Formation des ingénieurs: un enjeu majeur de développement
Par Mohamed Naceur Ammar, Tahar Ben Lakhdar et Mohamed Jaoua
Faute d’avoir été traitée de manière essentielle depuis la réforme des années 90, la question de la formation des ingénieurs s’invite périodiquement - au travers de crises récurrentes - dans le débat sur notre modèlede développement et de formation. Il faut s’en réjouir car les revendications qu’elles soulèvent, même si elles sont le plus souvent à caractère souvent corporatistes, révèlent un malaise persistant et des déséquilibres structurels causés par une évolution non planifiée du système, et par les réponses ponctuelles, le plus souvent démagogiques et inappropriées, apportées à des questions de fond.
La nouvelle période politique qui s’ouvre est particulièrement propice à la remise à plat de ce sujet brûlant. Car il n’en va pas seulement du modèle de formation, mais du modèle développement économique dans son ensemble. Pays sans ressources naturelles, la Tunisie ne peut en effet se reposer que sur les compétences qu’elle réussit à produire pour s’assurer une place dans l’économie mondiale.Or, la dernière période prérévolutionnaire avait fait de l’université, et en premier lieu des formations d’ingénieur – très prisées car censées être professionnalisantes, un objet de négociation dans le compromis constamment recherché par la dictature avec la société. Il s’en est suivi une lente dégradation de la qualité de nos formations universitaires, et le chômage massif des jeunes diplômés que nous connaissons, sur un fond de crise larvée qui a fini par affecter le saint du saint, c’est-à-dire les formations d’ingénieur elles-mêmes.
Il est aujourd’hui plus que temps de remettre l’ouvrage sur le métier, en traitant les causes plutôt que les symptômes, car on ne guérira pas de cette fièvre en se contentant de briser périodiquement le thermomètre.
Historique d’une dérive
On ne peut comprendre la crise actuelle sans la replacer dans son contexte, notre système actuel de formation des ingénieurs étant le produit dégradé de la réforme des années 90 conduite par Mohamed Charfi. Celle-ci avait instauré le diplôme national d’ingénieur à Bac+5 (en remplacement des deux diplômes Bac+4 et Bac+6 que nous avions alors), séparé les classes préparatoires – auparavant intégrées aux écoles d’ingénieur – de ces dernières et instauré des concours nationaux pour l’accès à celles-ci, et enfin mis en place un pôle d’excellence (IPEST et Ecole Polytechnique de Tunisie) pour connecter l’ensemble aux standards internationaux.
L’objectif était de doper nos formations, tant aux plans qualitatif que quantitatif –nous ne produisions que 400 ingénieurs par an quand il en fallait 1000 ! – pour permettre à nos entreprises de relever par leur mise à niveau technologique les défis de l’ouverture des marchés et de la mondialisation.
Si la réforme des années 90 a certes permis de redresser en 20 ans la barre sur le plan quantitatif, puisque nous formons à présent quelques 5500 ingénieurs par an, dont 1200 issus des universités privées, il en va tout autrement pour ce qui est de la qualité. Il ne faut pas s’y tromper, la seule et unique raison du chômage des jeunes ingénieurs tient à la qualité de leur formation, qui n’a cessé de se dégrader durant toute cette période. Caril y aurait de l’emploi pour 10 000 ingénieurs et plus par an, de l’emploi en Tunisie ou ailleurs puisque le marché de l’emploi s’est lui aussi mondialisé et que les pays de l’OCDE sont amplement déficitaires en ingénieurs du fait du vieillissement de leurs populations à condition quela qualité de leur formation et les compétences acquises obéissent aux standards internationaux reconnus. Les entreprises qui embauchent le plus sont en effet soit étrangères soit exportatrices. Elles sont tenues à des standards de qualité sur lesquels il leur est impossible de transiger, sous peine de perdre leurs marchés.Et ce n’est certes pas en les empêchant de recruter les ingénieurs dont les compétences leur conviennent qu’elles se résoudront à recruter les autres.
