Mehdi Jomaa: Les moments forts et les autres...
Ni battu aux élections, ni désavoué par l’Assemblée, ni contraint à démissionner suite à un échec cuisant, Mehdi Jomaa quitte le palais de la Kasbah par la grande porte. Il y était entré modestement, il y a juste un an, quasi inconnu, sans un parti qui le soutient, sans une grande expérience du sérail politique, sans une pratique avérée de la gestion des affaires de l’Etat, sans une équipe qui lui était dévouée.
Parachuté en commando par le Dialogue national à la présidence du gouvernement, avec une feuille de route en quatre lignes, il était arrivé dans les dédales de ce palais historique aux secrets indéchiffrables, les tripes nouées face à l’ampleur de la mission qui lui était confiée, mais la détermination forte d’y réussir. Douze mois après, il en ressortira grandi, une grande étape de franchie sur la voie de la transition. Avec des frustrations et des ratés, sans doute, mais un bilan éloquent et trois grandes dates marqueront son parcours. Eclairages.
Les ratés, c’est surtout l’enlèvement des ordures, la propreté, la lutte contre les constructions anarchiques, le commerce parallèle, la restructuration des banques publiques et du secteur financier, la gestion de la dette des hôtels, la relance du tourisme, la gestion des entreprises et biens confisqués avec la cession de ce qui doit l’être, et d’autres dossiers brûlants.
Les frustrations, c’est essentiellement le manque de temps. Une année, c’est trop court pour aller jusqu’au bout de grands projets initiés : l’identifiant unique, la police technique et scientifique avec une informatisation poussée et des laboratoires hautement spécialisés et autres restructurations des douanes... Il s’était promis de faire arrêter et juger les assassins de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. L’enquête avance, sans aboutir. Mais, il est réconforté par d’autres motifs de satisfaction.
Dès le départ, Mehdi Jomaa savait qu’un seul grand objectif prime sur tous les autres : tenir des élections législatives et présidentielles libres, transparentes et incontestables. Une échéance majeure pour clore le processus transitionnel et installer la Tunisie dans l’étape cruciale d’après. Il y réussira. A lui seul, ce succès suffit pour garnir son palmarès. Mais, il ne pouvait pas s’en contenter.
La lutte contre le terrorisme s’impose, de son côté, en impératif salutaire. Il montera au créneau et lancera une implacable traque, avec les maigres moyens disponibles. S’il n’a pu éradiquer le phénomène, ce qui demandera, hélas, encore des années, il en réduira la menace, démantèlera de nombreux réseaux et fera avorter de sinistres stratagèmes. L’expérience tunisienne deviendra un cas d’école attentivement analysé par les puissances occidentales qui se trouvent désormais directement confrontées aux djihadistes.
Les questions économiques et les finances publiques ne pouvaient pas être reléguées au second plan. S’il ne pouvait en améliorer les indicateurs, Jomaa se devait du moins d’en arrêter l’hémorragie, de freiner leur dégradation accélérée. Pari difficile à tenir, mais il parviendra à reconquérir la confiance des bailleurs de fonds internationaux, notamment le FMI et la Banque mondiale, et à mobiliser les financements extérieurs nécessaires. Voulant aller plus loin, il montera une quarantaine de grands projets structurants qu’il présentera à une conférence internationale: «Investir en Tunisie», organisée début septembre dernier, en présence notamment des Premiers ministres français Manuel Valls, algérien, Abdelmalek Sellal, et marocain, Abdelikah Benkirane... Les bonnes intentions ne manqueront pas, la concrétisation attendra l’issue des scrutins et l’entrée en fonction du nouveau gouvernement.
Loin de baisser les bras, Mehdi Jomaa retournera à Washington, début janvier, rencontrer Christine Lagarde (FMI) et Jim Yong Kim (Banque mondiale), «pour paver la voie au nouveau gouvernement». «Décidément, la Tunisie ne cesse de nous étonner, confiera un haut responsable du FMI. Jamais nous n’avons vu à ce jour un chef de gouvernement sortant venir plaider en faveur de son successeur... ».
Le social restera cependant le parent pauvre de son action. Les relations professionnelles demeureront, malgré les augmentations salariales et autres indemnités consenties, sous fortes pressions de revendications en surenchère continue. L’Ugtt, débordée par ses bases, s’inscrira dans la demande insatiable. Jusqu’au bout, Houcine Abbassi ne désespèrera pas d’arracher pour ses encartés de nouvelles concessions, brandissant grèves et débrayages, laissant certains dirigeants syndicalistes donner libre cours à leurs revendications. Lassaad Yaacoubi, du syndicat de l’enseignement, ira jusqu’à prétendre que Mehdi Jomaa a refusé de satisfaire la centrale syndicale parce qu’elle n’avait pas accepté de soutenir sa candidature à la présidentielle! Du pur délire dans une redoutable fuite en avant.
L’autre front social, celui des chômeurs à employer et des familles démunies à prendre en charge, continuera à souffrir du manque de programmes engagés. Les régions enclavées n’ont pas encore vu des bulldozers débarquer et des grues se dresser...
Quand Mehdi Jomaa évoque son bilan, ce n’est pas ce qu’il accomplit qui doit être mis en avant, mais le pire qu’il a pu faire éviter au pays. Rien que les menaces sécuritaires suffisent pour en témoigner. C’est aussi les balises qu’il a ancrées pour paver la voie à son successeur. Les financements extérieurs obtenus en portent les empreintes.
