni son retrait de la course, gardant toute sa sérénité et tirant des enseignements du verdict des urnes. L’ancien gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie et directeur à la Banque mondiale analyse la signification des élections et esquisse les grands défis qui se posent désormais à la Tunisie. Et revient aussi sur sa campagne. Interview.
Quelle est votre lecture des résultats du second tour de la présidentielle?
Ma première réaction est émotionnelle au vu de la consécration de cette longue marche de la Tunisie depuis l’éclatement de la révolution voilà déjà quatre années. Le succès de ce dernier processus électoral et l’instauration des institutions de gouvernement démocratique sont à mettre au crédit du peuple tunisien et de son génie. Les sacrifices de ses martyrs appartenant aux forces de sécurité et de l’armée, de ses martyrs symboles Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, de sa société civile, de ses jeunes et de ses femmes, n’ont pas été vains. Du point de vue politique, les messages sont clairs. Ils confirment ceux des résultats des élections législatives du 26 octobre. Les Tunisiens veulent tourner la page du gouvernement de la Troïka et de ses échecs. Ils veulent un nouveau départ, dans un pays qui assume son héritage et ses choix sociaux et culturels d’ouverture, de tolérance et d’aspiration n n n
n n n au progrès et à la modernité. Mais c’est un pays de diversité et de différence, qui ne donne à personne le droit à l’hégémonie. La démocratie est le seul moyen pour gérer nos différences et vivre ensemble. C’est vraiment le triomphe des valeurs de la révolution qui a demandé la liberté et la dignité. Le peuple tunisien peut être fier aujourd’hui malgré les douleurs et les vicissitudes des années passées.
Comment appréhendez-vous la prochaine étape et ses impératifs?
La prochaine étape sera difficile mais elle porte en elle beaucoup d’espoir. La première tâche du nouveau Président est de consolider le rassemblement des Tunisiens et de panser les plaies qui ont été ouvertes. Il est impératif de dépasser les divisions qui ont été attisées et de traiter les sentiments d’injustice qui existent chez certains groupes. Le deuxième impératif est celui de la mise en place du reste des institutions de la deuxième République prévues par la Constitution, comme la Cour constitutionnelle ou bien les structures locales et régionales. Le troisième impératif est celui de la relance économique et la remise en marche des structures étatiques en général. C’est le dossier le plus lourd et le plus complexe étant donné l’accumulation des problèmes de chômage, d’inflation et du pouvoir d’achat des citoyens, de la faiblesse de l’investissement, des difficultés que connaissent les entreprises tunisiennes publiques et privées, de faible productivité, et des déséquilibres financiers. Un plan de redressement global, fort et ambitieux est nécessaire pour remettre le pays au travail et sur le chemin de la prospérité.
Quelle est votre lecture du nouveau paysage politique?
Ces dernières élections montrent que la Tunisie a fait du chemin dans la construction démocratique et la mise en place de structures pérennes et stables. Mais ce chemin n’est pas à l’abri des dangers et de l’instabilité. Les alliances gouvernementales seront dures à réaliser vu la composition politique de l’ARP. Le paysage politique reste dynamique, continuera à se développer et connaîtra des recompositions et des changements. Mais si nous réussissons à bien naviguer et gérer cette période, notre pays pourra se voir ouvrir les portes d’une ascension remarquable.
Que comptez-vous faire à présent et à moyen terme?
Je continuerai à faire ce que j’ai toujours fait... Aller de l’avant, aider mon pays dans n’importe quel cadre utile qui s’offre à moi, et propager le savoir autour de moi... Dans un pays démocratique, on peut contribuer à partir d’une multitude de positionnements et je continuerai à le faire.
Avec le recul, avez-vous regretté votre candidature à la présidence de la République?
Absolument pas. J’ai pris cette décision après mûre réflexion, étant convaincu que ma candidature répondait aux exigences de l’étape actuelle pour la Tunisie. On était sur une trajectoire de reprise de confiance, d’apaisement politique et de construction d’un Etat qui se voulait démocratique et prospère. La Tunisie avait besoin d’hommes et de femmes capables de développer une vision d’avenir pour le pays, de rassembler les Tunisiens, de mettre en œuvre les réformes et actions nécessaires pour consolider et réformer l’Etat, assurer la sécurité du pays et des citoyens, répondre aux aspirations des Tunisiens et relancer l’économie. Je pense avoir des atouts qui permettent d’apporter une réelle contribution, pourvu que le choix proposé aux Tunisiens soit dans un cadre réfléchi, apaisé et rationnel. J’étais conscient aussi des difficultés, du manque de temps, de l’inexistence de structures de soutien, des difficultés de financement. Mais la candidature avait toute sa raison et sa place. Donner un choix réel aux Tunisiens dans les premières élections libres et concurrentielles méritait les sacrifices et j’étais prêt à le faire. Malheureusement …
Comment cela a débouché sur un désistement en cours de campagne?