La question essentielle que posent donc les élèves ingénieurs, légitimement mécontents de la situation dans laquelle ils se trouvent à l’issue d’un parcours universitaire exigeant, est donc la suivante : comment redresser la barre sur le plan qualitatif, comment rendre à nos formations d’ingénieurs - publiques comme privées - la qualité qui leur était jadis reconnue ?
Les Prépas sont-elles la panacée?
D’aucuns suggèrent que l’origine du mal serait dans la distance prise par notre système vis-à-vis du modèle de formation dit français, celui d’une prépa scientifique en deux ans suivie d’une spécialisation en trois ans. En dehors de celui-ci, il n’y aurait en somme point de salut, point de formation d’ingénieur de qualité. Passe encore qu’il faudrait dans ce cas admettre que les formations d’ingénieur anglo-saxonnes ou allemandes - qui n’y obéissent pas – seraient à passer aux pertes et profits. Ce qui n’est pas rien … Mais il faudrait aussi jeter aux orties près des 2/3 des formations d’ingénieur françaises, alors que la France est l’inventeur de ce système depuis plus de deux siècles ! Est-ce bien sérieux ?
En réalité, la formation sur ce mode concerne un profil particulier d’ingénieurs, celui des ingénieurs appelés à assumer rapidement des fonctions d’organisation et de management dans l’entreprise. Leur formation est basée sur une solide culture scientifique (qu’apporte la prépa), une spécialisation légère, et une parfaite maîtrise des « soft skills » (outils de gestion et de communication, compétences économiques et sociales, etc.) qui leur permettront d’organiser et de diriger. Des ingénieurs de ce type, il en faut certes dans toute entreprise … mais en petit nombre, faute de quoi on aboutirait à une armée mexicaine uniquement composée de généraux. La diversité des métiers de l’ingénieur par la fonction d’une part, et les profils des étudiants à l’admission d’autre part, est à l’origine de celle des filières de formation à travers le monde. A côté des profils issus des prépas, la grande masse des ingénieurs doit quant à elle être composée par des ingénieurs qui assurent et organisent la production, assurent la maintenance de son outil, font évoluer les procédés, prennent en compte les demandes des clients et les traduisent dans les produits, innovent et créent de nouveaux produits et services, etc. Ces ingénieurs, la Tunisie en formait avant les années 90, mais en fort petit nombre. Car elle les formait par l’échec (ceux qui échouent en Bac+6 étant « recyclés » en Bac+4), ce qui n’était pas vraiment valorisant. Pas plus que leur statut dégradé, avec ce plafond de verre qui leur interdisait toute évolution vers des fonctions d’organisation et de management. Des ingénieurs de second plan en somme, ou des « super-techniciens »… Cette situation conduisait nombre d’entre eux, dont la fonction est pourtant essentielle à la production, à déserter celle-ci pour rechercher de perspectives de carrière plus stimulantes. En unifiant la durée des formations et les diplômes, la réforme des années 90 avait pour objectif de donner à tous les ingénieurs la même dignité et les mêmes perspectives, tout en reconnaissant les différences entre leurs formations. Et de favoriser ce faisant la diversité des profils des ingénieurs à la sortie des écoles afin de satisfaire les besoins tout autant diversifiés du monde industriel.
