Quand les partis se disputent la Patrie…
Il semble bien lointain le temps de l'euphorie des vainqueurs et de l'exaltation des bâtisseurs, celui de l'intransigeance et de la mobilisation, celui du combat acharné et sans répit pour un projet de société résolument attaché aux valeurs de Liberté et d'Egalité, et tourné vers un ordre nouveau de justice sociale et de développement équitable. Elles semblent lointaines ces heures passées à battre le pavé, à souffrir dans sa chaire, à pleurer ses martyrs et à se soulever pour que le rêve ne soit pas dévoyé.
La théorie du complot a légitimé le déni de révolution, les difficultés économiques ont justifié les velléités de restauration, la soif de revanche et de pouvoir, nourrie de mesquines ambitions, a ouvert la voie aux petits arrangements et aux grandes compromissions, et tous se réfugient derrière la doctrine salvatrice du sacro saint consensus au nom du salut national et de l'intérêt suprême du pays.
Pendant que le pays s'enfonce dans l'attentisme et la morosité, on nous impose des conciliabules médiocres pour un combat d'arrière-garde où les partis se disputent la patrie dans des conclaves nauséabonds où, pour leurs seuls intérêts, des individus prennent en otage partis et patrie.
Quoi qu'il ressort des contorsions des derniers jours et des dernières heures, un mal est irrémédiablement fait, celui de détourner le débat des fondamentaux et de brouiller la lecture du fait politique.
Qu'en est-il des fondamentaux? Le commencement de toute action politique est l'affirmation des clivages idéologiques et doctrinaux.
Sur un plan idéologique, le défi d'élaborer et d'ancrer un projet sociétal cohérent avec une vision à la fois moderniste et contemporaine, et enraciné dans l'identité culturelle populaire, au sens inclusif du terme, reste entier. Il n'a pas été relevé par l'Etat de l'indépendance qui a fait perdurer, quand il n'a pas approfondi, la rupture entre les élites progressistes et la culture populaire, cette fois-ci dans sa dimension sociologique, participant à l'atomisation sociale, aggravée par la marginalisation et les écarts de développement économique et social. Cette dimension est un préalable à tout projet de développement et de réforme, y compris économique et social. Elle détermine, au delà de toute considération comptable des forces parlementaires en présence, toute composition gouvernementale.
Lorsque l'affirmation de l'identité philosophico politique à été résolue, se pose la question clivante de la doctrine économique et sociale. C'est sur la base d'un socle doctrinal commun, ou tout au mois convergent, que le rapprochement peut s'opérer sur une plateforme de conciliation plutôt que de concession ou de renonciation. C'est le préalable pour garantir la stabilité politique dans un régime parlementaire, factuellement instable au regard du mode de scrutin adopté, et accomplir une politique de réforme radicale et audacieuse. C'est aussi le déterminant d'une vie politique démocratique et pluraliste où le moyen d'exercice responsable du pouvoir s'appuie sur une majorité absolue et non pas sur une assemblée monochrome, une chambre d'enregistrement à la gloire de la pensée unique.
Les tergiversations et les atermoiements auxquels nous avons assisté avec une affligeante impuissance ne sont que l'expression de la faillite du personnel politique, autant dans l'incarnation du renouvellement de l'idéologie politique que dans la synthèse d'une doctrine économique et sociale en phase avec les attentes de l'électorat bigarré qui l'a porté au pouvoir. À ce propos, l'interprétation du sens même du vote a été, sciemment, biaisée par une appréciation tronquée des rapports de force au sein de l'Assemblée des Représentants du Peuple, certainement à cause des arrangements de pré campagne et d'obscures contraintes et ambitions.
La démocratie représentative détermine le pouvoir à la lecture des majorités, aussi courtes soient elles. L'électorat a ré affirmé sa majorité "idéologique" et, à contre sens de la revendication révolutionnaire, a donné l'avantage à une doctrine économique et sociale à orientation plutôt libérale. Il ne reste plus qu'à en prendre acte. Il ne reste plus au parti vainqueur, avec sa majorité relative, qu’à assumer la pleine responsabilité de la composition d'une majorité, aussi courte soit elle, pour gouverner, pour affronter une opposition et pour se soumettre au jugement des électeurs au terme de la législature. Tout le reste n'est que manœuvre politicienne.
Quoi qu'il ressort des contorsions des derniers jours et des dernières heures, la responsabilité des élites politiques et intellectuelles est de s'atteler à instaurer des pratiques démocratiques authentiques qui respecte la règle du jeu de la représentativité et consacre un débat sur le fond des questions politiques et sociales. Elles ont aussi la responsabilité de renouveler la pensée politique et de construire des partis politiques capables de résister à l'épreuve du pouvoir et à l'exercice de l'opposition. Plutôt que de s'enfermer dans le passéisme, entre islam politique et Bourguibisme flétri, plutôt que de s'engoncer dans la soutane du conservatisme et du mimétisme, il est temps de se tourner vers le futur et de se draper dans la cape des précurseurs et des bâtisseurs. Encore faut-il comprendre et assumer que pour construire un monde meilleur, il faut parfois se résoudre à transgresser l'ancien.
Emna Menif