Trois dates phares significatives
Les moments forts qui ont rythmé le mandat de Mehdi Jomaa ont été nombreux. Ses entretiens avec de grands décisionnaires qui comptent pour la Tunisie : Bouteflika, Mohamed VI, Barack Obama, Angela Merkel, François Hollande et les monarques des pays du Golfe, pour ne citer que ceux-là, ont été déterminants. L’accueil qui lui fut réservé était encourageant. Les propos sincères et directs qu’il leur a tenus et les engagements qu’il leur a présentés ont été tous respectés. Cette crédibilité était importante pour garantir leur soutien à la Tunisie.
Sur ce registre, Mehdi Jomaa n’oubliera jamais un certain vendredi 4 avril 2014. A 14 heures précises, il était introduit en grande pompe dans le Bureau ovale où l’attendait le président des Etats-Unis, Barack Obama. La veille, une cérémonie officielle lui était réservée au cimetière militaire d’Arlington où des détachements fournis des armées lui avaient rendu les honneurs. Le simple Tunisien qu’il était, quelques mois auparavant, pouvait juste se contenter d’admirer la Maison- Blanche devant ses grilles et au mieux y effectuer un tour touristique limité. Le voilà reçu en visite d’Etat, avec toute la signification et la portée de ce privilège. Du coup, il y a eu un avant et un après-rencontre avec Barak Obama ...
Deuxième temps fort mémorable, la nuit du mercredi 16 juillet 2014. A l’heure de la rupture du jeûne en ce mois de Ramadan, il est alerté d’une attaque terroriste à Henchir El Tella, au Chaambi. Il quittera immédiatement la table et foncera au ministère de la Défense à La Kasbah pour aller directement avec le ministre Ghazi Jeribi à la salle des opérations. Il assistera affligé à l’aggravation du bilan : on déplorera pas moins de 15 martyrs et une vingtaine de blessés. Sa peine est immense. Il essayera d’avertir le président Marzouki qui reviendra vers lui dans la soirée. Tout ce qui l’intéressait, c’est la date de la cérémonie funèbre à la base militaire d’El Aouina, de préférence vers midi, pour lui permettre de prononcer son oraison devant les cercueils et filer chez lui à Sousse. Il sera contrarié : point de cercueils et d’oraison, pour ne pas offrir aux terroristes l’image qu’ils cherchent le plus et ce sera au carré des Martyrs à Sidjoumi.
Le président de l’ANC, Dr Mustapha Ben Jaafar, sera plus compatissant. «Vous avez le soutien de l’Assemblée», lui assurera-t-il. Tous deux étaient déjà en mode campagne présidentielle, comme la plupart de la classe politique. Le lendemain, tôt le matin, Mehdi Jomaa recevra deux soutiens politiques majeurs: ceux de Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi. Il est déjà à la manœuvre, avec ses ministres pour s’occuper de tous les aspects...
Seul à la barre, il devait faire face à son destin et incarner l’exécutif. Face au péril qui menace la nation, il avait pris ses responsabilités, avec une bonne compréhension de ses attributions en matière de défense nationale et de sécurité. Marzouki le lui reprochera en allant jusqu’à l’accuser de dépasser ses prérogatives, voire de chercher à accaparer le pouvoir. Leur rencontre sera houleuse. Pour la première fois, Jomaa haussera le ton et demandera qu’une enquête judiciaire soit immédiatement diligentée sur la question. Face à l’insistance du chef du gouvernement et à sa détermination, Marzouki battra en retraite. Il tentera de bloquer la démission du chef d’Etat-major de l’armée de terre, la nomination de son successeur et celle du nouveau directeur général de la Sécurité militaire qu’il refusera de recevoir quand il a demandé à réunir sous sa présidence, à Carthage, le Conseil supérieur des armées... Refus courtois et argumenté. Le Conseil supérieur se tiendra, comme le stipule la loi, sur convocation du ministre de la Défense nationale et sa présidence...
Une grande décision est prise ce jour-là : la création de la cellule de crise à La Kasbah. Une structure opérationnelle permanente qui fera ses preuves et deviendra un cas d’école pour nombre de pays confrontés eux aussi au terrorisme.
Troisième temps fort, le mercredi 17 septembre 2014. Quatre par quatre, Mehdi Jomaa enjambe l’escalier d’honneur du palais de La Kasbah à 19 heures pour faire une courte halte dans son bureau avant de s’élancer vers le patio central où l’attendait la presse pour une «grande déclaration». Coupant court aux rumeurs incessantes, il confirmera qu’il ne sera pas candidat à la présidentielle. «C’est mon engagement dès le départ, c’est mon éthique», tranchera-t-il. Grand ouf de soulagement dans les états-majors politiques et chez tous les baroudeurs tentés par la magistrature suprême, et grande déception de nombreux Tunisiens et amis de la Tunisie. Jusqu’à la dernière minute, rares sont ceux qui avaient cru à cette «renonciation», affirmant que la route de Carthage lui était largement ouverte. Il leur a fallu l’épuisement de la date butoir pour le dépôt des candidatures pour s’en convaincre. Beaucoup, y compris à l’étranger parmi des chefs d’Etat et de gouvernement , n’ont cessé de lui demander après coup comment peut-il laisser échapper cette occasion et bouder son destin. Tous lui voueront respect davantage.
Trois moments phares, exceptionnels, déterminants, qui ne sont en fait qu’un bref résumé de douze mois d’une rare intensité de charges, de pressions, d’urgences, de dangers et de surprises. Avec certes quelques moments de bonheur, quand l’accalmie règne, quand les résultats sont probants, quand des injustices sont réparées, quand la lueur du regard d’un humble citoyen rencontré dans la rue ou au gré de ses sorties vient exprimer gratitude.
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