Encore aurait-il fallu que nos écoles d’ingénieur jouent le jeu, qu’elles se spécialisent, que certaines d’entre elles investissent ce terrain de la formation d’autres profils d’ingénieurs. Là, toutes ont préféré se positionner sur le même créneau – réputé le plus « noble », sinon le seul noble - des ingénieurs sortant du même moule des prépas. Oubliant qu’« il n’y a pas de sot métier …»
Au-delà de l’absurdité de ce positionnement unique, la place écrasante que ce choix a ménagée au système de prépa a contribué à creuser sa propre tombe. Car d’une part, les étudiants orientés en masse vers la prépa n’ont pas tous les qualités d’abstraction pour y réussir. Les quelques 18 instituts préparatoires aux études d’ingénieur ne recrutent pas au même niveau, certains d’entre eux admettant des bacheliers très moyens et démotivés en plus. D’autre part, les moyens n’ayant pas suivi les effectifs, les prépas publiques ont peu à peu évolué vers des classes qui n’ont de prépa que le nom. Les professeurs agrégés dont la mission essentielle est d’encadrer des petites classes pour la totalité de la matière les ont désertées, remplacés par des enseignants universitaires voire des contractuels souvent inexpérimentés sinon en formation, dont les services ne couvrent qu’une partie des horaires de chaque matière. Les matières ont été segmentées et les mini-amphis ont remplacé les petites classes. La préparation aux oraux (colles) a fait long feu, avant que les épreuves orales des concours disparaissent à leur tour. Bref, tout ce qui faisait le succès et la spécificité des classes prépa a été peu à peu abandonné au profit d’un système universitaire dégradé. Quant à la prépa d’excellence de l’IPEST, qui était censée tirer l’ensemble du système vers le haut par le biais d’une émulation du système français, elle s’est transformée en fournisseur « Offshore » quasi exclusif des écoles françaises suite à la multiplication débridée des concours français auxquels le succès ouvrait le droit à une bourse. « Et voilà pourquoi votre fille est muette ! », aurait dit Molière.
Sur un autre plan, alors que les programmes des classes préparatoires aux grandes écoles en France ont beaucoup évolué depuis 20 ans, grâce à des réformes successives initiées par la commission amont de la conférence des grandes écoles, et pilotées par l’inspection générale de l’éducation, il n’en a rien été en revanche en Tunisie. Nos programmes sont restés quasiment figés tout en échappant au contrôle des écoles d’ingénieurs censées les adapter à leurs besoins. Jointe à l’hétérogénéité des niveaux des élèves, l’inadéquation des programmes au regard des qualifications attendues à la sortie des écoles d’ingénieurs qui en est résultén’a pas peucontribué à la déformation de l’objectif initial du concours national. D’un instrument censé sélectionner les candidats par le niveau, il s’est vite réduit à un outil de remplissage d’une capacité avec un nivellement patent par le bas au point que près de 80% des admis ont une moyenne comprise entre 5 et 8 (voir les résultats du concours MP 2014).
Pour ce qui est de la nécessaire diversité des formations, et puisque la nature a horreur du vide, le système public atout de même été contraintde créerquelques nouvelles institutionsfonctionnant en dehors du schéma des prépas pour tenter de faire face aux demande, amont comme aval. Au premier rang de ces institutions figurent l’INSAT et ses ersatz, les ISSAT notamment.Le secteur privé s’est quant à lui naturellement positionné sur ce créneau offrant des débouchés considérables en termes d’emploi, tout en étant moins concurrentiel du fait de la quasi absence du secteur public.
Il est temps aujourd’hui de sortir de cette pensée unique, et de repenser l’ensemble du système en y ménageant une place pour chaque modèle de formation, dans la complémentarité et le souci des besoins des entreprises. La qualité de la formation et les compétences acquises à l’issue du processus devant constituer les seuls éléments déterminants.
La qualité certes … mais comment ?
Mais quand on en vient à parler qualité, la première question est de savoir qui peut en être juge.Or, comme dans tout marché, le client est roi. Et dans l’univers de la formation universitaire, ce client est l’entreprise qui embauche – ou n’embauche pas ! – les diplômés qui se présentent à elle. Ce client est apte à se forger une opinion, souvent de manière empirique – au travers d’essais et d’erreurs –sur la qualité des formations de chaque institution.
Toutefois, si son jugement est déterminant, le marché de l’emploi n’est pas en mesure de poser les règles et les processus qui conduisent à la qualité. Il est donc indispensable de faire place à un système de régulation qui préserve les labels et les standards, et qui garantisse la conformité à des référentiels de qualité bien établis.