Malheureusement, le climat politique a changé brusquement avec le début de la campagne électorale. Il est devenu chargé, avec l’émotion prenant le dessus sur le rationnel. Les discours de la division, de la peur et les risques de violence ont pris le dessus. La division que nous avions connue en 2013 était revenue. Mon retrait de la course était devenu inévitable, et ma candidature n’avait plus sa place dans un tel contexte. Les faits par la suite ont prouvé la justesse de mon appréciation et de ma décision. Je sais que ce retrait a été, au moins au début, mal compris sinon mal reçu par ceux qui m’ont soutenu et ont travaillé activement dans la campagne, ainsi que ceux qui avaient l’intention de voter pour moi. J’en suis bien conscient et je les remercie pour leur confiance et leur soutien. Je demande aussi leur compréhension, car ce retrait n’est pas une fuite de mes responsabilités, ou le résultat d’un calcul politicien. Il est tout simplement le résultat d’un constat, basé sur l’appréciation objective de l’évolution de la situation, que poursuivre la campagne était devenu comme quelqu’un qui s’entête à continuer à nager pour essayer d’atteindre l’autre rive sachant qu’il allait contre des courants très forts. Ce retrait est resté énigmatique pour les Tunisiens. Que s’était-il passé ce jour-là entre votre visite sur le terrain à Bizerte jusqu’à midi et votre annonce sur Nessma TV à 19h ?
Oui, je sais qu’il y a eu plusieurs lectures et interprétations. Mais elles sont loin de la réalité et parfois purement fantaisistes. La réalité est beaucoup plus simple, et il n’y a aucune énigme. Le fait est que tôt le matin du lundi 17 septembre, j’étais arrivé personnellement à la conclusion que le retrait était la meilleure décision. Mais je n’avais pas encore discuté avec mon équipe et mes conseillers pour valider ou rejeter cette décision. Par ailleurs, j’avais programmé une visite dans le gouvernorat de Bizerte pour la journée. Normalement, il aurait fallu annuler complètement la visite et prendre tout le temps pour discuter du retrait et éventuellement le préparer. Cela aurait déçu ceux qui ont préparé la visite et les citoyens qui attendaient. Alors on a adopté une solution intermédiaire, qui était de faire le programme de la matinée, mais d’interrompre la visite en début d’après-midi, ensuite rentrer à Tunis afin de discuter de la question du retrait et préparer l’intervention sur Nessma. Voilà tout. Le reste n’est que pure spéculation !
Qu’est-ce qui vous a le plus impressionné durant cette campagne : avec votre équipe, sur le terrain, avec les médias et avec les politiques?
Une campagne présidentielle de ce type est quelque chose de nouveau pour nous en Tunisie, et certainement pour moi. Et cela pose des problèmes d’organisation et de gestion énormes et complexes. Et pourtant, ce qui m’a impressionné le plus était la maturité et la manière avec laquelle les Tunisiens que j’ai rencontrés partout sur le terrain et avec qui j’ai discuté envisageaient leur choix. Leur conscience politique, ainsi que des implications de ce choix pour eux sont beaucoup plus puissantes que ce que les observateurs ont tendance à penser. Ils suivent les débats, évaluent les candidats et sont fiers de pouvoir exercer leur choix. Malheureusement, la tournure des évènements a coupé court à cet élan et on a vite observé un retour de l’émotion et de la peur dans le choix électoral.
Combien a coûté votre campagne et comment l’avez-vous financée?
C’était une campagne qui a misé plus sur la créativité des membres de l’équipe composée majoritairement de jeunes talents et compétences et non sur les gros moyens. Nous avons fonctionné avec un budget très raisonnable et des idées assez originales. Le financement est venu essentiellement de la contribution de citoyens qui ont cru et encouragé la candidature, ainsi que de l’autofinancement. Nous sommes restés largement en deçà du plafond de dépenses fixé par la loi.
Qu’est-ce qui a fonctionné et qu’est-ce qui n’a pas fonctionné?
L’évaluation ne peut pas être faite en noir ou blanc. Nous avons réussi à atteindre un classement très honorable dans les sondages d’opinion (classé parmi les quatre premiers) en moins de deux mois. Ceci n’est pas négligeable, bien au contraire cela prouve que nous étions sur le bon chemin. Il y a eu des réalisations formidables. Et je ne peux pas manquer de saluer les efforts fournis par toutes les équipes au niveau national et régional pour leur dévouement et leur sincérité. Mais, il y a eu certainement des erreurs. Il y a eu des problèmes d’organisation, de travail d’équipe et même de choix stratégiques, et de positionnement politique.
Quelle aura été votre plus grande fierté?
Ma plus grande fierté durant toute la campagne a été l’accueil chaleureux et positif que m’ont réservé les Tunisiens de toutes catégories et dans toutes les régions lors des visites de terrain: dans la rue, dans les cafés, les marchés et partout ailleurs. J’en suis toujours ému et profondément reconnaissant.
Et votre plus grande déception?
L’opportunisme et la lâcheté de certains qui ont croisé mon chemin durant cette campagne. Heureusement qu’ils ne sont pas nombreux.
Dans l’ensemble, quels enseignements majeurs en tirez-vous?
Malgré la maturité des Tunisiens individuellement comme je l’ai signalé auparavant, au niveau collectif, les élections et la politique en Tunisie n’ont pas encore atteint le niveau de maturité qui permet un débat d’idées et une concurrence entre les projets socioéconomiques réels. Nous sommes encore à un stade où l’émotionnel est maître du jeu.
Nous y arriverons avec le temps. Mais nous devons faire attention à deux dangers. Le premier est relatif à la nécessité de dépasser et bannir les tentations des discours de la division, de la haine et de la peur. Le deuxième est relatif au risque de corruption de notre démocratie naissante par l’utilisation de l’argent pour influencer abusivement les choix électoraux, et la prépondérance des intérêts financiers dans ce processus.