Il n’est pas utile à cet égard de réinventer la roue. La réponse apportée à cette question par la plupart des pays développés, c’est l’accréditation des formations d’ingénieur en amont par des organismes indépendants, composés de professionnels de la formation et des entreprises. De cette manière, le titre d’ingénieur diplômé est protégé dans les pays développés par ces organismes d’accréditation.
L’accréditation est un acte technique de vérification de la conformité d’une formation avec un référentiel de qualité. Les organes d’accréditation les plus connus au niveau mondial sont l’ABET aux Etats-Unis « American Board for Engineering and Technology », la CEAB « Canadian Engineering AccreditationBoard » au Canada, la CTI « Commission des Titres d’Ingénieur » en France, l’ASIIN en Allemagne, l’IET « Institution of Engineering and Technology » au Royaume Uni, etc. L’ABET et la CTI datent des années 1930.
L’accréditation ne doit toutefoispas être confondue avec l’habilitation, acte administratif par lequel les pouvoirs publics autorisent un établissement – public ou privé - à dispenser cette formation et à délivrer un diplôme. Le plus souvent en revanche, l’habilitation est subordonnée à l’accréditation.
Pourquoi des organismes d’accréditation indépendants diriez-vous ? Parce que l’état, qui est en Tunisie le principal opérateur des formations d’ingénieur, ne peut en aucun cas être le juge impartial de leur qualité. En particulier de la qualité de ses propres formations, puisqu’il y est soumis à des pressions sociales et syndicales qui lui interdiraient de renoncer à certaines d’entre elles même si elles n’obéissaient pas – et de manière durable – aux standards exigéspour leur accréditation.
Seule la création d’une Instance Nationale pour l’accréditation des formations d’ingénieur, qui constitue une urgence et la clé de voûte de toutes les réformes à mener, estdonc susceptible de protéger durablement le titre d’ingénieur diplômé d’une part, et d’amorcer un processus d’amélioration continue de la qualité dans tous les établissements publics et privés d’autre part.Le nouveau gouvernement semble avoir pris la mesure de l’urgence, et c’est de bon augure pour l’avenir des formations d’ingénieur, et par là mêmepour le redémarrage économique de notre pays.
M.-N. A., T. B.-L., M. J.
20Février 2015
Mohamed Naceur Ammar
- Ancien élève de l’Ecole Polytechnique et ingénieur civil des Mines Paris-Tech
- Docteur en Génie des procédés, Professeur
- Directeur-fondateur de l’Ecole Supérieure des Communications de Tunis
- Ancien Ministre des Technologies de la Communication
- Directeur scientifique et membre fondateur d’ESPRIT
Tahar Ben Lakhdar
- Docteur es-sciences physiques, Professeur
- Directeur-fondateur de l’Institut Préparatoire aux Etudes d’Ingénieurs de Nabeul, de l’Institut Supérieur des Techniciens de Nabeul, de l’Ecole Supérieure des Postes et des Télécommunications de Tunis, de la Mission Universitaire à Paris
- Responsable de la mise en place du réseau des ISET
- Ancien PDG de l’Agence Tunisienne de la Formation Professionnelle
- Président-fondateur d’ESPRIT
Mohamed Jaoua
- Docteur es-sciences mathématiques, Professeur
- Directeur-fondateur de l’IPEST et de l’Ecole Polytechnique de Tunisie
- Directeur-fondateur du Laboratoire de modélisation mathématique et numérique dans les sciences de l’ingénieur (ENIT-LAMSIN)
- Membre fondateur de Polytech’Nice-Sophia (Université de Nice-Sophia Antipolis)
- Vice-président de l’Université Française d’Egypte
- Membre fondateur d’ESPRIT
(1) Professeur d’Université, Directeur scientifique d’Esprit
(2) Professeur d’Université, Président-fondateur d’Esprit
(3) Professeur à l’Université Nice Sophia Antipolis, vice-président de l’Université Française d’Egypte